Esperanza Fernández et Miguel Ángel Cortés

"De lo Jondo y Verdadero"

vendredi 12 février 2016 par Claude Worms

XXV Festival Sons d’hiver

Théâtre Claude Debussy, Maisons-Alfort

11 février 2016

De lo Jondo y Verdadero

Théâtre Claude Debussy / Maisons-Alfort / 11 février 2016

Chant : Esperanza Fernández

Guitare et direction musicale : Miguel Ángel Cortés

Danse : Ana Morales

Choeurs et palmas : Dani Bonilla

Percussions et palmas : José Fernández et Jorge Pérez "El Cubano"

Nous en rêvions depuis longtemps, Chantal Maria Albertini, Trini Gutiérrez (Icart), ViaVox, le Festival Sons d’hiver et le Théâtre Claude Debussy de Maisons-Alfort l’ont fait : confier un programme en deux parties à un même guitariste, dans deux exercices aussi difficiles que différents, le concert en soliste et l’accompagnement du chant. Hier soir, près de deux heures et demie de musique, qui auraient largement suffit à fournir la matière de deux récitals.

Il faut dire qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel guitariste. Nous avons déjà eu souvent l’occasion de dire notre admiration sans réserve pour Miguel Ángel Cortés, non seulement en tant qu’interprète et virtuose, mais aussi et surtout en tant que compositeur. Les sept pièces qu’il interpréta en première partie, pour la plupart extraites des albums "Bordón de trapo" et "El calvario de un genio", en furent une nouvelle démonstration. On nous pardonnera donc d’enfreindre pour une fois les règles de la hiérarchie flamenca, et de commencer cette chronique par la guitare, et non par le chant - d’autant qu’il signe également la direction musicale du récital d’Esperanza Fernández. La suite tripartite qui ouvrit le concert est à elle seule un résumé de l’art du compositeur : Taranta (mode flamenco sur Fa#) hiératique ("Nuestros mayores") / long trémolo d’une belle éloquence mélodique modulant à la quinte supérieure, "por Granaína" (mode flamenco sur Si) / Bulería "por Granaína" ("28 de mayo"). Suivit une première surprise, une version flamenca de la Jácara baroque, avec un traitement de la basse obligée en rasgueados et arpèges "historiquement informé" - à quand un duo avec Rolf Lislevand ? Cette composition a sans doute été inspirée à Miguel Ángel Cortés par sa participation au disque "Las idas y las vueltas", avec l’ Accademia del Piacere de Fahmi Alqhai et Arcángel -
Las idas y las vueltas. Toujours est-il qu’il s’agit d’un enrichissement consistant du répertoire de la guitare flamenca, auquel nous souhaitons une postérité aussi riche que celle des Panaderos d’Estebán de Sanlúcar. Après la danse baroque-flamenca, changement d’atmosphère avec "Pasión por Cayetano", une pièce libre dont le lyrisme nous rappela certaines compositions de Manolo Sanlúcar (les albums "Sentimiento" et "... y regresarte"), et l’ascétisme des Siguiriyas en mode flamenco sur Ré, (extraites de "Media vida" et de "Esta herida mía"), dont les innombrables variantes sur la "llamada" traditionnelle, toutes plus belles les unes que les autres, forment l’implacable fil conducteur - en coda, un hommage aux "remates" torrentiels de Paco Cortés, son frère aîné. Restons donc en Ré (majeur cette fois), pour les Alegrías "Valgáme Dios compare", puis, en duo avec José Fernández (cajón), les Tangos "Sueño de un torero", très albaicineros (en mode flamenco sur Ré). Pour terminer cette première partie, Miguel Ángel Cortés est revenu à un contexte harmonique plus traditionnel, avec des Bulerías "por medio" sur un tempo infernal - falsetas issues de "Raquel" (de l’album "Patriarca") et une fugace citation d’une arabesque en picado de Juan Habichuela.

Notons au passage que le guitariste avait évité autant que possible les doublons avec les palos que devait ensuite interpréter Esperanza Fernández, et qu’il avait ménagé une adroite gradation sonore en ne faisant intervenir qu’un seul percussionniste sur ses deux derniers morceaux, avant l’entrée en scène du sextet qui allait intervenir pour le récital d’Esperanza Fernández. Pour l’accompagnement, outre la richesse des harmonisations et les basses chromatiques (Alegrías notamment) qui offrent un écrin idéal au cante, nous avons été conviés à une visite guidée de l’histoire de la guitare flamenca, avec une profusion de "diferencias" - restons baroques... - sur les paseos traditionnels (Soleares et Caña, entre autres), et une sélection de morceaux choisis d’abord cités textuellement, puis savoureusement détournés par quelques développements personnels, harmonies savamment dissonantes, et autres syncopes dynamiques - un fameux arpège "por Granaína" de Paco de Lucía ( "Generalife bajo la luna"), et des falsetas de Juan Habichuela (Tangos), Pepe Habichuela (Alegrías), Sabicas et Diego del Gastor (Bulerías)...

Esperanza Fernández avait inscrit à son programme "El año del cometa" - traité ici en une suite récitatif / Milonga / Guajira - qui fait aussi partie du répertoire de Rocío Márquez. Impossible d’imaginer deux interprétations plus dissemblables, bien qu’également délectables. Miguel Ángel Cortés accompagne régulièrement les deux cantaoras, ce qui fut pour nous une excellente occasion de mesurer son intuition musicale (et sans doute aussi la rigueur de son travail préalable), ses "réponses", ses textures sonores et jusqu’à la dynamique de ses arpèges et de ses rasgueados étant radicalement différentes et parfaitement en phase avec les spécificités vocales des deux artistes.

Il faut avoir le goût du risque pour commencer un récital de cante par les Peteneras de Pastora Pavón... De fait, Esperanza Fernández nous en livra une version un peu raide, pour les phrasés comme pour l’ornementation, mais non sans surprises : les deux premières ("cortas") ad lib., même pour leurs estribillos habituellement chantés a compás ; et la dernière ("larga") a compás, alors que l’usage actuel la veut récitative. Ce premier tableau fut de toute façon sauvé par la grâce et l’expressivité du baile d’ Ana Morales, "de cintura para arriba", en éloquent commentaire visuel des letras. Le reste du concert fut par contre remarquable de bout en bout, à commencer par les Soleares qui suivirent, là encore avec une construction originale : avec le renfort de José Fernández (percussions), Jorge Pérez "El Cubano" (palmas et nudillos) et Dani Bonilla (palmas, nudillos et choeurs), trois Soleares de Triana (la dernière "apolá"), puis, après une falseta accelerando de Miguel Ángel Cortés, la Caña dans la version de Rafael Romero, conclue par la "cante de cierre" d’Enrique Ortega ("Todos le piden a Dios / la salud y la libertad..."). Les Alegrías présentaient la même structure bipartite : les trois cantes classiques d’ambitus croissant (plus la Cantiña de Rosa la Papera "Cambiaste el oro por plata"), le juguetillo du dernier étant brusquement coupé en son milieu par un arrêt sur son, puis par une falseta initiant des Bulerías de Cádiz.

Avec ces deux suites de cantes, nous avions retrouvé avec bonheur la beauté du timbre d’Esperanza Fernández, sa manière inimitable d’attaquer certaines notes clés légèrement "par en-dessous", sa maîtrise sans faille du compás et son engagement expressif. Par contre, nous ne nous attendions pas à lui découvrir la fine musicalité et la sobriété dont elle fit preuve dans la Granaína et la Media Granaína d’Antonio Chacón, deux purs moments d’émotion ("Engarzá en oro y marfil..." / "Viva el puente del Genil") - qualités dont elle était peu coutumière jusqu’à présent, du moins à ce niveau. Elle servit avec la même délicatesse les Marianas inspirées de Bernardo el de los Lobitos, contrastant avec le drive communicatif des Tangos de Granada qui suivirent sans interruption.

La longue suite sur le compás de Siguiriya était elle aussi remarquable par sa construction et son interprétation, avec, comme pour les Peteneras, une belle illustration d’Ana Morales, rythmique cette fois - pantalon et taconeo. Commencée a cappella par la Cabal de Silverio qui conclut habituellement les Siguiriyas ("Ábrase la tierra..."), elle se poursuivait par la Siguiriya d’Antonio Cagancho, puis le Cambio de Manuel Torres ; et s’achevait, après une falseta modulante de Miguel Ángel Cortés (du mode flamenco sur La, "por medio", au mode flamenco sur Mi, "por arriba"), par la série canonique Liviana / Serrana / Cambio... mais la Siguiriya de cambio de María Borrico était remplacée par le cante abandolao de Frasquito Yerbabuena... a compás de Siguiriya : en somme une synthèse de l’usage ancien de conclure la Serrana par des Verdiales et de celui imposé par Pepe de la Matrona (coda a compás de Siguiriya, comme la Liviana et la Serrana précédente).

Après un tel programme, Esperanza Fernández trouva encore l’énergie de terminer son récital par une époustouflante version de Bulerías de La Paquera, dignes de leur modèle, non seulement pour leur intensité vocale (y compris les fameuses notes tenues interminablement ouvrant sur des silences abyssaux), mais aussi pour l’abattage scénique légendaire de l’interprète.

Le temps avait passé trop vite pour nous comme pour le public enthousiaste, qui réclamait unanimement des prolongations. La soirée s’acheva donc sur le recueillement a cappella de l’hymne des gitans, "Gelem-Gelem".

Claude Worms

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