Un mois à la Fondation Cristina Heeren

Stage intensif de cante (juillet 2016)

mardi 19 juillet 2016 par Chloé Paola Houillon

"A la escuela se va" (Pepe de la Matrona). Ce qui devrait être une évidence a longtemps été considéré avec suspicion, sinon par les artistes, qui savent à quoi s’en tenir, du moins par la majorité des aficionados et des "flamencologues" patentés. Cette situation évolue fort heureusement depuis deux décennies, et le flamenco fait enfin l’objet d’un enseignement académique, nullement contradictoire avec la transmission orale, dans un nombre croissant de conservatoires et d’écoles privées. Créée en 1993 à Séville, la Fundación Cristina Heeren est l’une des institutions pionnières de la pédagogie flamenca, et incontestablement l’une des meilleures.

Crisina Heeren

Passionnée de musique et de flamenco, Chloé Paola Houillon est l’auteur d’un mémoire de master de philosophie sur le flamenco et la théorie de la musique de Jean-Jacques Rousseau, dont nous avons publié un résumé - Le flamenco : vitalité et limites de la pensée de Jean-Jacques Rousseau . Après une première formation avec Maguy Naïmi pour le cante et Claude Worms pour la théorie, elle s’est perfectionnée lors d’un stage à Séville avec Laura Vital organisé par le conservatoire de Milly-la-Forêt. Depuis le début du mois de juillet, elle suit l’un des cursus d’été de la Fundacíón Cristina Heeren : cante, compás et palmas, et théorie.
Elle nous raconte son expérience.

Fundación Cristina Heeren

Les premiers pas dans l’école (première semaine)

Au matin du lundi 4 juillet 2016, une trentaine de personnes de tous âges et venues du monde entier se retrouvent à Séville, devant la grille de la Fundación de Arte Flamenco, "la Christina Heeren". Beaucoup sont espagnols, venant des quatre coins de l’Espagne, depuis Barcelone jusqu’aux petits villages d’Estrémadure. D’autres sont suisses, belges, français, étatsuniens, hollandais, turcs, japonais, italiens, marocains, israéliens... Certains sont très jeunes, 15ans, d’autres sont sexagénaires...
Tous viennent pour apprendre à danser, jouer ou chanter flamenco.

Nous recevons en arrivant un emploi du temps très complet qui varie en fonction des disciplines. Je reçois deux emplois du temps, celui du cursus de chant flamenco basique :

Et celui du cursus de chant flamenco intermédiaire / avancé :

La répartition des élèves se fera lors de ce premier jour.

Après une brève présentation en anglais et espagnol par le directeur de la fondation, Fernando Iwasaki, le premier cours commence : "Introduction au flamenco", enseigné par Pepa Sánchez. Ce cours commun au trois disciplines et à tous les niveaux dissipe ma crainte de ne pas réussir à comprendre la langue : le professeur est très clair, parle lentement, et répète parfois en anglais pour assurer la compréhension de tous. C’est le cours qui, pour moi, sera le plus facile d’accès, car il se rapproche d’un cours magistral d’université - si ce n’est que nous y sommes plus actifs en posant des questions, en répondant aux questions et en chantant les bases mélodiques des cantes étudiés. Il s’agit d’étudier l’histoire du flamenco et les principales familles de cante : tonás, siguiriyas, fandangos... Je suis réellement enchantée par ce cours qui, bien que plus théorique que pratique, est mené de manière dynamique, avec une grande richesse de documentation sonore et visuelle.

Pour le cours de technique vocale qui suit, nous sommes séparés des danseurs et guitaristes. C’est là que je vais découvrir les voix des autres stagiaires : nous commençons par chanter chacun quelque chose, du flamenco pour la majorité.
Je suis d’emblée impressionnée par le niveau de tous les stagiaires espagnols : le timbre de la voix, les ornements, les jeux rythmiques des palmas, c’est déjà du flamenco ! Les derniers à chanter sont les "non-espagnols" dont je fais partie. Il y aura une division presque inévitable (ne serait-ce qu’à cause de la langue) entre les élèves espagnols et les autres. Le professeur, María José Pérez, le fait remarquer : les "non-espagnols" ne placent pas leur voix au même endroit que les espagnols. Cependant, elle est surprise par mon placement vocal qui, quand je chante, est, selon elle, au bon endroit pour chanter le flamenco.

Manuela Barrios / Photo : Fundación Cristina Heeren

Je vais découvrir dans ce cours qu’il existe un réel travail de technique vocale pour le flamenco, qui a de nombreux points communs avec un travail de technique vocale classique. Les enseignants n’auront de cesse que de démythifier le flamenco : c’est un genre musical qui nécessite énormément de travail et d’entraînement.

Après une pause de trente minutes, pendant laquelle nous nous retrouvons entre stagiaires au café voisin, débute le cours de cante. Le premier cours du stage permet de diviser la classe de chant en deux groupes. En effet, même le cursus dit "basique" n’est pas véritablement pensé pour de réels débutants. On ne compte que quatre stagiaires totalement débutants, et ils se disent complètements perdus. Les deux professeurs de cante, María José Pérez et Lidia Montero, me laissent le choix entre les deux groupes. Je choisis finalement le cursus des moins avancés en chant, ce qui me permettra de suivre le cours de "compás" que n’ont pas les plus avancés et d’étudier les palmas. Finalement, le cursus "básico" de chant réunit les non-espagnols, à une exception près, tandis que le cursus intermédiaire / avancé ne compte que des espagnols.

En quatre cours de cante d’ une heure trente, nous apprenons une alegría. Durant ce cours, l’enseignante m’a souvent reproché d’avoir trop de vibrato dans la voix et m’a demandé de chanter de manière plus "lisse" (liso). Je n’entendais alors pas vraiment ce "vibrato" et surtout, en l’écoutant chanter j’avais l’impression que sa voix vibrait tout le temps et qu’aucune de ses notes ne se maintenait, toujours "entre deux". Finalement, je crois que ce qu’elle prenait pour un vibrato n’était qu’un manque d’assurance puisque qu’une fois l’alegría bien apprise, elle m’a dit qu’il avait disparu.

Nous finissons la journée avec le cours de compás auquel je tenais à assister. Il est presque exclusivement fréquenté par les non-espagnols, réunissant les niveaux basiques des trois disciplines : chant guitare et danse. C’est le cours que je trouve le plus difficile : assuré par la professeur de danse Manuela Barrios, il demande une grande maîtrise corporelle et une bonne aisance en dissociation. Nous apprenons les manières d’accompagner précisément le tango et la bulería, avec les mains mais aussi avec les pieds. L’enseignante décompose vraiment bien les exercices, nous permettant une réussite progressive... à condition de travailler un peu en dehors du cours !

Palmas 2
Palmas 1

La première semaine a été marquée, je crois, par la prise de conscience de l’extrême difficulté du flamenco - et ce pour toutes les disciplines. Le troisième jour a été particulièrement décourageant pour moi, la découverte des deux premiers jours laissant alors place à la fatigue et aux difficultés. Au début de la semaine, je n’arrivais pas à comprendre certains professeurs qui parlent très vite avec un accent prononcé. Écouter et parler dans une langue qui n’est pas la sienne demande beaucoup de concentration et d’énergie. De plus les enseignants sont réellement exigeants et cherchent à nous amener au meilleur niveau possible en un minimum de temps, autrement dit en un mois.

Mais le travail et l’immersion finissent par porter leurs fruits : au cinquième jour de cours, je comprends de mieux en mieux l’espagnol avec de moins en moins de concentration ; je maîtrise une alegría, assure les différentes palmas du tango et quelques "remates", ainsi que les palmas de la bulería classique et de celle de Jerez.

Une première semaine donc très riche en apprentissages, mais aussi en émotions !


Pepa Sánchez / Foto : Fundación Cristina Heeren

Entrevista a Pepa Sánchez

Chloé Paola Houillon es estudiante de Master 2 de filosofía en París y había realizado un trabajo de investigación para el Master 1 sobre la relación entre el flamenco y la filosofía de Juan Jacobo Rousseau (véase nuestro artículo en Flamencoweb : Le flamenco : vitalité et limites de la pensée de Jean-Jacques Rousseau). Es aficionada al cante y se ha matriculado en la Fundación Cristina Hereen de Sevilla para el curso de julio 2016. Ha entrevistado para nuestra web a Pepa Sánchez, profesora en la Fundación. Da una clase de iniciación al flamenco para los estudiantes del curso. Chloe le pide que defina su profesión y le pregunta si es una flamencóloga :

Pepa Sánchez : Bueno… yo soy una estudiosa del flamenco, me gusta más esa palabra… yo soy investigadora, acabo de terminar mi doctorado en flamenco y lo he hecho por puro placer de conocer y de profundizar, pero mi experiencia como profesora y especialmente en esta escuela a mí me gratifica mucho porque me permite enseñar de una manera práctica cosas que a nivel teórico son difíciles de explicar. El flamenco a nivel sólo teórico es casi nada. No se puede… no se completa realmente… entonces ¿cómo defino mi profesión ? Quizás… no puedo separar mi interés de estudiar y el de enseñar, y enseñar más allá de lo que está en los libros es una de mis pasiones…

C.H. : Y de manera viva..

P.S. : … de manera viva y además quitarle el miedo al que se acerca al flamenco, al estudiante, a que se ponga a cantar, sólo para aprender, no para que se le anime a que suba a un escenario, pero sí para que comprenda mucho mejor. Una de mis luchas personales es llamar la atención sobre la necesidad del estudio de lo melódico en el flamenco. Creo que están sobreestudiados, sobrevalorados lo rítmico y lo armónico, no se le presta suficiente atención a lo melódico.

C.H. : ¿Es lo más importante ?

P.S. : Yo creo que es una de las cosas más importantes, no es sólo lo importante… hay cosas que son importantes… todo es importante, pero si uno busca información en los estudios, en las publicaciones que hay sobre flamenco, falta mucha información sobre el contenido melódico que es importantísimo.

C.H. : ¿Puedes describir tu trayectoria, tus estudios ?

P.S. : En principio mi interés era sobre todo hacia la literatura y los medios de comunicación, mi especialidad, mi carrera está enfocada en la comunicación, en Ciencias de la Información y traté de compaginarlo con Filología, pero ninguna de las dos cosas me terminaba de llenar, especialmente el mundo de la comunicación, no me interesaba en absoluto, lo descubrí después. Cuando acabé, conseguí una beca para estudiar en Estados Unidos, en la universidad de Nueva York. En principio iba a estudiar literatura, pero Estados Unidos está muy avanzado… están los departamentos de Literatura Comparada, y ahí empecé a tomar cursos que relacionaban la literatura con la música, con el folklore y me di cuenta que me gustaba más lo que llevaba respirando desde pequeña en casa. Mi padre era cantaor (se trata del gran cantaor Naranjito de Triana. NDLR), mi hermano es guitarrista (Pedro Sánchez. NDLR), mi madre era bailaora. Desde un punto de vista académico riguroso, pensé que era interesante abordar, profundizar en eso que había vivido de manera familiar y poco a poco empecé a estudiar por mi cuenta de manera autodidacta, hasta que entré a tomar mis cursos de Doctorado en la Universidad de Sevilla.

C.H. : ¿Y cual era el tema de tu tesis ?

PS : Es un estudio melódico de un palo muy específico del flamenco, las mineras, un poco las tarantas, pero con medios computacionales, ingeniería matemática aplicada al flamenco. Para comprobar de manera matemática si mis observaciones, mis análisis musicológicos manuales estaban respaldados por los programas informáticos que analizan melodías… etc… etc y también ayudar a que los programas sean más útiles, para el estudio del flamenco. Es muy complicado, es muy difícil, porque el flamenco está lleno de melismas, de adornos, y es difícil unir lo matemático con las melodías flamencas, pero bueno… creo que es posible… poco a poco se van consiguiendo muchas cosas.

Foto : Silvia Calado / Fundación Cristina Heeren

C.H. : ¿Practicas una actividad flamenca ? cante… baile… guitarra

P.S. : No. Empecé a tocar la guitarra un poquito con mi padre que me enseñó, siendo niña, pero cuando vio que tenía demasiado interés en tocar, me apartó, a él le daba miedo, no quería que me dedicase a ser artista. Mi padre siempre intentaba expulsarme de esta parte para que estudiase. Mi nivel de guitarra es muy pobre pero he escuchado mucho a los guitarristas clásicos flamencos los he escuchado mil veces y a los de ahora, (algunos) también. Canto un poquito muy bajito, pero no tengo facultades para cantar en un escenario, no me gusta yo a mí misma al menos. El flamenco no sólo es tener una voz linda es muchas más cosas… he estudiado demasiado y se me fue el arte, tengo que haber tomado mucho vino pero mucho mucho para ponerme a cantar en una reunión… Sé alguna cosita de baile… pero de inspiración. No sé nada no le he dedicado tiempo a eso.

C.H. : Para tí, enseñar es una manera de hacer vivir el flamenco, los demás practican, tú enseñas…

P.S. : Bueno… yo me considero sobre todo una guía para que el artista sea más consciente de lo que está haciendo, para que tenga mayor seguridad en lo que está haciendo, para que potencie su creatividad también. Porque conocer el flamenco de verdad desde atrás en el tiempo, quitar todos esos mitos i esas reglas rígidas que muchas veces se imponen en diferentes periodos, eso le da mucha libertad a un artista. Hay muchos artistas actuales de cante, Estrella Morente, Poveda, Arcángel que están recuperando grabaciones muy primitivas que la gente ha olvidado y si el alumno estudia un poco puede volver a ser creativo. Creo que soy un instrumente que le aporta libertad seguridad al alumno, al estudioso.

Entrevista realizada por Chloé Paola Houillon

Transcripción : Maguy Naïmi


Photo : Silvia Calado / Fundación Cristina Heeren

À la recherche de la mélodie et du soniquete (deuxième semaine)

Dans son cours d’introduction au flamenco, Pepa Sánchez met en avant l’importance des bases mélodiques des cantes flamencos : que l’on soit chanteur, guitariste ou danseur il faut, selon elle, les maîtriser.

Elle cherche à nous montrer que la mélodie est ce qui nous permet de réellement distinguer un cante d’un autre, de manière bien plus précise que ne le feraient les aspects rythmiques, harmoniques et textuels. Alors que nous abordons en cours la grande famille des "Cantiñas", Pepa nous apprend à distinguer les alegrías des mirabrás, des romeras, des caracoles... et ce grâce aux bases mélodiques du chant. Plus encore, à l’intérieur des romeras nous apprenons à distinguer la "chica" ("suave") de la "grande" ("valiente") ; ou encore l’alegría "media" de l’ "alta", définies par le registre de leur mélodie.
Savoir identifier les bases mélodiques nous permet alors de nous rendre compte de l’incroyable inventivité des artistes, lorsqu’ils s’éloignent de cette base, joue avec, la contamine avec d’autre cantes, etc...
Pepa Sánchez nous chante le squelette mélodique des cantes étudiés, de la manière la plus simple possible, et nous les répétons pour ensuite en changer la letra. Nous n’apprenons pas réellement les mélodies parce que nous ne consacrons que quelques minutes à cet exercice. Mais puisque nous avons la possibilité d’enregistrer le cours, nous pouvons ensuite travailler seul et apprendre un grand nombre de cantes !

De manière générale, les cours sont très denses et les enseignants font souvent allusion au manque de temps dans ce stage (pourtant intensif) d’été par rapport au champ immensément complexe qu’est le flamenco. D’où la nécessité d’enregistrer les cours, de travailler seul dans la soirée et le week-end ; mais aussi, à plus long terme, d’emmagasiner de la matière à travailler pendant l’année.
Nous n’aurons donc pas le temps, dans le cours d’ "Introduction au flamenco", d’étudier toutes les bases mélodiques des cantes flamencos. Mais nous devons pouvoir les trouver nous-mêmes en croisant et en comparant les différents enregistrements, les différentes versions existantes.

La mélodie va devenir notre principale obsession en classe de cante. Jusque là, en travaillant une alegría, nous étions focalisés sur l’aspect rythmique, sur le compás. Autrement dit, la principale difficulté était d’entrer et de finir au bon moment, de "cadrer" (cuadrar) le chant. Mais nous commençons lors de cette deuxième semaine à travailler la malagueña de la Trini, à laquelle s’enchaînera un fandango "abandolao".

Peu à peu une tension s’installe dans le cours : nous avons, de manière générale, des difficultés pour apprendre la malagueña. Il s’avère que nous n’en distinguons pas la base mélodique, que nous n’arrivons pas à dissocier des ornements, des mélismes et surtout du vibrato de l’enseignante. Nous en discutons avec le groupe des plus avancés qui travaillent également une malagueña (de Chacón), mais qui ne se heurtent pas au même problème. En effet leur professeur, Maria José Pérez, décompose l’apprentissage d’un cante en trois étapes :

1) base mélodique avec une voix très droite.

2) base mélodique et ajout de quelques mélismes.

3) base mélodique mêlée aux mélismes, au vibrato et autres effets vocaux.

Photo : Silvia Calado / Fundación Cristina Heeren

Les cours de la Fondation proposent donc deux manières différentes d’enseigner le chant flamenco, qui ont sans doute toutes deux leurs avantages et leurs inconvénients :
la première se fonde surtout sur l’imitation directe du style et l’imprégnation par la répétition, tandis que la seconde décompose l’apprentissage en différentes étapes et construit peu à peu le style.

Finalement, pour apprendre la malagueña de la Trini, j’ai personnellement travaillé avec l’enregistrement du professeur, croisé à d’autres enregistrements, (Naranjito de Triana et Antonia Contreras principalement), afin de dégager la base mélodique. Les différents cours se font donc échos les uns aux autres : les difficultés rencontrées dans le cours de cante trouvent leurs solutions dans le cours d’introduction au flamenco.

Les deux autres cours, de technique vocale et de compás, se complètent eux aussi, notamment autour de la question du son. Il s’agit dans l’un de trouver le placement de la voix flamenca, et dans l’autre le son des palmas.
Les exercices de technique vocale nous amènent à contrôler des parties de notre appareil vocal auxquelles nous ne faisons pas attention habituellement : par exemple descendre la glotte, soulever le palais mou ou esquisser un sourire quand on chante. Mais il faut beaucoup de temps et d’entraînement avant que ces exercices soient réellement appliqués dans la performance. Personnellement, j’en suis toujours à chercher cette voix "flamenca" qui consiste en un placement vocal particulier - et non en l’obtention d’un son qui serait identique à tous les chanteurs de flamenco : il ne s’agit pas d’uniformiser les voix. Selon María José Pérez, l’objectif de la technique vocale est de pouvoir distinguer le bon placement vocal du mauvais, pour ensuite pouvoir dépasser les exercices et l’appliquer aux cantes.

Dans le cours de compás, l’inverse se produit : nous recherchons un son de palmas particulier (en réalité nous en cherchons trois : palmas sordas, medias palmas et palmas abiertas), mais, puisque nous avons tous des mains différentes, nous aurons chacun notre manière personnelle de le produire (en tapant avec cinq doigts ou seulement quatre, en ayant plus ou moins la paume creusée… etc). La difficulté est là encore d’obtenir ces sons dans la pratique, et non seulement dans les exercices. J’ai pour l’instant des difficultés à obtenir la media palma, toute en nuance. De plus, le travail des mains doit être coordonné précisément avec celui des pieds. Enfin, le tout, palmas et frappes des pieds, doit "peser" (pesar), c’est-à-dire être ancré dans la terre, même lorsque que la vitesse d’exécution est élevée - dans les bulerías, par exemple.

Cette deuxième semaine de stage nous fait entrer dans l’immensité et la complexité vertigineuses du flamenco. Il y a un écart réel entre ceux qui l’écoutent et le pratiquent depuis l’enfance et les autres. Pour ces derniers, dont je fais partie, l’extrême difficulté du flamenco peut sembler décourageante : rien ne nous est habituel, tout nécessite un travail - en premier lieu celui de l’écoute. Cependant, plutôt que d’être décourageante, cette complexité du flamenco (dont ce stage rend bien compte) est ce qui le rend, me semble-t-il, passionnant : un sujet d’étude, d’apprentissage et de pratique jamais totalement maîtrisé et donc illimité.


María José Pérez / Lidia Montero

"Chanter, mais pas seulement !" (troisième semaine)

Je pensais d’abord que le stage d’été de la fondation nous permettrait de travailler une discipline précise du flamenco : le chant, la guitare ou la danse.

C’est bien sûr le cas : les chanteurs ont des cours spécifiques (de technique vocale et de cante) et il en est de même pour les deux autres disciplines. Mais la troisième semaine de stage va montrer à quel point les trois disciplines sont interdépendantes.

1) Le travail spécifique du chanteur

Après les exercices de respiration, le cours de technique vocale a abordé le travail du placement vocal particulier au flamenco. Ce travail se concrétise maintenant par des vocalises extraites de palos tels que la caña ou la serrana. Nous nous concentrons alors vraiment sur l’appareil phonatoire : où le son est-il placé ? L’endroit n’est pas évident à trouver, et surtout à garder selon les hauteurs et les différentes voyelles.

Il faut construire l’appareil vocal pour chanter du flamenco, de la même manière que pour le chant lyrique par exemple.
Pour l’instant, ce travail est déconnecté de la pratique réelle du cante, et je n’arrive pas vraiment à appliquer en cours de cante le travail fait en technique vocale.
Les vocalises extraites directement du répertoire flamenco esquissent une passerelle entre ce travail technique pur et la performance du cante flamenco.

Sur ces vocalises, nous commençons à travailler la manière de faire des mélismes ("melismas") : il ne s’agit pas en réalité de notes ornementées par d’autres notes plus ou moins conjointes (dans ce cas il s’agit d’ornements, "adornos") mais d’un "coup" ("golpe") qui vient briser la note chantée, coup réalisé par l’air, par le souffle.
Nous découvrons alors les multiples façons d’ornementer le chant - les ornements proprement dits, les mélismes et le vibrato. Dans tous les cas, il s’agit de savoir les contrôler.
María José Pérez m’explique qu’elle n’a pas réellement "appris" cette technique. Elle chante depuis l’enfance en imitant d’autres chanteurs de flamenco, et ce n’est que postérieurement qu’elle a analysé physiologiquement ce qu’elle faisait lorsqu’elle chantait. Cela lui permet maintenant de pouvoir enseigner la technique vocale flamenca, même à ceux qui ne sont pas imprégnés par cette musique depuis l’enfance.

Au début de cette troisième semaine, notre classe de cante "básico" s’est finalement divisée en deux groupes : une autre professeur s’occupe désormais de ceux qui n’avaient jamais (ou presque) chanté de flamenco. C’est un stage qui reste difficile et intensif, mais la fondation s’adapte bien aux différents niveaux des élèves et n’hésite pas à faire des changements en cours de cursus. Nous ne sommes donc plus que cinq dans la classe de cante de Lidia Montero, ce qui nous permet de chanter d’avantage de manière individuelle, chacun notre tour. Après les difficultés mélodiques rencontrées avec la malagueña de la Trini, l’enseignante nous propose une farruca, que nous apprenons en deux cours seulement, ce qui nous laisse du temps pour travailler l’interprétation et tenter d’appliquer la technique vocale à ce cante.

Cours de danse avec Luisa Palicio - Photo : Silvia Calado / Fundación Cristina Heeren

2) Le chanteur : un danseur et un guitariste caché.

Le travail du chanteur de flamenco ne se limite cependant pas à ce travail spécifique du chant.
La classe de Manuela Barrios nous rappelle toujours l’importance d’être en rythme, de "cuadrar". Le chanteur doit connaître les points d’appui du compás, non seulement pour son propre chant, mais aussi lorsqu’il s’agit d’accompagner par des palmas ou de chanter pour la danse, c’est-a-dire de chanter "atrás". C’est pourquoi les quinze dernières minutes de presque tous les cours de compás sont consacrées à... la danse ! Toutes disciplines confondues, guitaristes, chanteurs et danseurs (des niveaux "básicos"), nous apprenons les pas traditionnels de bulería.

Por bulería

"Un chanteur doit savoir danser quelques pas", nous a expliqué Manuela, et il est vrai que l’on voit souvent les cantaors et cantaoras danser en "fin de fiesta". Ces quelques minutes de danse pendant le cours de compás ne sont pas faciles pour des débutants en baile comme moi : il faut penser au compás, aux pas, aux bras, aux mains... à tout le corps qui se dissocie. Malgré la difficulté, c’est un très bon moment du cours, qui donne envie de travailler la danse !
Le chanteur de flamenco sait donc en général danser les pas les plus traditionnels. Inversement, les danseurs connaissent les mélodies traditionnelles des palos : Manuela chante parfois pour nous expliquer les compases.

Ce cours de compás qui était un des plus difficiles au début du stage, devient de plus en plus accessible : les "dibujos" (différents exercices rythmiques alliant palmas et pieds) que nous travaillons en début de chaque cours deviennent fluides, et nous pouvons maintenant les utiliser à l’intérieur des compases. Après l’étude des tangos et des bulerías, nous avons commencé à travailler cette semaine le compás des alegrías, avec ses variantes de palmas et ses remates les plus simples.

En observant les professeurs lorsqu’ils chantent, ou les chanteurs en concert, on remarque que chaque fois qu’ils chantent ils s’accompagnent avec des palmas. C’est également le cas des élèves de chant avancé qui font du flamenco depuis longtemps : ils s’accompagnent naturellement, presque sans y penser.
Le chanteur de flamenco est donc aussi un palmero.

Il en sera de même concernant la guitare : non que le chanteur sache jouer de la guitare (même si c’est parfois le cas), mais il sait ce qu’il veut entendre de la guitare lorsqu’il chante ses tercios.

Ainsi, dans le cours de Pepa Sánchez, nous travaillons énormément sur les mélodies, mais également sur les particularités harmoniques de certains palos, telles que les cadences qui sont souvent des passages obligés, des règles fixes, mais avec lesquelles le chanteur peut jouer lorsqu’il maîtrise l’harmonie donnée par la guitare.

Cette troisième semaine de stage nous montre qu’il ne s’agit pas seulement de chanter du flamenco, mais d’entrer dans un monde où les éléments sont interdépendants et où l’on ne peut s’intéresser à l’un sans s’intéresser aux autres.


Cours de guitare avec Paco Cortés / Photo : Silvia Calado / Fundación Cristina Heeren

"Fin de fiesta" (dernière semaine)

Nous avons appris jusqu’ici, de manière dirons-nous "académique", le flamenco : comment placer sa voix, être "a compás", bien avoir en tête la base mélodique des cante, etc... Cette dimension intellectuelle ne peut cependant pas se passer d’une dimension plus émotionnelle et corporelle qui est aussi un des aspects mis en valeur dans ce stage.
Chanter du flamenco, au delà de toute technique, c’est aussi "subir los pelos" comme nous l’a souvent dit Lidia Montero au cours de la classe de cante, cherchant à nous faire chanter avec un peu plus de rage ("rabia"), d’investissement émotionnel. Même pendant le cours de technique vocale de María José Pérez, il nous faut "impostar la voz", expression intraduisible en français qui signifie "émettre un son dans sa plénitude". Il faut donner vie et force au son. Par-delà la réflexion sur la préparation de l’appareil phonatoire, cela suppose aussi une grande part d’imitation : trouver un placement vocal plus flamenco se fait aussi en imitant le visage des chanteurs de flamenco.

De la même façon, dans le cours de compás, Manuela Barrios nous invite à arrêter de compter pour savoir où nous en sommes dans le compás, d’écouter et de nous imprégner du "soniquete". Elle insiste également sur l’investissement corporel que demande la réalisation des dibujos, des remates, des contretemps, etc... Ce sont des réalisations qui coûtent physiquement : "el flamenco duele".

Il n’est donc pas question dans ce stage d’enseigner le flamenco d’une manière purement académique, intellectuelle et sans âme ; ou, inversement, d’entretenir cette idée mystique selon laquelle le flamenco serait uniquement le reflet de la richesse intérieure de l’artiste. Au contraire, la Fondation nous propose un savant mélange de technique et d’expression, deux termes nullement incompatibles.

Progressivement, imperceptiblement, le flamenco a pris toute la place dans nos vies et ne se limite plus aux horaires de cours de la Fondation, de 8h30 à 15h. Il nous faut continuer à travailler seuls, chez nous : nous livrer à des écoutes répétées pour le cours d’introduction au flamenco ; nous entraîner aux exercices de technique vocale ; apprendre, grâce à un enregistrement, une nouvelle copla pour le cours de cante du lendemain ; travailler les dibujos du cours de compás. Mais là encore, ce n’est pas tout : les soirées sévillanes, sur un banc de l’Alameda de Hercules, dans les peñas ou en concert, sont aussi dédiées au flamenco. Nous pouvons alors parfois mettre en pratique ce que nous avons appris pendant la journée, chanter, danser, jouer du flamenco, chacun encouragé par les autres.

Ainsi, nous nous rendons compte de la difficulté à participer de manière improvisée à une fiesta flamenca : il faut avoir déjà un bagage suffisant pour chanter une copla qui convienne à ce qui est joué, sans que ce soit forcément à la bonne hauteur, avec l’accompagnement habituel etc... Il en est de même pour la danse : improviser quelques pas semble demander quelques années préalables de pratique ! De même, les palmas, et notamment les contretemps, sont beaucoup plus difficiles à réaliser en situation réelle qu’en classe, où les tempos sont moins rapides.

Photo : Silvia Calado / Fundación Cristina Heeren

La fin de fiesta qui s’improvise le dernier jour du stage dans les locaux de la Fondation, entre deux cours, est un véritable spectacle auquel chacun participe à son niveaux : la majorité des étudiants font les palmas, certains tentent d’esquisser quelques pas de danse ou de chanter quelques letras. Comme nous l’avions remarqué la semaine précédente, les rôles ne sont pas fixes : le professeur de guitare, Paco Cortés, danse quelques pas de bulería !

Paco Cortés por bulería

Le stage prend donc fin au terme de cette quatrième semaine. Nous ne sommes certes pas devenus des professionnels du flamenco en un mois, mais nous avons découvert l’immensité, la complexité et la richesse d’un monde qui ne demande qu’à être arpenté. Nous repartons donc avec l’envie de continuer à travailler le flamenco et nous en avons désormais les moyens. Cependant, le retour est un peu rude : nous étions plongés dans une autre culture, dans une ville magnifique, et nous avions noué des amitiés. Elles seront éphémères pour la plupart - nous habitons tous des pays différents - mais elles n’en auront pas moins été fortes. Ainsi, ce mois de stage à la Fondation Christina Heeren aura également été une belle expérience humaine, qui a réuni l’espace d’un moment des personnes qui, sans la passion du flamenco, ne se seraient jamais rencontrées.

Chloé Paola Houillon

Galerie sonore

Malagueña de la Trini
Tangos de Graná

Malagueña de la Trini : María José Pérez (chant) / Miguel Ochando (guitare)

Tangos de Graná : María José Pérez (chant) / Rafeal Santiago "Habichuela" (guitare) / Benjamín Santiago "el Moreno" (percussions)

Extraits du CD "María José Pérez" - Ambar AMB 08009 CD, 2009)


Palmas 2
Palmas 1
Malagueña de la Trini
Tangos de Graná
Por bulería