XXI Festival Flamenco de Jerez

24 février - 11 mars 2017

lundi 27 février 2017 par Claude Worms

Cuatro días en el Festival Flamenco de Jerez (24 de febrero - 28 de febrero 2017)

Carmen Linares / Mayte Martín / Patricia Guerrero / Fuensanta La Moneta / Manuel Parrilla / Ballet Flamenco de Andalucía / Joaquín Grilo et Antonio Canales

Ya lo dijimos el año pasado y lo volvemos a repetir ¡Muchas gracias a Isamay, Nuria, Begoña, Antonio y a todo el equipo del Festival de Jerez y del Teatro Villamarta que nos atendieron como si estuviéramos en nuestra casa ! ¡Qué bien lo pasamos siempre en Jerez !

Carmen Linares : "Verso a verso"

Bodegas González Byass – 26 février 2017

Chant : Carmen Linares

Guitare : Salvador Gutiérrez

Piano : Pablo Suárez

Contrebasse : Josemi Garzón

Percussions : Karo Sampela

Chœurs et palmas : Ana Mari González et Rosario Amador

Compositions : Carmen Linares, Pablo Suárez, Luis Pastor, Enrique Morente et Vicente Monera

Dès son deuxième album, "Su cante"(1978, le premier pour Hispavox), Carmen Linares avait adapté por malagueña un poème de Manuel Machado, "Cantares". Son goût pour la poésie nous valut plus tard un premier chef d’œuvre en hommage à Juan Ramón Jiménez, dirigé par le guitariste Juan Carlos Romero ("Raíces y alas, 2008 Raíces y alas). "Verso a verso, consacré à l’œuvre de Miguel Hernández, en est la digne suite. Le maître d’œuvre musical du programme est cette fois le pianiste Pablo Suárez, déjà présent sur quelques titres de "Remembranzas" (Remembranzas, 2011). Nnous avons déjà eu l’occasion de louer son grand talent à propos des enregistrements du trio "Camerata Flamenco Project" (Avant-Garde ; Impressions). Ce trio étant souvent transformé en quintet par la collaboration de Josemi Garzón (contrebasse) et Karo Sampela (percussions), on ne s’étonnera pas de la chaleureuse complicité entre les musiciens, la cantaora et Salvador Guttiérrez, son guitariste attitré depuis plusieurs années (excellent ce soir comme il l’avait été la veille avec Mayte Martín, dans un contexte musical et instrumental pourtant fort différent).

Le concert débuta par une version de "Por la libertad", adapté por bulería sur tempo lent (composition de Pablo Suárez, en tonalité de Sol Majeur avec de brefs chorus instrumentaux dans le mode flamenco relatif, por granaína), dont le refrain hymnique convenait à merveille au propos du poète. "Andaluces de Jaén", por folia, petenera et taranta de Linares, sur un magnifique arrangement du quatuor instrumental, aurait sans doute rappelé quelques émouvants souvenirs à nos lectrices et lecteurs (Paco Ibañez, 1968…). Au cours de ces deux premiers morceaux, Carmen Linares nous sembla peu à l’aise vocalement, malgré un investissement émotionnel poignant.

Nous avons heureusement été rassurés (et subjugués) par son interprétation de "Imagen de tu huella", (musique de Luis Pastor, por zambra, créée pour le spectacle "Oasis abierto") au cours duquel elle trouva définitivement sa voix (et sa voie) – accompagnement minimaliste et tendre du quatuor instrumental, bien dans la veine de Camerata Flamenco Project. Dès lors, elle nous livra jusqu’à la fin du concert des interprétations mémorables, d’une musicalité et d’une expressivité rares. L’art de Carmen Linares allie la voix flamenca (cf. son hommage indispensable au cante au féminin : "Carmen Linares en antología. La mujer en el cante", 1996) à un feeling jazzy, par le placement vocal et la manière d’insérer la voix dans son environnement instrumental (on pensa au cours du "set" à Abbey Lincoln, Dinah Washington ou Carmen McRae, - nous empruntons cette dernière référence, on ne peut plus pertinente, au beau prologue écrit pour le disque éponyme par Antonio Muñoz Molina). Ce style unique, perceptible à partir de "Un ramito de locura" (2002, avec le trio de Gerardo Nuñez), marquera sans doute durablement l’esthétique du cante.

"Silbo del dale" et "Casida de sediento", deux chansons composées respectivement par Vicente Monera (première version par Lole y Manuel : album "Alba Molina", Virgin, 1994) et Luis Pastor, mirent en valeur une autre facette du talent de Carmen Linares (elle se métamorphosa alors en "diseuse", version flamenca de nos chanteuses "réalistes"), ainsi que la cohésion du trio piano / contrebasse / percussions dans un kaléidoscope de brefs chorus (dont un particulièrement savoureux de Josemi Garzón sur "Silbo del dale").

Avec le retour de Salvador Gutiérrez, une bulería instrumentale permit à la cantaora de prendre quelques minutes de repos bien méritées : introduction ad lib. de guitare solo por minera (mode flamenco sur Sol# en dominante à la bulería proprement dite, en mode flamenco sur Do#), suivie d’une forme jazz alternant exposés du thème et superbes chorus du piano et de la contrebasse. Espérons que le quatuor enregistrera un jour un album avec d’autres compositions de ce niveau.

Carmen Linares commença la deuxième partie de son récital par quelques pièces plus traditionnellement flamencas. D’abord, après une introduction bruitiste du groupe (une sorte d’ "Omega" en version acoustique), avec "El sol, la rosa y el niño" (por toná y debla), suivi par une version personnelle d’une siguiriya de Silverio Franconetti et d’une toná-liviana - "Cada vez que paso", introduction solo et accompagnement de Salvador Gutiérrez en mode flamenco sur Ré. Le guitariste resta ensuite seul en scène pour un duo chant – guitare d’anthologie, "Primavera celosa". Remarque spéciale guitaristes :
Gutiérrez accompagna les premiers cantes de ces solerares por bulería "por medio", capodastre à la troisième case (donc en mode flamenco "réel" sur Do), et modula ensuite au mode flamenco sur La en ôtant le capodastre. Mode d’emploi : terminer un compás sur la position de A capo 3 (donc sur un accord "réel" de C), et poursuivre sur ce même accord sans capodastre pour une cadence III – II – I, soit C – Bb – A – une idée aussi simple qu’efficace, à retenir.

En hommage à Enrique Morente, auteur d’un premier album consacré à Miguel Hernández ("Homenaje flamenco a Miguel Hernández", 1971), Carmen Linares poursuivit avec une version de "Compañero" (extraits de "Elegía a Ramón Sitjé" - album "Despegando" de Morente, 1977), avec tout le groupe, sur un plan symétrique du plus bel effet : première partie, taranta en duo chant - piano puis refrain por tango avec le quatuor / deuxième partie, taranta en duo chant – guitare puis refrain por tango avec le quatuor. Final en apothéose avec une "Canción de los vendimiadores" por tanguillo puis por cantiña de Córdoba et romera (passage imperceptible d’un compás à l’autre – du grand art) ; puis en bis, une version por bulería du "¡Anda Jaleo !" de Federico García Lorca, avec, nous a-t-il semblé, un bref hommage à Chano Lobato ("Por la calle abajo va quien yo quiero…").

¡Gracias Señora !

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de jerez

NB : le livre-disque "Carmen Linares – Verso a verso. Canta a Miguel Hernández"vient de sortir (Salobre SAL 03, 2017). On y trouvera tous les titres du concert, plus des versions toutes aussi recommandables de "Todas las casas son ojos" (soleares), "Llego con tres heridas" (habanera), "El niño yuntero" (malagueñas et rondeña) et "No puedo olvidar" (siguiriyas). Pour le livre : les textes de tous les poèmes, un guide d’écoute, des biographies de Carmen Linares et de Miguel Hernández, et deux prologues de José Luis Ortiz Nuevo et Antonio Muñoz Molina. Aux musiciens présents lors du concert, le casting de l’album ajoute quelques collaborateurs de marque : les deux partenaires de Pablo Suárez du Camerata Flamenco Project : Ramiro Obedman (flûte) et José Luis López (violoncelle) ; Silvia Pérez Cruz (chant) ; Arcángel (chant) ; Eduardo Pacheco (guitare) ; Lucía Espín (chœurs) ; José Manuel Ramos "Oruco" et Tío Justito (palmas).

Inutile d’ajouter que cet album est indispensable, comme d’ailleurs tous ceux de Carmen Linares


Mayte Martín : "Al flamenco por testigo"

Bodegas González Byass – 25 février 2017

Chant : Mayte Martín

Guitare : Salvador Gutiérrez et Pau Figueres

Percussions : Chico Fargas

Une transcription pour deux guitares et percussions de la Pavane pour orchestre opus 50 de Gabriel Fauré, en écrin pour une recréation de la version de Juan Valderrama de "La rosa cautiva" (Quintero, León et Quiroga) : ainsi commença le récital de Mayte Martín. La cantaora nous avait convié ce 25 février à un concert d’un genre inédit pour le cante, une soirée de lieder flamencos. Pour vous donner une idée de la beauté de la musique qui nous fut offerte par le quatuor formé par Mayte Martín (chant), Salvador Guttiérrez (guitare), Pau Figueres (guitare) et Chico Fargas (percussions), nous ne pouvons que recourir à une métaphore "classique" : "Al flamenco por testigo" est au cante ce que le cycle "Winterreise" de Schubert par Matthias Goerne et Christof Eschenbach est à l’art du lied.

On admira chez les quatre musiciens la même concentration, la même économie de moyens portée par une maîtrise technique souveraine, et surtout le même art de l’ariculation, du non-dit, de la nuance et du silence, qui est aussi de la musique (impossible ici d’éviter ce cliché), auxquels répondaient d’ailleurs après chaque pièce quelques secondes de silence recueilli du public, avant les applaudissements. On sait que Mayte Martín fait ce qu’elle veut de son instrument vocal (la même remarque vaudrait également pour ses trois partenaires), et ce qu’elle veut est infailliblement extraire des compositions, qu’elle sert avec respect et dignité, la moindre parcelle d’émotion, par des moyens strictement musicaux. Ecouter sa lecture, à la fois rigoureuse et radicalement originale, des fandangos qu’elle interpréta à compás de Huelva (José Rebollo, Pepe Marchena, Manuel Vallejo, El Carbonerillo et la bambera, entre autres) est une expérience musicale aussi captivante que de comparer les versions de Serkin, Richter ou Kempf d’une sonate de Beethoven.

Il serait donc vain, et même franchement cuistre, de prétendre ajouter de plus amples commentaires analytiques à la magie de ce récital. Contentons nous d’en résumer ici le programme, constitué de quatre longues et intenses séries de cantes : outre les fandangos, des tientos et tangos (Antonio Chacón, Pastora Pavón "Niña de los Peines", La Repompa et tangos extremeños) ; des soleares (Joaquín el de la Paula, Paquirri, Juaniquí, La Serneta et soleá apolá) ; et des bulerías, dont des versions d’une invention rythmique éblouissante du "Padre nuestro…" de Manolito el de la María et de la chanson "María de la Merced (un autre hit de Quintero, León et Quiroga).

Le concert s’acheva sur une véritable "suite" construite autour d’une transcription pour deux guitares et percussions d’une pièce pour piano de Federico Mompou, "Secreto" (numéro 8 de ses "Impresiones intímas"), dont le retour périodique tenait lieu de falsetas, et dont les transpositions successives permirent à Mayte Martín d’associer en une seule composition des cantes de tessitures à priori peu compatibles : granaínas, fandangos abandolaos (fandangos de Lucena, jabegote, cante de Frasquito Yerbabuena…), taranto et taranta "de la Gabriela", dont l’accompagnement en trémolo conduisit à une transition vers la reprise de la Pavane de Gabriel Fauré – conclusion logique d’un magnifique récital cyclique.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Patricia Guerrero : "Catedral"

Théâtre Villamarta – 27 février 2017

Danse (soliste) : Patricia Guerrero

Corps de ballet : Maise Márquez, Ana Agraz et Mónica Iglesias

Ténor : Diego Pérez
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Contre-ténor : Daniel Pérez

Cante : José Ángel Carmona

Guitare : Juan Requena

Percussions : Agustín Diasserra et Paco Vega

Chorégraphie : Patricia Guerrero

Scénographie : Juan Dolores Caballero

Musique : Juan Requena et Agustín Diasserra

Lumières : Manuel Madueño

Costumes : Laura Capote

"Catedral", le spectacle de Patricia Guerrero présenté au Théâtre Villamarta dans le cadre du XXI Festival Flamenco de Jerez nous a non seulement impressionné par la qualité des danseurs et des chorégraphies, mais également par le soin apporté pour créer une ambiance particulière, celle d’une cathédrale obscure rythmée par le son des cloches, les prières, les sermons. La mise en œuvre scénique semble se nourrir à la fois de littérature (l’atmosphère pesante d’une société religieuse nous rappelle le roman de Clarín, "La Regenta", l’enfermement nous renvoie au beau poème de Federico García Lorca "La Monja gitana") mais également des œuvres d’art du Siècle d’Or (les danseuses qui traversent la scène au rythme des processions semblent sorties des tableaux de saintes exécutés par Zurbarán).

Patricia Guerrero n’a pas seulement soigné les lumières et le décor (lumière oblique comme tombée des vitraux de la cathédrale dessinant des prismes, lumières horizontales symbolisant quelque tentation "terrestre", fauteuil de velours rouge, énorme plafonnier, éléments d’un décor de sacristie...), elle a su également s’entourer de musiciens et chanteurs de qualité qui joueront le rôle ingrat de rappel à l’ordre constant d’une religiosité castratrice. Les gongs et les triangles des deux percussionnistes (Agustín Diasserra et Paco Vega) plantent un décor sonore rappelant les cloches des cathédrales, rythment les appels à la prière et accompagnent la résistance puis la libération progressive de la bailaora par de fulgurants et savants accès de frénésie rythmique. Périodiquement, le ténor et le contre-ténor (Diego et Daniel Pérez), qui endossent le rôle des anciens castras, s’efforcent par leur chant de ramener la brebis égarée vers son troupeau (extraits de chants liturgiques et de lamenti polyphoniques).

La danse de Patricia Guerrero entravée par la superposition de robes rigides, se veut scandée, comme brisée dans son élan. Elle alterne zapateados et mouvements en suspensions, et danse la première partie en symbiose avec les percussions. Les palos (essentiellement : peteneras psalmodiées sur une mélodie originale et bulerías dont le compás affleure dès les premiers romances - leur réitération obsessionnelle jalonne la rébellion de la bailaora) s’incrustent dans ce décor pesant, en une éblouissante variété chorégraphique, du solo au quatuor, en pasos et braceos synchrones ou polyphoniques. On en retiendra entre autres un pas de deux idéalement accompagné par une composition pour guitare solo de Juan Requena : les jambes dénudées et les bras d’une deuxième danseuse se superposent ou alternent avec ceux Patricia Guerrero, créant ainsi une atmosphère insolite, celle d’un temple oriental dans lequel trône quelque divinité indienne. La nudité des bras et des jambes est sensuelle, provocatrice, et la guitare qui sonne comme une horloge vient finalement interrompre cette scène païenne.

La siguiriya del Marruro (beau cante de José Ángel Carmona), dansée avec bata de cola noire, annonce par sa letra la rupture décisive vers la libération… ou la damnation ("Que me vienes buscando, mujer mala…"), symbolisée logiquement par des tangos (Triana, La Repompa) sur lesquels le trio de danseuses (Maise Márquez, Ana Agraz et Mónica Iglesias), vêtues comme des nonnes, entament une danse sensuelle et chaloupée accompagnées par les percussions, la guitare et le cante. Elles les interprètent dans la plus pure tradition des cuevas, formant un cercle dont elles se détachent tour à tour. Assise sur une chaise près d’un candélabre géant, Patricia Guerrero les observent d’abord avec circonspection, tente de les rejoindre brièvement, se ravise… et finit par sauter le pas définitivement pour des tangos de Graná ramassés et puissants.

De nouveaux appels à la prière interrompent ce moment festif : retour au sacré avec l’entrée des trois danseuses dont les robes chamoirées rappellent les saintes de Zurbarán. Elles défilent silencieusement et au ralenti en fond de scène, dans un jeu de couleurs et de lumières magnifique. Les percussionnistes rythment une dernière fois les heures, comme les cloches d’une cathédrale, et les chants religieux des castras reprennent : "Ora pro nobis". Patricia Guerrero danse sur leurs syllabes sifflantes et leurs voix grinçantes, dont elle finit par triompher en se bouchant les oreilles. Elle se dépouille alors de la dernière robe carcan qui l’enserre, laissant apparaître une robe rouge, fluide. Sur un duo de percussions, cheveux enfin lâchés, la danseuse se libère, virevoltante et aérienne. Les bras se délient enfin. Les saintes de Zurbarán passent vainement dans le fond du tableau dans une attitude hiératique. Mais Patricia Guerrero reste seule, enfin indépendante.

Maguy Naïmi

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Photo : Daniel Muñoz Pantiga / Globalflamenco.com

Fuensanta "La Moneta" : "Divino amor humano"

Théâtre Villamarta – 28 février 2017

Danse : Fuensanta "La Moneta"

Récitante : Fuensanta "La Moneta"

Chant : Aroa Palomo

Guitare flamenca : Luis Mariano

Guitare électrique : Paco Luque

Violon : Yorrick Troman

Compás et danse : María "La Manzanilla" et Raimundo Benítez

Direction et chorégraphie : Fuensanta "La Moneta"

Chorégraphe auxiliaire : Raimundo Benítez

Musique : Luis Mariano, Yorrick Troman et Paco Luque

Lumières : Diego Paddin Torres

Son : Antonio Pérez Carmona

Costumes : José Tarriño

Photo : Daniel Muñoz Pantiga / Globalflamenco.com

En dépit d’un passage de la conférence de Federico García Lorca intitulée "Teoría y juego del Duende" ("Recordad el caso de la flamenquisima y enduendada Santa Teresa…", La Havane, 1930), et d’un extrait chanté par Enrique Morente pour la musique du ballet "Obsesión" composée par Armin Jannsen-Robledo (enregistrée en 1985), le rapport entre la vocation et l’œuvre réformatrice de Saint Thérèse d’Ávila (1515, Gotarrendura (Ávila) – 1582, Alba de Tormes) et le flamenco ne vient pas spontanément à l’esprit.

C’est pourtant l’évocation du mysticisme de Santa Teresa de Jesús, par les seuls moyens de la danse et de la musique (pas toujours "flamencas", il est vrai), que Fuensanta "La Moneta" a entreprise, et réussie, avec ce "Divino amor humano". Plutôt que de recourir à un récit plus ou moins platement biographique, la chorégraphe a opté pour une mise en scène et en mouvements de la tension entre le "divin" et l’ "humain", la transcendance et la chair, ou encore le Royaume des Cieux et les affaires terrestres. Pourtant peu enclin à la méditation théologique, nous devons admettre que nous avons été subjugué par ce spectacle, dont la judicieuse brièveté (environ une heure et quart) évitait opportunément toute lassitude.

Photo : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez

Soulignons d’abord le refus constant de l’anecdotique et la sobriété ascétique de la mise en scène, reposant essentiellement sur un remarquable dégradé de lumières, du blafard au clair-obscur, de l’aurore à la nuit, de la pénombre à la "lumière céleste" : un plateau vide, et un rideau en fond de scène, derrière lequel les musiciens apparaissaient par moment en transparences plus ou moins diffuses, et sur lequel étaient projetées des photographies géantes suggérant le thème des six tableaux successifs – fenêtres en ogive grillagées et mur de couvent, trois croix immenses, un buste de la sainte en extase et en souffrance… et , pour le final, un carte d’Espagne du XVI siècle figurant sans doute les dix-sept couvents fondés par Sainte Thérèse d’Ávila au cours de sa vie (on sait que sa réforme de l’ordre du Carmel donna naissance à l’ordre des Carmes déchaux après sa mort et sa canonisation).

Les musiques originales sont elles aussi de toute beauté, la diversité de leur instrumentation créant des images sonores en parfaite résonnance avec les tonalités émotionnelles successives de la scénographie. Citons, entre autres : la pièce pour violon solo, alternant lamenti méditatifs et diminutions virtuoses sur une basse obstinée (troisième tableau :"Éxtasis") - Yorrick Troman est actuellement second Concertmeister de l’Orchestre Symphonique de Grenade, et a obtenu divers prix de violon, musique de chambre et musique ancienne (conservatoires d’Anger et de Lyon) ; ou encore le solo hyper saturé à base de riffs et de power-chords ravageurs de Paco Luque, en introduction au cinquième tableau, laconiquement intitulé "Soleá" (ce guitariste de Grenade a fondé divers groupes de Thrash Metal, tels "Perpetual" et "Sin Perdón", et participé avec "Lagartija Nick" et Enrique Morente aux tournées du spectacle "Omega"). Le traitement des quatre palos flamencos qui donnent leur titre aux autres tableaux ("Malagueña", 1 / "Mariana", 2 / "Petenera", 4 / "Bulería", 6) est également hautement symbolique. Par exemple, le refus de tout recours au texte, laissant place à la méditation intérieure figurée par la danse, pour l’intégralité des malagueñas et verdiales : la première malagueña est magnifiquement vocalisée, sans aucune letra, par Aroa Palomo, et on laissera donc le soin à l’auditeur de restituer intérieurement celle d’une malagueña de Chacón parfaitement identifiable ( "Del convento las campanas…", on ne peut être à la fois plus allusif et explicite) ; la mélodie de la deuxième malagueña (El Mellizo) est jouée par le violon sur accompagnement de guitare ; le verdial instrumental conclusif (violon, guitare flamenca et palmas) contraste par sa frénésie païenne digne d’une "panda de los Montes de Málaga" avec le recueillement des deux malagueñas précédentes. On retrouve la même opposition dans le deuxième tableau, entre la mariana hiératique (tant pour la musique, avec un beau duo des guitares flamenca et électrique, que pour la chorégraphie) et la sensualité des tangos de Graná, qui doit beaucoup à l’arrangement de Luis Mariano, orfèvre en la matière. A l’inverse, ce sont parfois les letras qui sont porteuses de message : duo guitare / violon puis cante pour la petenera – "¿Donde vas, bella judía… ?".

Photo : Daniel Muñoz Pantiga / Globalflamenco.com

Tout est donc minutieusement pesé dans la réalisation scénique et musicale du spectacle. La responsabilité de Fuensanta "La Moneta", qui assume seule la quasi totalité de la chorégraphie, n’en est que plus lourde : il lui faut à la fois habiter l’immense espace scénique et y inscrire des géométries variables, sans l’aide d’éléments de décors qui pourraient le fractionner, et affirmer une expressivité d’une densité suffisante pour ne pas être écrasée par la rigueur directive de son environnement symbolique. Or, elle y réussit à merveille, sans temps morts ni redites. D’abord par l’alternance ou la superposition d’extraits de textes de Sainte Thérèse d’Ávila qu’elle dit elle-même (sur scène ou diffusés off) et de commentaires chorégraphiques : pensées de la sainte et exégèses dansées. Ensuite par les violents contrastes de couleurs de ses costumes, en blanc, noir et rouge, sans la moindre colifichet un tant soit peu "flamenco", qui accentuent encore le poids des arrêts sur image – des postures tout droit issues des portraits de Sainte Thérèse, tête renversée et bras en croix, dont les contrastes blanc (la robe violemment illuminée par une douche verticale) sur noir (le fond de scène) évoquent également certains portraits de saints de Zurbarán (cette référence picturale n’est d’ailleurs pas le seul point commun entre "Divino amor humano" et "Catedral", le spectacle de Patricia Guerrero, une autre merveilleuse danseuse et chorégraphe granaína, que nous avons vu le lendemain – cf. ci-contre, l’article de Maguy Naïmi). Enfin, par des moyens techniques et une inventivité exceptionnels, qui combinent de manière parfaitement cohérente des emprunts à la danse contemporaine et l’expressivité du baile dans toutes ses variantes, de l’énergie vitale du Sacromonte à la suavité de l’école sévillane. Là encore, nous ne pouvons que souligner la proximité stylistique de Fuensanta "La Moneta" et de Patricia Guerrero, que nous pensons pouvoir attribuer aux recherches pionnières et à l’influence déterminante de Belén Maya. Ajoutons enfin un superbe travail sur la temporalité et le rythme gestuel, de l’infiniment lent à l’éclair à peine perceptible, et l’extrême musicalité des taconeos – grâce à une sonorisation très équilibrée, nous avons d’autant mieux pu en écouter la diversité de timbres que les palmas savaient se faire discrètes et qu’aucunes percussions ne venaient pour une fois s’y superposer.

Si "Divino amor humano" et "Catedral" sont programmés par des scènes françaises, ce que nous souhaitons vivement, ne les manquez sous aucun prétexte.

Claude Worms


Manuel Parrilla : "Pa mi gente"

Bodegas González Byass - 24 février 2017

Composition et guitare : Manuel Parrilla

Chant : Dolores Agujetas, Sandra Rincón, El Londro

Percussions : Ané Carrasco

Flûte : Juan Parrilla

Violon : Bernardo Parrilla

Palmas : Carlos Grilo, Juan Diego Valencia

Après plus de trente ans de carrière professionnelle, Manuel Fernández Gálvez "Manuel Parrilla" s’était enfin décidé à enregistrer un premier disque sous son nom en 2014, intitulé comme ce concert "Pa mi gente" (Pa mi gente). Il aura donc fallu attendre encore trois ans de plus pour le voir sur scène en récital, chez lui, à Jerez. C’est que ce guitariste qui, pour nous, incarne aujourd’hui au plus haut degré l’actualité de la tradition du toque jerezano (de Javier Molina à Moraíto, en passant par Manuel Morao, Paco Cepero et Manuel Parrilla, son oncle, auquel il a dédié une siguiriya quintessentielle), ne se sent "a gusto" qu’entouré de sa famille et de ses amis, "su gente". Question d’humilité aussi, celle de tous les grands artistes, qui ne se croient autorisés à solliciter l’attention du public que lorsqu’ils ont vraiment quelque chose à dire – "con peso", ce dont le jeu de l’interprète Manuel Parrilla ne manque pas.

Comme nous l’avions déjà souligné dans notre critique de l’album, ses compositions ne s’écartent jamais des canons traditionnels caractéristiques de chaque palo, mais les renouvellent en profondeur par petites touches subtiles. "Toques con detalles" s’il en est, dans la trame desquels les clichés idiomatiques n’apparaissent qu’en filigrane dans un second degré permanent. C’est ainsi que "por serrana" ("Pa mi pare"), siguiriya ("A la memoria de mi tío Manué") ou soleá por bulería ("Moraíto"), les harmonies semblent s’en tenir aux trois ou quatre bons vieux accords de la cadence flamenca, alors même qu’elles empruntent une multitude de chemins de traverse contemporains si fugitifs et si cohérents avec leur contexte traditionnel qu’ils nous sont immédiatement familiers, alors qu’il s’agit à chaque fois de tournures radicalement originales.

Il en résulte des structures cycliques vertigineuses, vivifiées de l’intérieur par des phrasés d’une fluidité et d’une variété exceptionnelles dont la complexité défie la notation analytique - avec sans doute une bonne part d’improvisation dans les dessins rythmiques (les fandangos "A moma Juana", les alegrías "Hermanos de sangre", "Bulerías a mi Manuela", "Bulerías abuelo Parrilla" et tangos). Sur le fond inextricable de motifs récurrents dans les graves, dont les profils rythmiques divisent la pulsation avec une irrégularité aérienne qui évoque le cante (quintolets, septolets…), des traits fulgurants dans les aigus, en arpèges ou en picado, apportent aux compositions des ruptures expressives saisissantes, sans qu’il soit nécessaire de les souligner par les accumulations complaisantes de contretemps qui servent trop souvent de cache-misère à des guitaristes moins inspirés – et souvent moins humbles. C’est d’ailleurs avec cette même chaleureuse humilité que Manuel Parrilla accompagna Dolores Agujetas (siguiriyas de Manuel Torres, José de Paula et Manuel Molina ; fandangos de Manuel Torres), parvenant discrètement à apporter une véritable cohérence à des cantes pourtant passablement erratiques.

Les frères de Manuel ne furent pas en reste : Juan Parrilla pour de belles parties de violon (deuxième partie de "Minera a mi mare", fandangos, tangos et "Bulería abuelo Parrilla") ; Bernardo πarrilla pour une superbe pièce pour flûte solo (introduction ad lib. façon Eric Dolphy suivie d’une bulería avec de savoureuses paraphrases de falsetas de Moraíto et de cantes de La Perla de Cádiz) et quelques vigoureux surlignages (fandangos, tangos, "Bulerías abuelo Parrilla"). Le cantaor El Londro fut comme toujours discret mais parfait : deux cantes a cappella en introduction à la soleá por bulería, un fandango de El Gloria pour "A moma Juana" et un cante inséré dans la canción por bulería interprétée par Sandra Rincón. Ajoutons enfin que nous avons pu savourer tout au long du concert la sobriété efficace d’Ané Carrasco, culminant dans le duo percussions – guitare de la serrana "Pa mi pare".

De quoi nous faire regretter que les concerts de Manuel Parrilla soient si rares…

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Ballet Flamenco de Andalucía : "... aquel Silverio"

Théâtre Villamarta - 24 février 2017

Direction artistique : Rafael Estévez

Chorégraphie et danse (solistes) : Rafael Estévez et Valeriano Paños

Danse : Sara Jiménez et Macarena López (solistes), Irene Correa, Nadia González, Carmen Yanes, Marti Corbera, Boria Cortés, Eduardo Leal, Alberto Sellés

Chant : Sebastián Cruz, Matías López "El Mati", José Luis García "Cheíto"

Guitare : Manuel Urbina, Pau Vallet

Musique originale : Jesús Guerrero

Conseiller musical pour les partitions du XIX siècle : Guillermo Castro Buendía

Conception musicale, répertoire et scénario : Rafael Estévez

Il fut un temps, de la seconde moitié du XIX siècle au milieu du XX siècle, où le genre musical désigné par le terme "flamenco" eut la bonne fortune d’échapper à la manie de la classification de plus en plus pointue, voire pointilleuse, des entomologistes et taxidermistes férus de "flamencologies" - un âge d’or pour la liberté des artistes sinon pour leur qualité, qui occupe donc plus de la moitié de l’histoire attestée du flamenco, pendant lequel tout un chacun pouvait chanter, danser et jouer comme bon lui semblait sans se soucier outre mesure de l’arbre généalogique des "palos".

"... Aquel Silverio’, la nouvelle création du Ballet Flamenco de Andalucía, et premier spectacle conçu pour cette troupe par Rafael Estévez, est précisément une évocation visuelle, musicale et chorégraphique (chorégraphie co-signée par Valeriano Paños) de cette époque, envisagée d’un point de vue symbolique reposant sur la vie et sur l’œuvre de l’un de ses artistes les plus emblématiques, Silverio Franconetti. Rappelons que ce dernier est considéré comme l’un des principaux créateurs de ce que nous considérons actuellement comme le répertoire du cante, le seul d’ailleurs dont Antonio Machado y Álvarez "Demófilo" jugea utile de retracer brièvement la biographie dans sa "Colección de Cantes Flamencos" publiée à Séville en 1881 (lire à ce sujet : La Séville des Machados). Né en 1823 à Séville, Silverio mena une existence aventureuse qui le conduisit en Amérique latine où il fut picador à Montevideo puis officier dans l’armée uruguayenne, avant de rentrer en Espagne et d’y imposer le chant flamenco dans les théâtres entre 1864 et 1868 (Cádiz, Séville, Madrid, Grenade, Jerez...) et de fonder à Séville en 1881 (décidément une année faste pour le flamenco et la ville) le fameux "Café de Silverio", que l’on peut considérer comme le premier grand "conservatoire" d’un cante pourtant en train de naître.

Ces quelques rappels ne sont pas hors-sujet dans la mesure où l’on retrouve ces divers événements dans le scénario de "... Aquel Silverio", répartis en trois "mouvements", selon un programme pour une fois très précis.

Le premier pourrait être sous-titré : "Au commencement étaient les airs à danser". Les chorégraphies de groupes en sont d’ailleurs au début menées par le bâton d’un maître de ballet, qui pourrait être El Maestro Otero ou son successeur au début du XX siècle, Ángel Pericet. Le propos est ici à l’évidence de montrer comment un continuum musical populaire peu différencié a été insensiblement modelé en certains des futurs palos par des chorégraphies, essentiellement "boleras", dont les mouvements de bras, les motifs de castagnettes et les "buen parados" génèrent des hémioles ou des "paseos" tendant à devenir des traits stylistiques pérennes - d’où la structuration des trois tableaux de ce premier mouvement en longues suites.

D’abord les mutations rythmiques des jaleos gaditans vers les alegrías, en passant par les panaderos ("Del Oriente, la aurora y el recreo") ; puis les mutations mélodico - harmoniques des fandangos, des polos aux cañas, en passant par les rondeñas et les jaberas ("A su regreso") ; enfin, un sorte de récapitulation de ces trois ordres de mutation (rythme, mélodie et harmonie) de la serrana aux cantiñas, en passant par les soleares apolás et les peteneras ("Capellanes / Tendaleras / Rosario, 4"). On notera au passage que de nombreux programmes de concert et articles de journaux attestent que les polos, cañas, rondeñas, serranas et soleares apolás figuraient parmi les chants de Silverio les plus appréciés par le public après son retour en Espagne ("A su regreso").

La filiation entre ces différents chants, du "proto-flamenco" au flamenco, est d’abord soulignée par les arrangements pour deux guitares, basés sur la production des guitaristes "éclectiques" de la seconde moitié du XIX siècle (Julián Arcas, Tomás Damas, Juan Parga...). Ce remarquable travail, que nous devons à la collaboration entre Guillermo Castro Buendía pour les sources (cf. la somme indispensable dont il est l’auteur : "Genesis musical del Cante Flamenco", Libros con Duende, Séville, 2014) et Jesús Guerrero pour l’écriture des duos, constitue un fil conducteur permanent non seulement pour les intermèdes, mais aussi pour les accompagnements du chant réalisés de manière "historiquement informée" - c’est à dire avec très peu de rasgueados, remplacés par de courts motifs mélodiques ou arpégés sur des cycles de six temps, ternaires ou binaires (hémioles) - cette manière d’accompagner est attestée à la fois par Rafael Marín ("Método de guitarra (flamenco)", 1902) et les cylindres et 78 tours des années 1890 - 1910. Un exemple parmi d’autres : les panaderos du deuxième tableau, précédant les alegrías, préfigurant les futurs motifs de guitare accompagnant l’escobilla et la castellana , apparaissent déjà dans le "Polo gitano y Panaderos", opus 2, de Juan Parga.

Le travail sur les parcours multiples (et naturellement sujets à toutes sortes détours, certains promis à un bel avenir, d’autres sans issue) conduisant des airs à danser populaires aux cantes, est également éblouissant, la reconstitution savante restant soigneusement dissimulée et ne faisant jamais obstacle à la qualité et à la séduction musicales. Le même incipit mélodique apparaît en fil conducteur des polos, rondeñas et cañas, suggérant là encore un matériau préalable diffus diversement ré-élaboré par les premiers compositeurs-cantaores. La suite de trois polos était particulièrement remarquable : d’abord une reconstitution de ce que pouvait être le polo (ou "les") primitif auquel fait allusion Estébanez Calderón dans ses "Escenas andaluza" (sans doute à partir de différentes partitions pour piano et voix du XIX siècle et de la transcription de l’accompagnement du "Polo Tobalo" par Rafael Marín), puis une version d’un autre "Polo Tobalo" enregistré par Pepe de la Matrona pour les archives sonores de Manuel García Matos, et enfin le polo actuel - la continuité mélodique du processus et la progression vers une composition intégrée de plus en plus cohérente et complexe saute littéralement aux oreilles. Le même procédé inversé est utilisé pour la construction de la suite de cantiñas (quatrième tableau). C’est ainsi que les caracoles commencent par le cante actuel, mais sont conclues par un chœur chantant le pregón populaire utilisé par Mariano Soriano Fuertes dans une zarzuela ("Jeroma la castañera", 1843) et recyclé postérieurement par Antonio Chacón - ou cet autre pregón constitutif des mirabrás du même Chacón (Soriano Fuertes : "El Tío Caniyitas", 1849). Enfin, en écho au deuxième, ce quatrième tableau met également en évidence la proximité mélodique de certains tercios de la serrana, des soleares apolás et de la petenera "bailable" telle que El Mochuelo l’a enregistrée à plusieurs reprises. Ajoutons enfin que le choix des letras enfonce encore le clou : par exemple ce "A mí me pueden mandar...", actuellement affecté à la caña, chanté ici por jabera.

Après un premier mouvement intemporel qui expose le fil conducteur musical et chorégraphique du spectacle, en une confrontation permanente entre la créativité du flamenco de la fin du XIX siècle et celle du flamenco contemporain, les deuxième et troisième mouvements y inscrivent la temporalité, sans toutefois tomber dans le piège d’un développement platement chronologique. En un kaléidoscope vertigineux, entre les époques et entre la solitude intérieure du créateur et l’ébullition collective du spectacle et de la fête nocturne (les Cafés cantantes), certains tableaux s’attachent plus spécifiquement à la biographie de Silverio Franconetti, sous deux aspect :

_ d’’une part, l’"invention" définitive du cante, c’est à dire ce moment où le chant, s’émancipant de la danse, est écouté pour lui-même et s’incarne dans le duo cantaor-tocaor. L’évènement est traduit par la mise en scène de manière saisissante. Alors que l’espace scénique évoluait jusque là de manière fluide, à l’image des mutations rythmiques et mélodiques de la musique, par simples changements de la disposition des tables, chaises et miroirs évoquant le "Café cantante" ou le "Salón de baile" (et donc de la savante géométrie des groupes d’artistes), tous les éléments du décor disparaissent brusquement - l’éclairage est concentré sur le seul duo et le plateau reste dans l’obscurité sur fond de ciel orageux bleu nuit à la manière des peintures noires de Goya : place à la siguiriya, peut être à la fameuse "Siguiriya del Sentimiento" des programmes de concert de l’époque (deuxième mouvement, premier tableau : "Puramente andaluz / Reunión / La función del siglo"). Comme pour souligner ce saut qualitatif, l’accompagnement composé par Jesús Guerrero reprend l’évitement des rasgueados et leur remplacement par de courts motifs mélodiques, mais le traite par des harmonisations résolument contemporaines.

_ d’autre part des péripéties plus précises. Pour le deuxième tableau du deuxième mouvement ("Estampas tauro-flamenca-boleras"), l’évocation de Silverio picador : zapateado et tanguillos - il n’est pas interdit de voir aussi dans leur chorégraphie un rappel de la tradition du baile et du cante "por chufla", c’est à dire parodiques, et souvent inspirés de la tauromachie. Le deuxième tableau du troisième mouvement ("Martinetes 1881 - 1922"), une chorégraphie por siguiriya dansée par des soldats-automates sur la scansion rythmique d’un xylophone, rappelle la brève carrière militaire de Silverio, officier en Uruguay. Cette scène se termine par une exécution qui peut suggérer une autre interprétation (cf. ci-dessous, l’article de Maguy Naïmi) dont la valeur prémonitoire est soulignée par le choix d’une letra attribuée à Silverio Franconetti ("Por Puerta de Tierra no quiero pasar..."), par celle d’une magnifique version de la cabal ("Ábrase la tierra...") et par le final du spectacle ("Final (Composición-Requiem").

La cohésion des danseuses et danseurs solistes, du corps de ballet et des musiciens, et le talent de tous les artistes et des techniciens sont si évidents qu’ils rendent superflue toute mention individuelle particulière. Ajoutons enfin que le spectacle, malgré sa puissance démonstrative, évite soigneusement toute pesanteur didactique. On passe ainsi constamment du rire à l’émotion, dans un plaisir permanent des yeux et des oreilles.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez

Le point de vue de Maguy Naïmi

Le ballet débute sur une présentation des danseurs à l’échauffement sous la surveillance du Maître de Ballet. Ces derniers semblent sortis de tableaux du XIX siècle et les premières danses (jaleos) sont exécutées avec castagnettes : danses populaires, véritables sevillanas en devenir avec des "arrêts sur images" qui donneront sans doute les fameux "desplantes" dont on use et abuse actuellement. Ces personnages qui semblent émerger de scènes de genre danseront ensuite sur des rythmes d’alegrías. Puis on abandonne les castagnettes, et la voix se fait plus flamenca, les premières escobillas apparaissent. Les danseurs entrent un par un et tout le corps de ballet se retrouve sur scène, mais à aucun moment nous aurons l’impression d’une troupe en ordre de marche (sauf dans la scène consacré à l’épisode "militaire" de la vie de Silverio). Les groupes se font et se défont, les chorégraphies sont multiples et cohabitent sur scène. Polos, rondeñas, jaberas, cañas, émergent sous nos yeux, comme sorties des enregistrements d’époque ou de tableaux du passé. Et la magie de ce spectacle consiste en cela : nous avons l’impression que musiques et danses se créent sous nos yeux tant la vitalité et la virtuosité de tous est intense : si les danseurs assurent, véritables virtuoses de la danse bolera et flamenca, les chanteurs et guitaristes ne sont pas en reste. Ils apportent un soutien sans faille notamment sur les jaberas si difficiles à exécuter.

La première bata de cola apparaît pour une caña aux accents de guajira, et les chorégraphies s’enchaînent, certaines comme la serrana particulièrement inspirées par le chant : aux belles interventions des deux guitares répondent des taconeos légers sur a compás de siguiriya. Le plan se resserre sur le guitariste et le chanteur, et de l’obscurité émerge Nani Paños enchaînant accélérations et ralentis, desplantes, voltes… véritable morceau de bravoure. Mais son partenaire Rafael Estévez ne sera pas en reste. Chacune de ses interventions minimalistes est un véritable bijou de grâce et de précision - un petit mouvement du poignet, un léger mouvement du bras, et Estévez vous captive et vous emporte avec lui. L’énorme travail de recherche sur la danse et la musique et sur le contexte historico-culturel ne donne pas lieu à un spectacle poussiéreux, bien au contraire : l’ennui est banni, la joie de vivre de tous, chorégraphes, musiciens et danseurs est communicative. Pour notre plus grand plaisir, Alberto Sellés chantera et dansera en même temps des alegrías ; plus tard, toute la troupe dansera et chantera en chœur le pregón des caracoles.

L’élégance des braceos, l’inclinaison des bustes se mêlent aux chorégraphies plus populaires. De ce melting-pot jaillit la vie. Les caracoles et les mirabrás, les sevillanas et les guarachas, donnent lieu à des danses toniques et chaloupées. Les scènes dansées s’inscrivent dans un contexte historique, celui des mouvements d’émancipation. Des fragments de la vie de Silverio défilent sur scène, son passage dans l’armée uruguayenne d’abord : tout un ballet d’automates, de soldats de plomb masqués, investit la scène et défile sur le compás de la siguiriya. Le personnage de Torrijos (sans doute José María Torrijos y Uriarte, général libéral espagnol qui a lutté contre l’absolutisme et voulait un retour à la constitution libérale de Cadix de 1812) est évoqué ici : "Torrijos se entregó, se rindió, cuando mataron a Torrijos el pueblo se amotinó". Puis les danseurs enchaînent sur des scènes de corrida : Rafael Estévez, garrocha en main, nous rappelle que Silverio fut également picador. Le public des arènes ("Majas et Embozados") semble tout droit sorti des cartons de tapisserie de Goya. Les danses aériennes sans taconeo reviennent en force et la flexibilité des bustes, l’élégance des braceos reprennent leur droit.

" … Aquel Silverio" est un spectacle d’une densité et d’une qualité artistique exceptionnels, à voir et à revoir absolument. Pour une fois, la diffusion commerciale d’une captation vidéo serait plus que justifiée.

Maguy Naïmi

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Joaquín Grilo et Antonio Canales : "Soniquetazo"

Théâtre Villamarta – 25 février 2017

Danse : Joaquín Grilo

Chant : Carmen Grilo et Makarines

Guitare : Juan Requena

Percussions : Ané Carrasco

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Danse : Antonio Canales

Chant : El Galli et Gabriel de la Tomasa

Guitare : Paco Iglesias

Percussions : José Carrasco

Son titre, "Soniquetazo", en épuisant totalement le propos, nous nous permettrons pour une fois de faire l’économie d’une description précise du spectacle de Joaquín Grilo et Antonio Canales. Le synopsis écrit par le second nous assurait que les deux danseurs y "(...) uniraient leur force (...)" et y "(...) mettraient l’accent sur deux styles différents, de Jerez et de Triana (…) et sur la fraîcheur imposée par l’improvisation (…)". De la force, il y en eu certes à profusion. Mais l’improvisation tenait plutôt de la rouerie professionnelle passablement réchauffée, et la différence des styles nous demeura énigmatique, sauf peut-être dans l’usage des bras et des mains – encore fallait-il y être singulièrement attentif, tant il était réduit au minimum syndical.

En guise de scénographie, une sorte d’estrade pyramidale au beau milieu du plateau, où s’agglutinaient les comparses musiciens des deux artistes, éclairés tour à tour selon qu’il s’agissait du "cuadro" de l’un ou de l’autre, ou dans leur totalité pour les rares moments de chorégraphie partagée. Cantonnés la plupart du temps à un rôle de faire-valoir, ils eurent très rarement l’occasion d’exprimer leur talent, à l’exception, fugitivement, d’El Galli (Pregón et Martinete), Gabriel de la Tomasa (Siguiriya de Paco la Luz) et Juan Requena pour un bref solo por taranta. Comparer les prestations de ce dernier pour "Soniquetazo" puis pour "Catedral" de Patricia Guerrero (superbe dans ce dernier spectacle) s’avéra d’ailleurs fort éclairant sur le bon (disons, respectueux) et le mauvais usage de la musique dans un spectacle de danse flamenca. Nous ne pourrons donc rien dire des autres valeureux protagonistes, que nous espérons pouvoir écouter dans des conditions plus dignes, si ce n’est qu’ils eurent bien du mérite à tenter de surnager dans un déluge constant de décibels et de rythmes redondants – Carmen Grilo et Makarines pour le chant, et Paco Iglesias (qui eut tout de même droit à une brève accalmie, un trémolo por soleá) pour la guitare. Paradoxalement, les meilleurs moments de musique, les plus construits et intelligibles, furent les duos de percussions qui préludèrent à quelques bailes (Ané Carrasco et José Carrasco).

Loin de nous l’idée de contester la vaillance, la technique et la virtuosité rythmique de joaquín Grilo et d’Antonio Canales, mais on chercha vainement quelque idée de chorégraphie : sur une mince bande en bord de scène, parallèle à la salle, les deux bailaores évoluaient le plus souvent sur leur propre territoire, côté cour et côté jardin, soit en mano à mano, soit plus rarement de concert, et se rejoignaient périodiquement au centre en un simulacre de joute sur-joué. Les armes du combat étaient invariablement des taconeos interminables, crescendo et accelerando, et des desplantes spectaculaires – sans oublier de périodiques appels du pied (on nous pardonnera cette expression pour un baile "tout taconeo") pesamment appuyés adressés au public. Scénario invariable pour une symétrie invariable de chaque numéro : bulerías contre bulerías, alegrías et tangos (étrange association) contre alegrías et tangos, siguiriyas contre siguiriyas… Une seule exception, d’ailleurs pour nous le seul moment intéressant du spectacle : une brève taranta dansée par Joaquín Grilo, qui pour l’occasion retrouva miraculeusement et élégamment ses bras (prématurément gâchée par une version tonitruante de "María de la Ó", d’abord en pasodoble puis por rumba) contre une belle soleá dansée par Antonio Canales (avec là aussi des arabesques de bras majestueuses sur le trémolo).

La monotonie du spectacle était encore aggravée par la manie des escobillas frénétiques à répétition : dans ces conditions, les compases des bulerías, alegrías, siguiriyas et soleares finissent par devenir interchangeables (sans parler des "différences de styles" entre Jerez et Triana), surtout s’ils sont noyés dans les pléonasmes rythmiques permanents de deux percussionnistes, cinq palmeros (la cantaora et les quatre cantaores) et deux guitaristes astreints à produire des effets percussifs sur cordes étouffées. Sauf à servir d’épreuve d’endurance pour les danseurs, bien superflue, nous peinons à comprendre la pertinence d’un accompagnement des percussions du taconeo par une pléthore d’autres percussions. Bref, ce qui faisait tout le sel des tablaos de la grande époque nous semble notoirement insuffisant pour tenir la distance aux dimensions d’une grande scène de théâtre, qui plus est sur près de deux heures de représentation.

Avouons que nous avons prudemment quitté la salle avant le dernier baile, que nous soupçonnions devoir être une bulería interminable, pour être sûr de ne rien manquer du concert de musique de Mayte Martín qui suivait. Avouons également que la majorité du public manifesta régulièrement son enthousiasme. Nous soupçonnons donc qu’il nous manque quelques données culturelles, et nous imputerons à cette lacune notre allergie incurable à ce genre de démonstration athlétique de mâles surpuissants.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Manuel Moneo Carrasco / Fernando de la Morena Hijo

Cycle "Los conciertos de palacio"

Palacio Villavicencio – 25 février 2017

Chant : Manuel Moneo Carrasco et Manuel Soto Carrasco "Maloko"

Guitare : Fernando de la Morena Hijo

Palmas : Manuel Soto "El Bo" et Alex Fernández

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Palacio Villavicencio - 27 février 2017

Chant : José de los Camarones et Manuel Fernández Carrasco "El Borrico"

Guitare : Manuel Heredia et Antonio Jero

Palmas : Manuel Soto "El Bo" et Carlos Grilo

José de los Camarones

Il est tout à l’honneur du Festival Flamenco de Jerez d’offrir chaque année à des artistes débutants, ou encore peu connus hors du cercle des peñas andalouses, un tremplin prestigieux, et à leur public et aux journalistes l’occasion de savourer en gourmets des récitals intimes "acoustiques". Cette année, les deux premiers concerts du cycle "Los conciertos de palacio" auxquels nous avons assistés étaient consacrés à des cantaores jerezanos, tous issus de dynasties de renom (les Moneo, Soto, Carrasco, Fernández…) à l’exception de José de los Camarones, par ailleurs également seul détenteur d’une discographie déjà consistante.

L’horaire peu habituel des concerts (de 19h à 20h), le peu de temps disponible pour chacun (deux artistes pour chaque programme, donc une demi-heure pour chaque mini récital, quatre séries de cantes en moyenne) et le manque d’expérience expliquent sans doute des entrées en matière souvent hésitantes. Mais aucun n’a démérité, et tous, selon leurs moyens, ont défendu avec "entrega", qui son héritage, qui sa volonté d’innovation, et qui un répertoire plus hétérodoxe mesuré à l’aune de ce qu’on pense être, souvent à tort, la tradition jérézane. Au total, des prestations inégales, mais riches en instants émouvants.

Manuel Fernández Carrasco "El Borrico" / Antonio Jero

Celui qui nous a le plus convaincu est sans doute Manuel Moneo Carrasco, particulièrement dans son hommage à son oncle El Torta, por tientos y tangos, et dans une belle série de soleares (Alcalá et Cádiz). Ajoutons des cantes classiques por siguiriya (un cante de El Marrurro particulièrement réussi) et des bulerías de La Plazuela parfaitement idiomatique : du bel ouvrage.

Le style de Manuel Soto Carrasco "Maloko" est nettement plus aventureux, et l’on y sent affleurer l’influence d’hétérodoxes tels Tomasito ou "Sorderita". Il mêle ainsi aux modèles mélodiques traditionnels qu’il interprète des incises de "rap flamenco" et des ornementations originales, avec des résultats contrastés : plutôt contestables dans les martinetes initiaux et la siguiriya "de cierre" de Juanichi El Manijero popularisé par La Piriñaca, mais franchement intéressants dans les bulerías et surtout les bulerías por soleá.

José de los Camarones s’écarta, avec des bonheurs divers, du répertoire attendu d’un cantaor jerezano : tonás certes, mais sur un poème d’Omar Kayyan ; une série composée d’une granaína, deux rondeñas et un fandango de Lucena ; et des soleares de Triana. Il fut aussi le seul à ne pas chanter por bulería, terminant son récital par des siguiriyas – jerezanas cette fois (Manuel Molina et Tío José de Paula), mais avec pour la coda une version personnelle du cante de El Planeta.

Manuel Fernández Carrasco doit assumer le lourd héritage de son illustre grand-père, auquel il doit son surnom, "El Borrico". Il en a la puissance et la voix grave, mais il manque encore à l’évidence de l’expérience de la scène et du minimum de technique vocale (surtout quant au contrôle du souffle) nécessaires à une transmission convaincante du répertoire "de la casa", passablement limité, mais qu’il connaît parfaitement – des faiblesses patentes dans les martinetes, les tientos et tangos et les soleares, compensées par la qualité des siguiriyas (deux cantes de Paco la Luz, un de Tío José de Paula et deux de Manuel Torres, dont son cante "de cierre") et des bulerías (cortas de Jerez, Cádiz et un cuplé dynamisé par quelques "trabalenguas" bien maîtrisés).

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


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