Rocío Márquez / Proyecto Lorca / Raül Refree : "Firmamento"

dimanche 8 octobre 2017 par Claude Worms

Un CD Viavox Production, 2017.

+ un livret de Pedro G. Romero (36 pages) / photographies de Celia Macías et Alex Rademakers / design de Eider Corral

Collages et contrastes...

Malgré son parti-pris résolument expérimental, le dernier album de Rocío Márquez, "Firmamento", ne surprendra sans doute pas celles et ceux qui ont suivi les épisodes précédents de sa discographie. Elle avait déjà travaillé avec le producteur Raül Refree pour l’opus précédent (El Niño), auquel avait également collaboré Pedro G. Romero pour la direction artistique - il signe ici un guide d’écoute d’écriture elle aussi légèrement expérimentale.

C’est sans doute son insatiable curiosité musicale, qui l’avait déjà conduite à élaborer un magnifique programme de chant flamenco et baroque avec le gambiste Fahmi Alqhai et le percussionniste Agustín Diaserra (Diálogos de viejos y nuevos sones), qui est à l’origine de sa rencontre avec le trio "Proyecto Lorca" (Daniel Borrego Marente, piano / Juan M. Jiménez, saxophones / Antonio Moreno, percussions). Un tout autre contexte musical que celui de "Diálogos de viejos y nuevos sones" : il s’agirait plutôt ici d’un dialogue avec la musique (ou le jazz, c’est tout un...) contemporaine, le trio étant l’un des partenaires attitrés d’Israel Galván.

C’est dans le cadre du programme accompagnant les représentations de "El público" de Mauricio Sotelo à l’ Opéra de Madrid que Rocío Márquez et Proyecto Lorca ont conçu un concert créé le 28 février 2015. Intitulé "Rito y geografías para Federico García Lorca", il comprenait entre autres trois suites basées sur quelques-unes de "Canciones populares antiguas" harmonisées et enregistrées par Lorca (piano) et La Argentinita (chant) en 1931, dont les captations en public constituent les trois dernières plages de "Firmameno" : "Suite I. Nana de Sevilla", "Suite II. Anda, jaleo" et "Suite III. Sones de Asturias". L’esthétique du collage mise en œuvre pour ces trois pièces doit sans doute beaucoup à la culture musicale des musiciens du trio et de Raül Refree, mais aussi aux compositions d’Enrique Morente - nous pensons ici surtout à son dernier album, "Pablo de Málaga" (Pablo de Málaga). Rappelons à ce propos qu’en 1993 Mauricio Sotelo, unique élève de Luigi Nono, avait fait appel à Enrique Morente pour chanter une oeuvre basée sur les "Tenebrae Responsoria" de Tomás Luis de Victoria lors de la Semana de Música Religiosa de Cuenca. Morente travailla ensuite avec le compositeur pour l’opéra "El teatro de la memoria" (sur l’exécution de Giordano Bruno), qui devait être monté à Vienne en 1998. Un jour que nous l’avions rencontré par hasard à Madrid, le cantaor nous salua par ces mots : "El mundo es un pañuelo"...

Proyecto Lorca pratique donc le collage en contrastes abrupts, horizontaux et verticaux, de toutes natures - de dynamiques, de hauteurs et de durées conjointement (brefs motifs mélodiques staccato dans les aigus sur longues résonances de timbales dans les graves par exemple), de textures instrumentales et d’ambiances sonores - du rauque tellurique au populaire enjoué. Si la "Suite II" comporte une référence explicite au "Liberation Music Orchestra" de Charlie Haden, c’est en fait toute la musique du trio, du moins telle que nous l’entendons sur cet album, qui est à l’évidence tributaire du style de "Escalator over the hill" (1971) et autres "Dinner Music" (1977) de Carla Bley. Les musiciens y ont d’autant plus de mérite que leur effectif est réduit, même si Juan M. Jiménez déploie une large gamme de saxophones (du soprano au baryton) et si Antonio Moreno dispose d’un arsenal imposant de percussions (batterie, timbales, congas, bongos et marimba - ce dernier a une présence particulièrement importante dans les orchestrations).

La, ou plutôt les voix de Rocío Márquez habitent ces gouffres sonores avec la versatilité indispensable à ce contexte : de la récitante ("Gritos sordos", "Suite I")... à la cantaora, tour à tour délicatement mélismatique "alla Pepe Marchena", virtuose de la modulation façon Enrique Morente, ou même parfois adepte de la manière jérézane dans la saeta por siguiriya et la première siguiriya de "Firmamento" (la pièce, pas l’album) - dans ce cas, ses attaques incisives suppléent à la puissance qui lui fait défaut. Entre ces extrêmes, elle peut se faire chanteuse populaire ou, bien que ce rapprochement puisse sembler incongru à première vue, "diseuse" au sens de la grande tradition française du Café Concert, d’Yvette Guilbert à Barbara - cette dernière pour l’art de chanter sur le fil de la fragilité et de la rupture (par exemple dans "Dulce tiranía", une romance composée et publiée à Paris par Salvador Castro de Gistau dans son "Journal de musique étrangère pour la guitare ou lyre, rédigé par Castro", qui connut un franc succès entre 1802 et 1810).

C’est que les thèmes essentiels du disque sont eux aussi violemment contradictoires, du moins en apparence. La "Suite I" associe ainsi la naissance (la vie) à la mort. Une citation du premier lied de la quatorzième symphonie de Shostakovich (sur le poème "De Profundis" de Federico García Lorca, du cycle "Gráfico de la Petenera", "Poema del Cante Jondo") y précède les nanas harmonisées par García Lorca, d’abord sur fond de timbales et saxophones (cf. ci-dessus), puis en dialogue voix / piano proche de la partition originale, avant qu’un léger ruissellement de marimba n’amorce la petenera de Juan Breva (en duo voix / marimba, puis en trio avec saxophone). La letra reprend l’association des deux thèmes ("Niño que duermes tranquilo [...] que no te falte, de tus padres las sonrisas"). Après un bref interlude funèbre (saxophone / piano), Rocío Márquez, accompagnée du seul piano, récite une épitaphe et conclut par un ¡Ay ! glaçant a cappella.

Les dix pièces qui précèdent peuvent être comprises comme un long périple entre ces deux pôles, associés à des drames malheureusement bien contemporains : la "violencia de genero", l’émigration, les désastres écologiques... Rocío Márquez a écrit certains des textes, et commandé les autres à María Salgado, Christina Rosenvingue et Isabel Escudero - une seule exception, les bamberas "Destierro" (Santa Teresa de Jesús), une superbe relecture de la composition d’Enrique Morente (de l’album "Morente. Lorca", Virgin 8470302, 1998). Un florilège d’écriture au féminin dont voici quelques exemples :

"El reloj sigue su ritmo

y presiona con su son

que solo cede a pararse

cuando levanto la voz."

"Gritos sordos", milonga - Rocío Márquez

"Ay esta cabeza mía

qué rápido pierde el centro,

que aunque conozca la piedra

vuelvo a toparme de nuevo,

por la estancia de tu ausencia

que me devuelve recuerdos."

"Alegrías y pesares", bulería - Rocío Márquez

"¿Cómo sería

si cambiaran los papeles

que nos repartió la vida ?

Compasión para el opresor

y abundancia para el pueblo

que por miedo se calló.

..........

Voces que no digan nada

callen o aprendan a hablar,

que con la que está cayendo

no hay tiempo pa divagar."

"Voces", alegrías - Rocío Márquez

"Al centro de la sal muerta

está la Virgen de Verdes

al centro de la sal muerta

Patrona de Balsa Sola

sola fuente flor de muerte

está la Virgen de Verdes.

..........

La Balsa número 7

la 6, la 8 y la 9

ya están para rebalsar

que ni el barquillo caronte

se les atreve a cruzar."

"Son flúor tus ojos", fandangos de Huelva - María Salgado

"Con la espada de mi padre

de testigo bien presente

despierto rosa cortada,

la luna en cuarto creciente.

..........

El que me ha cortao el tallo

era labio, luego diente.

Le gusté potra salvaje

ahora me quiere obediente."

"Almendrita", romance - Christina Rosenvinge

"Cómo relucen

cómo relucen, cómo relucen,

por la Puerta del Sol

sirios y andaluces,

malagueños y gatos,

cada uno grita en su lengua :

la desgracia se hace canto.

..........

Arando, arando

queja de la tierra

que me brota en canto.

Herida abierta, herida abierta

de guerra antigua

que ni se acuerda.

..........

Respiras por la herida del pueblo

que tú sólo te dueles, si yo

me duelo

mientras tanto, mientras tanto,

Europa escribe leyes de barro

y van muriendo gente de dios..."

"Si yo me duelo", caracoles - Isabel Escudero

La "Suite III. Sones de Asturias", à fort contenu social, est l’épilogue musical du 5 juillet 2012. Ce jour-là, Rocío Márquez descendit dans le puits de Santa Cruz del Sil (León) pour soutenir les mineurs qui y étaient enfermés depuis quarante-cinq jours pour s’opposer à la fermeture de la mine, et y chanta une minera basée sur une composition du mineur et cantaor Alfonso Paredes "Niño Alfonso". La minera (duo chant / saxophone) est suivie de chansons populaires asturiennes, dont un chant républicain de la Guerre Civile, sur un accompagnement évoquant la jota, puis des "asturianadas" adaptées por bulería par La Niña de los Peines - "Tierra y centro" est une autre version du même thème, traité fort différemment, avec notamment un délicat dialogue voix / marimba sur les premiers tercios de la minera. Risquons une interprétation hasardeuse : le marimba pourrait figurer le ruissellement des eaux souterraines, et le saxophone rugueux mêlé à quelques échos profonds des percussions la dureté minérale.

Il arrive en effet que les arrangements instrumentaux soient plus ou moins illustratifs. C’est le cas par exemple de la ritournelle naïve de piano qui accompagne les tangos "El primer rayo de luz", chantée de manière volontairement légère, presque comme une chanson (ce que soulignent les "le, le, le..." des chœurs). Les letras évoquent des souvenirs d’enfance, raison pour laquelle, peut-être, Rocío Márquez y fait quelques emprunts mélodiques à des fandangos de Huelva - rappelons qu’elle est née à Huelva.

De même, les savoureuses milongas sont accompagnées par les riffs rythmiques très caribéens du seul saxophone, inspirés de Paquito D’Rivera, tandis que les bulerías et les alegrías, dont les mélodies revêtent progressivement un caractère hymnique sur tempo lent, sont soutenues par un piano volontiers rhapsodique avant que le saxophone ne les portent vers des climax quasi symphoniques. Le véhément cambio de Manuel Molina cher à la cantaora, qui conclut la suite de siguiriyas, est le prétexte d’un déferlement instrumental "free", très (trop ?) attendu et entendu depuis "Omega" et "Guern-Irak" d’Enrique Morente.

Les fandangos de Huelva (Encinasola, Cabezas Rubias, Valverde, El Cerro de Andévalo et Calañas), magnifiquement chantés par Rocío Márquez (ce n’est pas une surprise) sont aussi une belle démonstration de l’imagination de Proyecto Lorca pour la variété des arrangements : introduction par le piano dans le style de la musique de salon hispanique de la fin du XIX siècle (les anglais qui détenaient les compagnies minières de Río Tinto avaient en effet transformé le folklore de la région en musique de divertissement pour la bonne bourgeoisie locale, et publié des transcriptions pour piano et chant) / intermèdes suivants figurant les groupes instrumentaux populaires / deuxième cante avec des chœurs polyphoniques qui auraient réjoui Morente / troisième cante a cappella avec "réponses" vigoureuses du saxophone et des percussions / les mêmes réponses sont superposées au chant pour le quatrième fandango, avec une entrée discrète du piano sur la coda / un silence remplace l’intermède instrumental avant le cinquième fandango, accompagné à nouveau par le piano salonard de l’introduction, façon boîte à musique.

Enfin, l’ensemble de l’album est sous-tendu par le contraste entre un travail archéologique sur les origines populaires du flamenco (le fameux "proto-flamenco" de la première moitié du XIX siècle) et le traitement musical résolument contemporain de ces sources - une problématique déjà mise en œuvre, chorégraphiquement, dans le spectacle "... aquel Silverio" du Ballet Flamenco de Andalucía (... aquel Silverio). C’est là le fil conducteur de la "Suite II", qui suit la succession des airs à danser et autres tonadillas sur un même patron rythmique, depuis le désormais célèbre "Polo del contrabandista" de Manuel García (1804) jusqu’aux "Canciones populares antiguas" de Lorca, en passant par... le "Liberation Music Orchestra" et le "Olé" de John Coltrane (d’où sans doute la synthèse "El Vito" / "Anda, jaleo" à laquelle se livre Juan M. Jiménez). De même, si les caracoles respectent bien les modèles mélodiques successifs de la suite de "pregones" conçue par Antonio Chacón, le rythme et l’arrangement évoquent plutôt le chotis madrilène que le compás des cantiñas : une référence sans doute à la "Gran calle de Alcalá" de l’une des letras traditionnelles, paraphrasées par Isabel Escudero (cf. ci-dessus), mais aussi à quelques-uns des airs dont s’est inspiré Chacón (la tonadilla "Geroma la castañera" (1844), de Mariano Soriano Fuertes, ou encore la "canción andaluza "La Castañera" (1847), de Nicolás Fernández) - ce qui n’empêche pas l’arrangement "d’époque" (piano seul) de faire progressivement place à un violent martèlement homorythmique des trois instrumentistes, les caracoles s’achevant ainsi en Danse Macabre.

"Firmamento" est un disque exigeant et dérangeant, qui ne se livre pas dès la première écoute et ne laissera personne indifférent - comme toute œuvre d’art.

NB Rocío Márquez présentera "Firmamento" à Paris, au Théâtre des Abbesses, le 7 novembre prochain à 20h30.

Claude Worms

Galerie sonore 1 : extraits de "Firmanento"

Si yo me duelo (Caracoles)
Suite I. Nana de Sevilla

"Si yo me duelo" (Caracoles)

"Suite 1. Nana de Sevilla"

Galerie sonore 2 :

1) Références musicales de la "Suite 1. Nana de Sevilla"

Le livret mentionne également un "plantu" corse, une berceuse berbère et un chant funèbre serbe que nous avouons de pas avoir identifiés.

"Nana de Sevilla" : "Canciones populares españolas" de Federico García Lorca - chant : Encarnación López "La Argentinita" / piano : Federico García Lorca. Extrait d’une série de cinq 78 tours Gramófono, 1931.

Nana de Sevilla

Dmitri Shostakovich : Symphonie n° 14, opus 135, 1er mouvement ("De Profundis"). Créée le 29 septembre 1969 sous la direction de Rudolf Barchaï, il s’agit plutôt d’une suite de onze lieder avec orchestre que d’une symphonie, dans la lignée de Mahler et Schoenberg. Les deux premiers mettent en musique deux poèmes de Federico García Lorca, issus de deux cycles du "Poema del Cante Jondo" ("De Profundis", du cycle "Gráfico de la Petenera", puis "Malagueña", du cycle "Tres ciudades"). Suivent six poèmes de Guillaume Apollinaire, un de Wilhelm Küchelbecker et deux de Rainer Maria Rilke.

Extrait de l’intégrale EMI des symphonies de Shostakovich (15 CDs, 2006). Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks sous la direction de Mariss Jansons / basse : Sergei Aleksashkin.

"De Profundis" - Symphonie n° 14 - Shostakovich

Peteneras - chant : Juan Breva / guitare : Ramón Montoya. Extrait d’une série de cinq 78 tours Zonophone, 1910 (n° de catalogue pour les peteneras : 552141).

Peteneras

2) Références musicales de la "Suite II. Anda, Jaleo"

Manuel García : "Caballo. Yo que soy contrabandista". N° 11 de l’opéra comique "El poeta calculista" (1804). Extrait du double CD "Manuel García. "El poeta calculista". Tonadillas", Almaviva DS-0144, 2006. Orchestre "Ciudad de Granada" sous la direction de Andrea Marcon / Ténor : Marc Tucker

Yo que soy contrabandista

Charlie Haden Liberation Music Orchestra : triptyque "El quinto regimiento / Los cuatro generales / Viva la quince brigada". Arrangement : Carla Bley

Extrait de l’album "Liberation Music Orchestra", LP Impulse ! AS 9183, 1970.

Personnel : Perry Robinson, clarinette / Gato Barbieri, saxophone ténor et flûte / Dewey Redman, saxophones alto et ténor / Don Cherry : cornet et flûtes / Michael Mantler, trompette / Roswell Rudd, trombone / Bob Northern, cor / Sam Brown, guitare / Carla Bley, piano / Charlie Haden, contrebasse / Paul Motian, batterie.

Quelques uns des grands musiciens du jazz d’avant-garde des années 1960 - 1970, pour un album clairement "engagé" (il comporte également une version de l’emblématique "We shall overcome" de Pete Seeger et "Song for Che" de Charlie Haden). Notons que l’évocation de la guitare flamenca par Sam Brown n’est pas un fait isolé dans le jazz de l’époque. Jay Berliner se livre au même exercice pour la suite "The black saint and the sinner lady" de Charles Mingus (LP Impulse ! AS-35, 1963).

El quinto regimiento

John Coltrane : "Olé", une longue composition basée sur "El Vito".

Extrait de l’album "Olé" (LP Atlantic SD 1373, 1961).

Personnel : John Coltrane, saxophone soprano / Freddie Hubbard, trompette / George Lane, flûte / McCoy Tyner, piano / Art Davis et Reggie Workman, contrebasse / Elvin Jones, batterie.

Olé

Si yo me duelo (Caracoles)
Suite I. Nana de Sevilla
Nana de Sevilla
"De Profundis" - Symphonie n° 14 - Shostakovich
Peteneras
Yo que soy contrabandista
El quinto regimiento
Olé




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