Francisco Peregil : "Camarón de la Isla. La douleur d’un prince"

mercredi 27 février 2019 par Claude Worms

Francisco Peregil : "Camarón de la Isla. La douleur d’un prince" - Saint-Sulpice-la-Pointe, Les Fondeurs de Briques, 2019 (175 pages). Traduction : P.J. Bourgeat.

Photo : Alberto Schommer

Il sera judicieux de commencer la lecture de ce livre par l’épilogue écrit en 2014 par Silvia Cruz Lapeña (p. 159-171) à l’occasion de sa réédition par les éditions "Libros del KO" (Madrid). Par ailleurs auteur d’un savoureux essai chez le même éditeur (Crónica jonda, 2017), elle contextualise opportunément la parution de l’ouvrage de Francisco Peregil, écrit dans l’urgence en 1993, un an après le décès de Camarón de la Isla, à quarante-deux ans - donc en pleine naissance du mythe et de la trop fameuse controverse entre la famille du cantaor et celle de Paco de Lucía sur les droits d’auteur générés par les ventes de ses enregistrements, au demeurant fort modestes, du moins mesurées à l’aune des rendements attendus par une multinationale comme Polygram / Universal - à la mort de Camarón, elles se situaient entre 3248 ("Calle Real", 1983) et 80616 ("Soy giano", 1989) exemplaires vendus, tous supports confondus ("La leyenda del tiempo", devenue légendaire depuis, plafonnait à 5482 treize ans après sa parution, malgré un budget de production conséquent).

Francisco Peregil n’étant ni musicologue ni particulièrement spécialiste du flamenco, on n’attendra pas de "Camarón de la Isla. La douleur d’un prince" des informations précises sur la musique du cantaor. Les rares (heureusement) considérations de cet ordre sont pour le moins incertaines - les quelques erreurs qui suivent pouvant déconcerter les lecteurs non avertis, on nous pardonnera de les corriger. Nous apprenons ainsi qu’"il attaquait par un rythme binaire de seguiriya pour passer à un autre de bulería, mais ces deux rythmes ne s’accordaient pas" (p. 25). Personne ne s’était avisé jusqu’alors que la siguiriya était binaire (?!), et tous les guitaristes, danseurs et palmeros savent qu’il suffit au contraire de commencer un trait sur le troisième temps du compás de la siguiriya (première noire pointée) pour passer aisément à la bulería (le temps 3 du compás de la siguiriya correspondant alors au temps 12 de celui de la bulería). Une erreur chronologique ne tirerait pas à conséquence si elle ne rendait incompréhensible le parcours discographique de Camarón, déjà passablement embrouillé : "Suite à cet album ("Te lo dice el Camarón" - NDR), il a gravé "Como el agua", son (allusion à Tomatito - NDR) premier travail avec Paco de Lucía (p. 104) - "Como el agua" est sorti en 1981, "Te lo dice el Camarón" cinq ans plus tard, après "Calle Real" (1983) et"Viviré" (1984)... La critique d’un Camarón qui aurait été trop influencé par Antonio Mairena, que l’auteur cite page 148, paraît légèrement étrange quand on connaît les styles des deux artistes : ""Il (Paco de Lucía - NDR) en discuta avec beaucoup de gitans qui maintenaient que Camarón était trop mairenero et que c’était de la triche". L’accueil pour le moins mitigé qu’il reçu lors de son unique incursion au Festival de Mairena del Alcor en 1975 suffirait d’ailleurs à prouver le contraire - nous y étions et vous pouvez en écouter sur Flamencoweb quelques extraits sonores (1975 : En vivo desde los festivales de Ronda y Mairena del Alcor. Cf : ci-dessous, notre galerie sonore). Ce qui n’empêcha pas Camarón d’avoir eu des modèles, auxquels il a d’ailleurs rendu hommage dans ses enregistrements : Juana Cruz Castro, sa mère, La Perla de Cádiz, La Repompa, Manolo Caracol, Porrina de Badajoz, Antonio El Chaqueta, Chato de la Isla etc.

Quelques autres erreurs sont imputables à la traduction : 1) lors de sa célèbre entrevue avec Sabicas à New-York, Paco de Lucía ne joua pas pour Niño Ricardo mais dans le style de Niño Ricardo ("por Niño Ricardo" - p. 149. La critique de Sabicas reprochant à Paco de ne pas jouer ses propres compositions serait incompréhensible sans cette correction ; 2) Camarón aurait enregistré "deux singles de villancicos (poèmes de la Renaissance ibérique)" (p. 137) : la définition est exacte, mais gageons que Camarón a interprété des chants de Noël vernaculaires et non les poèmes en question, qui plus est traités en général en écriture polyphonique ; 3) "Paco (de Lucía - NDR) souffrait sans doute plus que quiconque de la dégradation artistique de son idole, car, comme Paco Cepero, il avait connu le temps où le génie enfilait les paroles les unes après les autres sans la moindre erreur" (p. 148) : il s’agit sans doute du terme "letras", qui renvoie certes aux paroles, mais aussi dans l’esprit des professionnels au modèle mélodique qui leur est attaché. Il est probable que c’est la mémoire musicale de Camarón, et non sa mémoire des textes, qui provoquait l’admiration de ses guitaristes.

Nous devons d’ailleurs à Paco de Lucía le meilleur portrait musical du livre, que nous ne résistons pas à citer quasi intégralement : "Il était si parfait qu’on aurait dit une machine. Et je parle en musicien.[...] Sa tessiture était celle d’un instrument. Je n’ai jamais entendu ça. Il purifiait la tournure de toutes les phrases et de chaque note des mouvements (sans doute des "tercios" - NDR). Et il sortait des envolées si longues qu’on aurait dit qu’il n’arriverait pas au bout avec sa poitrine si petite et ses trois paquets de clopes par jour... Et parfois, quand il arrivait à la fin de son couplet, je suffoquais rien qu’à le voir. Et il achevait avec une force et une assurance impressionnantes. Des fois, il m’a semblé qu’il allait perdre sa voix, mais elle restait toujours là. Il avait un contrôle ahurissant. Il m’a donné la même sensation que Chick Corea quand il joue du piano. Mais lui, c’est un homme à l’intelligence peu commune, qui a toute une philosophie de contrôle mental, alors que Camarón, rien de tout ça. Il avait une justesse qui normalement, quand tu n’as plus de souffle, te fais sonner faux et te planter. Mais lui n’a jamais chanté faux. Il m’a toujours déconcerté, autant comme personne que comme chanteur. [...] J’ai toujours pensé que pour chanter ainsi, il avait un cerveau exceptionnel mais, moi, il ne me donnait pas l’impression d’être très intelligent. Sa tête était normale mais pour chanter comme ça, il devait être un authentique scientifique. Je parle ici de technique, pas de génie. Les chanteurs d’opéra consacrent toute leur vie à l’étude pour en arriver là. Lui, il le faisait par pure intuition. [...] Pour bien chanter, il faut connaître la guitare. Les cantaores de son époque criaient et ce cri sonnait bien. Mais Camarón était conscient de chaque fausse note. C’était un musicien. Il respirait en jouant et il jouait bien" (p. 153-154).

Résumons : intonation parfaite, longueur de souffle et musicalité de chaque nouvelle paraphrase de cantes qu’il avait auparavant réduits à leur quintessence mélodique. On comprend pourquoi l’excellent critique Manuel Bohórquez affirme : "Camarón révolutionna le chant sans grand apport personnel mais par un son singulier et un charisme comme peu en ont eu dans le cante du XX siècle" (p. 159-160). Camarón n’avait en effet pas besoin de créer des cantes : il suffit d’écouter les véritables anthologies de ses palos favoris - soleares, siguiriyas, fandangos, cantes de minas, alegrías et cantiñas, tientos-tangos, bulerías - qu’il enregistra dans ses sept premiers albums (1971 - 1977) pour comprendre qu’il aurait pu au moins co-signer tous les modèles mélodiques traditionnels. Malgré les apparences, il fut en fait un cantaor à l’ancienne, dont le répertoire de concert resta jusqu’à la fin concentré sur les chants patrimoniaux, en contraste frappant avec les programmes de ses enregistrements de la seconde période (1979 - 1992). On ne lui connaît que de rares tentatives de création : la "Canastera" (sur le rythme du fandango de Huelva, arrangée par Paco de Lucía en mode flamenco sur Do#, por rondeña - 1972) et quelques cantiñas à partir de "Como el agua" (1981), qui d’ailleurs eurent plus de succès posthume que la Canastera. C’est peut-être parce qu’il ne pouvait plus chanter les siguiriyas qu’il transforma les bulerías ludiques en genre dramatique en leur injectant les affects de la siguiriya, à partir de "Calle Real (1983). Finalement, la révolutionnaire "Leyenda del tiempo" n’aura sans doute été qu’une expérience sans lendemain, qui ne semble pas avoir convaincu son auteur lui-même malgré sa brillante postérité. Aussi le style de Camarón resta-t-il intransmissible : même les mieux doués de ses imitateurs (Duquende, Potito, El Cigala, Remedios Amaya, José Parra etc.) s’engagèrent dans une voie sans issue de laquelle certains ne sont jamais sortis ; d’autant qu’ils semblent avoir été subjugués par le Camarón des dernières années, le répertoire limité de ses derniers albums, et le registre très aigu auquel son manque d’assise dans les graves le contraignait - les chefs d’œuvre annuels de la première période montrent a quel point il s’agissait d’un choix forcé, par la maladie et l’épuisement. La plupart de ses émules s’y cassèrent les cordes vocales. Paco de Lucía et Tomatito en sont partiellement responsables, tant ils ont cherché à engager dans leurs groupes des cantaores qui leur rappelaient leurs années Camarón, sans trop d’égards pour leurs voix.

Le livre de Francisco Peregil pourrait être sous-titré "Sex and drugs and flamenco", surtout drogues et flamenco pour être juste.
Si Philippe Manœuvre était espagnol, il aurait pu écrire sur le cantaor dans les mêmes termes. Les premières lignes donnent le ton : "En Camarón, cohabitaient à la fois un anachorète en quête de public et un taulard cent fois prostitué. Même lorsqu’il entonnait des chants joyeux, sa voix suintait de douleur". [...] Le cantaor gitan Manuel Torre, honorable analphabète, miséreux et personnage antipathique, a fait couler plus de larmes en ses cinquante-cinq années de vie (1878-1933) que tous ses contemporains réunis. Il était si étrange, imprévisible et extravagant que ses pareils l’avaient surnommé "el Majareta" (le Dingue). Pour mieux pimenter la légende de celui qui fut roi et vassal du duende [...] - extraits des lignes 2 à 12 du premier chapitre (Lorca suit naturellement de très près, ligne14). Non sans humour (involontaire ?), l’auteur nous affirme plus loin, au début du deuxième chapitre, vouloir "éviter la la littérature facile au sujet du duende, du génie de l’éphémère, de son sublime et de tout ce fatras de lieux communs obligés" (p. 29). Et fort heureusement, le livre vaut en effet mieux que ces quelques citations.

C’ est d’abord un portrait en creux de l’homme Camarón, que chaque lecteur construira à sa guise au fil des heurts de flashes - témoignages, anecdotes, scènes drolatiques (parfois franchement surréalistes) ou tragiques - dont le rythme échevelé ne semble parfois obéir qu’à des associations d’idées fortuites. Malgré une structure narrative en chapitres plus ou moins thématiques, les digressions ne manquent pas, et elles sont souvent d’heureuses surprises. En cela, hasard ou projet prémédité, l’ouvrage peut être lu comme une sorte d’avatar littéraire de la structure traditionnelle des séries de cantes ou de falsetas : des assemblages d’objets musicaux (textuels en l’occurrence) clos sur eux-mêmes, aléatoires quant à leur durée, leur ordre et leur configuration, qui ne dépendent que de l’inspiration du moment.
Quelques thèmes émergent cependant, plus ou moins fermement tenus : les gardes du corps-hommes à tout faire, dont on ne sait s’ils subissent les caprices de leur patron par opportunisme ou par dévotion (sans doute les deux) ; les médecins et psychologues tentant vainement de délivrer le cantaor de sa dépendance aux drogues, ou au moins d’en limiter les dégâts ; les managers et les producteurs (Antonio Sánchez Pecino - le père de Paco de Lucía -, Jesús Antonio Pulpón, Ricardo Pachón) ; les paroliers (Antonio Sánchez Pecino, Pepe de Lucía, Juan el Camas, Carlos Lencero - auteur lui aussi d’une biographie de Camarón : "Sobre Camarón. La leyenda de un cantaor solitario", Barcelone, Alba Editorial, 2009) ; les guitaristes (Paco Cepero, Ramón de Algeciras, Paco de Lucía, Tomatito) etc. Tous ont naturellement beaucoup à raconter, et nous laisserons au lecteur le plaisir de la découverte. Il faudra toutefois se garder de prendre tous les témoignages au pied de la lettre, et tenir compte du goût des personnages du milieu flamenco pour l’hyperbole et de leur propension à inventer quelques détails pittoresques et / ou à se montrer complaisants, c’est-à-dire à raconter à leurs interlocuteurs ce que précisément ils souhaitent entendre - c’est d’ailleurs là l’un des agréments de leur conversation.

La plupart s’accordent cependant pour nous décrire un Camarón introverti, timide, craintif, méfiant et crédule, volontiers taciturne et en tout cas imprévisible. Ses retraites solitaires, dont il n’informe personne, sont légendaires ; tout comme son rapport complexe à l’argent, de la pingrerie à l’extrême générosité, et en tout cas sans souci du lendemain. Il appartient encore à une génération où les cachets se règlent en liquide, de préférence avant l’entrée en scène. Les contrats ne sont jamais absolument contraignants, pour aucune des parties, et la méfiance règne - Camarón l’étend d’ailleurs à son entourage, même très proche. La plupart des témoins expliquent ces contradictions par une enfance difficile, marquée par la pauvreté. Il est vrai que Camarón ne fréquenta guère l’école, et fut contraint de gagner sa vie très jeune, en chantant avec Rancapino pour quelques sous dans le tramway qui reliait La Isla de San Fernando à Cádiz, puis à la fameuse Venta de Vargas. Evidemment, de la misère au "cri"... Le "cri" de Camarón est l’un des leitmotiv du livre (deux occurrences pour le seule page 73 par exemple), et pour beaucoup la marque distinctive du génie du cantaor, ce par quoi il "transmet" (c’est l’un des verbes magiques de la "langue aficionada") une émotion intense - les poils qui se dressent, la chemise que l’on déchire etc. Rappelons d’abord que pour émouvoir, ce "cri" doit faire sens musicalement, c’est-à-dire être partie prenante d’un discours musical cohérent (cf. supra, les propos d’un expert, Paco de Lucía). C’est bien la raison pour laquelle il fallut attendre la fin de sa carrière pour entendre Camarón crier, du moins si nous nous fondons sur les assez nombreux concerts auxquels nous avons assisté - en fait à partir du moment où, trop affaibli pour assurer les graves de sa tessiture naturelle, il dut choisir des registres trop élevés pour les alléger et du coup forcer sa voix pour atteindre les notes les plus aigües des modèles mélodiques qu’il chantait. Jusque là, Camarón n’usait pas de cris, mais de sforzandos sur le souffle parfaitement maîtrisés et précisément distillés en fonction d’intentions expressives - écoutez par exemple les nombreuses versions live et en studio de la letra "Era tan grande mi dolor..." (citée page 145) par laquelle il aimait conclure ses séries de bulerías. D’autre part, la faculté d’atteindre dans une interprétation un climax d’émotion (abandonnons le cri, d’autant que le mot "émotion" admet le pluriel, et n’est pas fatalement synonyme de tragique ou de douleur) n’implique pas automatiquement d’être issu d’une famille misérable - dans le cas contraire, il y aurait eu pléthore de génies de l’envergure de Camarón à Triana, Jerez, Cádiz... et partout ailleurs en Andalousie. La Niña de los Peines, son frère Tomás Pavón, Manolo Caracol étaient gitans et de familles aisées (l’un n’empêche pas l’autre), ce qui ne les empêcha nullement de "transmettre". Il faudrait donc considérablement nuancer le postulat misérabiliste selon lequel il n’existe de cantaor authentique que souffrant, parce que le flamenco serait "né ainsi : du malheur et du besoin d’expression d’un peuple opprimé" (propos de Felipe García, propriétaire du tablao "Torres Bermejas" de Madrid, cités page 169). De là à prétendre que le flamenco authentique est mort (ce ne serait pas la première fois depuis la fin du XIX siècle...), il n’y a en général qu’un pas - parce que les jeunes artistes ont toujours mangé à leur faim, parce qu’ils bénéficient de la Sécurité Sociale, qu’ils sont bacheliers, ou pire, qu’ils ont fréquenté l’université etc. (heureusement pour eux, serions nous tentés d’écrire). Ce serait aussi réduire le flamenco à un seul mode d’expression, alors que, comme toute musique savante, il autorise une multitude d’approches esthétiques, de Manuel Torres à Pepe Marchena, toutes aussi respectables et "authentiques" les unes que les autres. Bref, si Camarón déchaîna souvent l’enthousiasme du public, c’est tout simplement parce qu’il fut un musicien et interprète de haut niveau (cf. supra... Paco de Lucía).

Silvia Cruz Lapeña observe avec raison que le "mythe" Camarón, du moins au tournant des années 1980-1990, est plus une affaire de mode vestimentaire que l’effet d’un véritable intérêt musical : "Comme tout mythe, Camarón est, lui aussi, fait de constructions. Il portait une large veste et un foulard autour du cou, symboles du gitan rempailleur qu’il n’était pas et imposa ce look à bien des gitans et payos qui ont copié sa démarche, sa coiffure et même ses "gémissements". Camarón mit l’être gitan à la mode et comme s’il avait été un stratège génial et involontaire du marketing, il créa également le besoin et le désir de le devenir. [...] Camarón imposa plus une mode qu’un art [...] (p. 160-161). Comme en témoigne le bande sonore de certains films de l’époque (entre autres "Deprisa, deprisa", de Carlos Saura - 1981) ses adeptes préféraient d’ailleurs nettement les rumbas des Chichos ou des Chungitos au cante flamenco, fût-il celui de leur idole. Le rock andalou et la "movida" aidant, on crut voir dans le flamenco le blues autochtone, et dans les gitans des hippies ibériques. Camarón et Paco de Lucía, comme Lole Montoya et Manuel Molina, fréquentèrent plus ou moins régulièrement les principaux acteurs d’un courant musical mêlant inextricablement blues, rock, flamenco, marginalité, drogues et vie en communautés : les musiciens de "Pata Negra" (Raimundo et Rafael Amador en particulier), de "Tabletom", d’ "Arte 4" (groupe du chanteur, guitariste et compositeur El Chino), de "Dolores" (Pedro Ruy-Blas, Jorge Pardo, Rubem Dantas), les rumberos du quartier "Caño Roto" de Madrid (Los Chichos, Las Grecas), Gualberto, Kiko Veneno etc., et le producteur Ricardo Pachón, très impliqué dans cette mouvance artistique. On aurait d’ailleurs aimé en savoir plus sur cette nébuleuse, dont les membres ont tous plus ou moins inspiré "La leyenda del tiempo" et / ou participé à sa gestation, sinon à sa réalisation.

Comme beaucoup d’artistes flamencos de sa génération, Camarón était donc à la fois irrésistiblement attiré par les temps nouveaux dans lesquels baignait la scène musicale espagnole, et profondément imprégné par la culture musicale et par les pratiques professionnelles de la génération de ses parents. Il incarnait une "querelle des anciens et des modernes" et la vécut entre autres sur deux modes qui, avec le "cri", sont les deux autres fils conducteurs du livre : la drogue et le conflit sur les droits d’auteur.

Nous passerons rapidement sur la drogue. On nous affirme que c’est le cancer, et non la drogue qui tua Camarón. Rien de plus exact, mais il n’en reste pas moins que le cante est aussi un sport de haut niveau, qui nécessite une intégrité physique à laquelle l’usage intensif de stupéfiants s’avère peu propice. La mode Camarón (et non l’artiste lui-même, naturellement) aura ainsi été l’une des causes d’une génération flamenca perdue, les jeunes artistes étant persuadés que la drogue était la clé de l’inspiration et de la réussite ; l’une des causes également de la dislocation d’un grand nombre de familles gitanes, à laquelle ne résistèrent tant bien que mal que les femmes, mères et grands-mères. Le conflit sur les droits d’auteur entre la famille de Paco de Lucía et celle de Camarón est l’un des effets collatéraux de l’intrusion des multinationales dans la production discographique flamenca (et donc de l’augmentation, même modeste, des ventes), activé par le souci tardif de Camarón de léguer à sa famille quelques moyens de subsistance. Pour le comprendre, il faut revenir sur la personnalité d’Antonio Sánchez Pecino, le père de Ramón de Algeciras et de Pepe et Paco de Lucía : un homme d’une époque où le flamenco était avant tout pour une famille pauvre l’un des rares moyens de gagner de quoi vivre décemment : chanter, jouer de la guitare ou danser était avant tout un métier, auquel il forma durement ses enfants, et accessoirement une vocation artistique. Parmi les gains que l’on en pouvait attendre, figuraient donc les droits d’auteur. Mais, pour déposer une composition à la SGAE (notre SACEM), il était obligatoire d’en écrire les premières mesures, ce dont étaient incapables les guitaristes, et a fortiori les chanteurs. Il n’existait que deux moyens pour contourner l’obstacle. Ou bien demander à un arrangeur d’écrire la partition, ce qui en faisait un co-auteur avec lequel on devait partager les royalties - Perico el del Lunar fut pionnier en ce domaine, en enregistrant à la SGAE avec Genaro Monreal "Fiesta. Baile por bulerías", "Amina. Zambra para baile" et "La Caña", respectivement en 1948, 1953 et 1954. Ou bien déposer des textes, quitte à signer des letras traditionnelles ou à les plagier plus ou moins adroitement. Il s’agissait donc d’un cas de légitime défense face à une SGAE qui s’obstinait à dénier aux flamencos le statut de musicien sous le prétexte qu’ils ne savaient pas écrire leur musique, même s’ils la chantaient et la jouaient magnifiquement - pour la discographie de Camarón, Antonio Sánchez Pecino ne s’en priva pas jusqu’en 1977, pas plus que Pepe de Lucía à partir de "Como el agua".

Camarón rompit avec le père de Paco de Lucía précisément parce qu’Antonio Sánchez Pecino concevait la carrière professionnelle selon les critères de son temps. Pour lui, Camarón était le partenaire idéal pour la promotion de Paco. Aussi étrange que cela puisse paraître rétrospectivement, mais conformément à l’indifférence générale des aficionados de son époque pour les guitaristes, il n’envisageait une carrière lucrative de tocaor qu’en tant qu’accompagnateur, de la danse ou, si possible, du chant - d’où la mention "Con la colaboración de Paco de Lucía" dès le premier LP de Camarón (1969), alors que le nom du guitariste n’apparaissait habituellement qu’en très petits caractères (quand il apparaissait...) - ce qui ne l’empêcha d’œuvrer au passage au succès de Camarón. Pour lui, un gagne-pain quotidien à peu près assuré dans ce métier ne pouvait venir que d’engagements dans les tablaos madrilènes les plus prestigieux (le "Torres bermejas" en l’occurrence). Quand Camarón voulut sortir des tablaos et s’introduire dans le circuit des festivals andalous plus lucratifs et moins contraignants, il fit donc appel à l’imprésario Jesús Antonio Pulpón, qui y jouissait d’un quasi monopole. Quand il décida d’enregistrer un disque iconoclaste ("La leyenda del tiempo"), il en confia la production à Ricardo Pachón et non pour Antonio Sánchez Pecino, qui aurait aurait censuré le projet. On comprend que Paco de Lucía ait été confronté à un dilemme insoluble : désavouer son père ou abandonner son ami. Finalement, sa rupture avec Camarón fut de courte durée:il ne participa pas à l’enregistrement de "La leyenda del tiempo", mais renoua, du moins en studio, avec le cantaor dès le disque suivant - en duo avec un Tomatito, révélé par "La leyenda" ("Como el agua". Pacol sera de tous les disques suivants, à l’exception de "Te lo dice el Camarón".

A partir des années 1980, Camarón dut aussi composer avec les nouvelles conditions de production des disques de flamenco. Tant qu’ils étaient enregistrés par des labels espagnols, indépendants ou non (Hispavox, Belter, Movieplay...), les séances habituelles étaient de type "live en studio" : un ou deux jours d’enregistrement, peu ou pas de répétitions avec les guitaristes, parfois convoqués au dernier moment, peu ou pas de montages (on se contentait en général de choisir la meilleure des deux ou trois prises réalisées). Ce fut le cas pendant toute la période Sánchez Pecino, même si le label était Philips. Ces habitudes artisanales changèrent radicalement à partir de "Calle Real", avec des méthodes de production alignées sur les standards de qualité de la variété internationale. On imagine sans peine qu’un cantaor aussi profondément traditionnel et fantasque dans l’exercice de son art que Camarón ne fut jamais vraiment à l’aise avec des séances s’étalant sur des semaines, voire sur des mois, au cours desquelles on ajoutait les parties de musiciens qui parfois ne se rencontraient même pas - sans compter le mixage façon puzzle et les effets sonores divers et variés qu’il ne contrôlait pas. On lira à ce propos quelques anecdotes significatives dans le livre, et l’on constatera qu’après "La leyenda del tiempo", Camarón a sauvegardé l’essentiel, pour lui tout au moins, en revenant définitivement au bon vieux format fondamental chant / guitare (guitares plutôt - Paco de Lucía et Tomatito de préférence), quitte à le pimenter marginalement avec quelques musiciens du sextet de Paco (Carles Benavent et Rubem Dantas), voire avec le "Royal Philarmonic Orchestra" ("Soy gitano". Bref, le crossover, pour tentant qu’il soit, ne lui convenait pas vraiment, et ce n’est pas seulement sa mort prématurée qui le priva d’une carrière internationale et de concerts gigantesques avec les stars du rock, qu’il souhaitait et redoutait sans doute à la fois, malgré l’admiration que lui vouaient Sting, Bono, Elton John, Peter Gabriel (page 140) ou Frank Zappa.

S’il n’est pas un essai sur Camarón musicien, le livre de Francisco Peregil est par contre un intéressant reportage sur l’homme, sur l’époque de son déclin artistique et de sa mort, et sur la fièvre médiatique qui suivit - le tournant des années 1980 - 1990, une époque charnière pour le flamenco à bien des égards. L’auteur nous livre au passage, à son insu, un témoignage révélateur sur la perception du flamenco et de son milieu (professionnels, aficionados et parasites) par un journaliste du País, amateur de musiques réputées marginales (rock ou flamencas) et fasciné par l’ "art brut pratiqué par Camarón" (page 168).

Claude Worms

NB : à lire également :La discographie de Camarón de la Isla.

Galerie sonore

Festival de Mairena del Alcor, 1975 : Camarón de la Isla accompagné par Ramón de Algeciras. Malgré leur piètre qualité sonore, ces documents nous semblent mériter d’être exhumés. A en juger par leurs conversations incessantes, nos voisins n’étaient guère intéressés par la performance du duo.

Camarón : Tarantos
Camarón : Tientos et Tangos
Camarón : Bulerías




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