XXIX Festival Flamenco de Nîmes - du 11 au 20 janvier 2019 (2ème partie)

mercredi 16 janvier 2019 par Claude Worms , Nicolas Villodre , René Robert , Maguy Naïmi

Árcangel : "Tablao" / Kiki Morente : "Albayzín" / Dani de Morón : "21" / Chicuelo et José Luis Montón : récital / Leonor Leal : "Nocturno" / Rafaela Carrasco : "Nacida sombra"

Le Festival Flamenco de Nîmes est justement réputé non seulement pour la qualité de ses programmations, mais aussi pour la cordialité de son accueil. L’équipe du Théâtre Bernadette Lafont veille au bien-être de tous ses hôtes - artistes, conférenciers, journalistes, spectateurs et visiteurs -, trouve une solution à tous les problèmes, et donc ne compte pas les heures supplémentaires. ¡Muchas gracias otra vez ! à François, Sophie, Isabel, Houria, Elodie, Coralie, Elian, Elsa, Elyse-Marie, Sandy, Stéphane et à toutes celles et tous ceux qui travaillent dans l’ombre (billetterie, régie, administration etc.), sans lesquels le festival n’existerait pas.


Arcángel : "Tablao"

Théâtre Bernadette Lafont – 18 janvier 2019

Chant : Arcángel

Guitare : Dani de Morón et Salvador Gutiérrez

Danse : Lucía "la Piñona"

Chant : Vicente Redondo "el Pecas"

Chœurs et palmas : Los Makarines

Árcangel et José María Velázquez-Gaztelu à l’hôtel Atria de Nîmes

Photo : René Robert

Pour sa première invitation au Festival Flamenco de Nîmes, le concert très attendu d’Arcángel avait été préparé par deux rendez-vous au bar du Théâtre Bernadette Lafont : d’abord une conférence de José María Velázquez-Gaztelu sur les racines du cantaor, les fandangos de la Sierra de Huelva (Alosno, Tharsis, Rio Tinto etc.), illustrée par des archives extraites de la série documentaire "Rito y geografía del cante flamenco" pour laquelle nous lui serons éternellement reconnaissant ; puis, le lendemain, une interview "live" d’Árcangel qu’il mena de main de maître et avec humour – ce qui ne surprendra guère les nombreux aficionados qui écoutent chaque semaine "Nuestro flamenco", l’émission consacrée au flamenco par la RTVE. Ce fut pour Árcangel l’occasion de nous éclairer sur les deux objectifs de l’album "Tablao" (Tablao - Universal Music Spain, 2015) :

_ rendre hommage à ces lieux propices à la transmission entre artistes et à la création, qui ont accueilli tant de figures flamencas, notamment dans les années 1960-1970 : sonorisation légère, espace réduit et cadre intime avec peu de spectateurs. Le disque a été enregistré en direct dans trois de ces salles emblématiques : "El Corral de la Morería" (Madrid), "El Arenal" (Séville) et "El Cordobés" (Barcelone).

_ relever un défi personnel. Árcangel nous expliqua qu’il avait été habitué aux grandes scènes de théâtre dès le début de sa carrière, et qu’il avait besoin de l’obscurité de la salle pour s’"enfermer" en lui-même et se concentrer sur son chant. Se produire dans des tablaos, et donc voir le public et ses réactions, l’effrayait et le déstabilisait.

Le récital du Théâtre Bernadette Lafont était donc une double première : la première participation du cantaor au festival, et la première représentation de "Tablao" devant un public si nombreux. Il s’agissait de recréer autant que faire se pouvait les conditions d’un spectacle de tablao, notamment par une sonorisation réduite au maximum qui donnait l’impression d’un concert acoustique (ce dont nous ne nous plaindrons pas) et une scénographie reproduisant le cadre d’un cabaret.

Compte tenu de son style vocal, ce parti pris impliquait une prise de risque consciente de la part d’Árcangel : comme c’est le cas pour certains chanteurs baroques, sa voix a du mal à passer la rampe sans une amplification conséquente. Ajoutons qu’il n’était pas dans un grand soir et qu’il éprouvait quelques difficultés à atteindre l’extrême aigu de sa tessiture – ce fut particulièrement sensible pour la malagueña de La Trini et le verdial et la malagueña "abandolada" de Juan Breva qui la suivirent. Par contre, sa virtuosité ornementale, servie par une longueur de souffle dont il use en musicien consommé, reste sans rival parmi les cantaores contemporains. Il en résulte un chant longiligne d’une extrême élégance et d’une limpidité exceptionnelle ; le revers de la médaille étant un manque certain d’énergie rythmique si, comme ce soir, la légèreté de l’amplification l’empêche de le compenser par des accentuations efficaces.

Dans ces conditions, le récital aurait menacé de verser dans l’atonie si Árcangel n’avait eu l’intelligence de choisir judicieusement ses partenaires et de construire un scénario varié mais rigoureux. Le programme était encadré symétriquement par deux "rondas" de chants populaires "flamenquisés", interprétés par tous les artistes. En ouverture, des fandangos alosneros commencés dans la salle et achevés sur scène avec le fameux "fandango cané" et sa reprise à l’octave supérieur en point d’orgue ("Calle Real...") ; en fermeture (ou presque… cf. ci-dessous), des sevillanas – ou des seguidillas, comme on les nomme à Huelva lors des fêtes des "Cruces de mayo" - dont le déroulé mit chacun en valeur, dans des rôles parfois surprenants : premières sevillanas chantées en bord de scène par Lucía "la Piñona" (la bailaora) et accompagnées à la guitare par Árcangel / deuxièmes chantées et accompagnées par Árcangel / troisièmes jouées en duo par Dani de Morón et Salvador Gutiérrez dans le pur style "punteado" de Huelva, et dansées en couple par La Piñona et Árcangel / les suivantes chantées tour à tour par les deux Makarines (Maka et José Ibañez Díaz) et par Vicente Redondo "el Pecas".

Entre-temps, malgré ses problèmes vocaux du jour, Árcangel a enchaîné de belles versions de certains des cantes du disque, augmentés de quelques inédits : une cancíon por bulería ("Azucena", de Quintero, León et Quiroga), des tangos extremeños, une malagueña et deux "abandolaos" accompagnés par Salvador Gutiérrez (cf. ci-dessus), des soleares accompagnées par Dani de Morón (dont une superbe version d’un cante de La Roezna, "Los pajaritos y yo nos levantamos a un tiempo…"), deux siguiriyas (Joaquín La Cherna puis Camarón, "A la Iglesia Mayor yo fui…"). Le montage du spectacle alternait astucieusement ces interprétations d’Árcangel avec les numéros de ses partenaires, dont l’énergie très "tablao" apportait des intermèdes contrastés bienvenus : dans l’ordre, une caña chantée par El Pecas et dansée par La Piñona avec un équilibre parfait entre marquages, braceos, remates, desplantes et escobilla ; de savoureuses bulerías de Morón à deux guitares (profitons en pour saluer l’excellence des accompagnements de Salvador Gutiérrez et Dani de Morón, quelque soit le contexte) ; une rumba interprétée par El Pecas avec la truculence et l’abattage scénique d’un vieux routier des tablaos.

Après les sevillanas, Arcángel acheva son récital avec des alegrías (façon Enrique Morente) et cantiñas (de La Juanaca, et des extraits des mirabrás et de la romera), puis pour le bis, une longue (trop ?) série de bulerías.

Malgré ces quelques réserves, Árcangel peut être rassuré : défi relevé avec les honneurs.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Kiki Morente : "Albayzín"

Théâtre de l’Odéon – 18 janvier 2019

Chant : Kiki Morente

Guitare : David Carmona

Palmas et cajón : Pedro Gabarre

Nous avions découvert José Enrique Morente, accompagné à l’époque par Rubén Campos, à l’occasion de son premier récital en France – du moins à notre connaissance - dans le cadre du XV Festival Flamenco de Toulouse en 2016 (XV Festival Flamenco de Toulouse). Devenu depuis Kiki Morente, il a enregistré un premier album qu’il a présenté en concert à l’Odéon, a beaucoup gagné en technique vocale, en aisance et surtout en personnalité, mais n’a rien perdu de sa joie communicative d’être sur scène et de partager la musique avec le public et avec ses partenaires. Il forme un duo complice avec David Carmona, dont nous ne saurions trop vous conseiller le premier enregistrement soliste (Un sueño de locura). Ce dernier se révéla un accompagnateur enthousiaste et intuitif, d’une grande justesse de ton. Ses falsetas, comme son solo por soleá allient en une synthèse originale très intéressante le toque granaíno, version Juan Habichuela (dans la caña et les bulerías conclusives par exemple) et le style de Manolo Sanlúcar - les réminiscences de"Nacencia" pour l’introduction des alegrías, ou de "Gacela del amor desesperado" pour celle de la taranta (respectivement, des albums "Tauromagia" et "Locura de brisa y trino").

On ne saurait reprocher sans mauvaise fois à Kiki Morente d’avoir reçu son art par transmission familiale, et d’en être resté profondément influencé. Par quel mystère ce dont on se félicite à juste titre à propos des dynasties gitanes de Triana, des quartiers de Santiago et de San Miguel à Jerez, des quartiers de La Viña, de Santa María et du Mentidero à Cádiz etc. deviendrait-il suspect dès qu’il s’agit d’un "payo" (à demi d’ailleurs…), qui plus est granaíno ?

Kiki Morente assume donc sans états d’âme (du moins nous l’espérons pour lui) l’héritage d’Enrique Padre, dont il a acquis au fil des ans le placement et la justesse vocales, la longueur de souffle, l’usage intuitif des résonateurs qui l’autorise à passer du quasi murmure à une émission puissante sans verser dans le cri, la variété de l’ornementation par mélismes conjoints véloces ou larges sauts d’intervalles, la maîtrise des modulations par portamentos chromatiques etc. ; bref, toutes les qualité techniques nécessaires à un chanteur de haut niveau, flamenco ou non – flamenco dans la mesure où il les mobilise pour s’exprimer au moyen des formes flamencas. Mais Kiki est surtout un musicien "de la casa Morente" par sa créativité : pour lui, le respect des cantes traditionnels du répertoire de son père - et des cantes composés par son père - implique un devoir d’originalité, de recréations personnelles perpétuelles qui constituent la véritable tradition flamenca. Il possède l’inspiration nécessaire pour le faire, par des paraphrases mélodiques d’une grande musicalité et dans un style qui allie l’émotion et la préciosité sans effort exhibé. Etre cantaor exige certes de "transmettre" et donc de prendre des risques, mais pas forcément de le démontrer physiquement en "mouillant sa chemise" à tous coups. Nous avons pris un grand plaisir à écouter les trois artistes dans un programme que nous nous contenterons de résumer rapidement sans plus insister sur sa grande qualité.

Kiki Morente commença par deux cantes "a palo seco" (martinete et toná) ad lib. et a cappella, conclus par des palmas por siguiriya en duo avec Pedro Gabarre, crescendo et accelerando, et poursuivit par une caña et "macho" canoniques sur tempo rapide, avec des variations mélodiques et surtout rythmiques (contretemps générés par des omissions de syllabes) systématiques sur le motif du "ayeo" caractéristique. Une longue suite en trois parties constitua l’un des temps forts du programme : taranta-minera personnelle (l’accompagnement comme la ligne mélodique oscillant constamment entre les modes flamencos sur Fa# et sur Sol#) ; extrait de la bulería "Crisol" d’Enrique Morente sur le "Poema de joven" de Federico García Lorca ("Quiero morirme siendo manantial, muy fuera de la mar…" - album "Negra si tú supieras", Nuevos Medios, 1992) ; fandango "abandolao" de Frasquito Yerbabuena.

Sans accompagnement de cajón, Kiki Morente interpréta ensuite quelques cantes du répertoire "classique" de son père : granaína (Chacón), soleares (Cádiz et La Andonda) et siguiriyas (Paco la Luz, Joaquín La Cherna et Curro Dulce – cette dernière avec un magnifique et très expressif glissando chromatique descendant que n’aurait pas renié Manuel Vallejo). Après la soleá de David Carmona et un bref solo de cajón de Pedro Gabarre, il s’accompagna lui-même à la guitare (sa première discipline musicale, avant de passer au chant) pour une version intimiste et joliment harmonisée d’une chanson d’El Barrio ("Si no te veo"). Enfin, les trois dernières pièces du concert rendaient explicitement hommage à Enrique Morente créateur : tientos (Chacón / Morente) et tangos extraits de "Que me van aniquilando" ("Yo no sé lo que le dio a la hierbabuena, madre, que era verde y se secó" - album "Despegando", CBS, 1977) ; "Allelujah", de Leonard Cohen, adapté por alegría ; enfin une longue série de bulerías basées sur "Los saeteros" (extraits du "Poema del Cante Jondo" de Federico García Lorca – album "Morente.Lorca", Virgin / Chewaka, 1998), incluant également "El emigrante" de Juan Valderrama et une soleá de La Serneta.

En bis, por bulería encore et a cappella, deux cantes en forme de regards rétrospectifs sur l’histoire du flamenco : d’abord "Adiós, Málaga", d’Enrique Morente (album "Pablo de Málaga" - Caimán Records / Discos Probeticos, 2008), puis les "fiestas de Pastora" enregistrées en 1947 par La Niña de los Peines ("Quién será aquel soldadito…" - La Voz de su Amo). Une bien belle manière de conclure un beau concert.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes

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Dani de Morón : "21"

Théâtre Bernadette Lafont – 17 janvier 2019

Composition et guitare : Dani de Morón

Chant : Jesús Méndez et Duquende

Palmas : Los Mellis

Après "Cambio de sentido" et "El sonido de mi libertad" (La Voz del Flamenco, respectivement 2012 et 2015), le dernier opus discographique de Dani de Morón, "21" (Universal, 2018), est une belle anthologie du toque et du cante flamencos, avec une bonne partie du gotha des cantaor(a)es actuels : Esperanza Fernández, Estrella Morente, Marina Heredia, Rocío Márquez, El Pele, Miguel Poveda, Duquende, Jesús Méndez, Arcángel, Pitingo et Antonio Reyes. "21" pour toque du XXI siècle : le guitariste tente d’y inventer un nouvel idiome, un procédé de composition abolissant la frontière entre falsetas et accompagnement du chant. Il est évidemment impossible de réunir un tel casting pour le concert dérivé de l’album. Dani de Morón a donc construit son programme sur une alternance bien équilibrée de solos et de duos, soit avec Los Mellis, soit avec l’un ou l’autre des cantaores, Jesús Méndez et Duquende.

Nul ne pourra nier la virtuosité de l’interprète, ni la créativité du compositeur. Mais l’abondance de biens peut parfois nuire. Créer une œuvre d’art, dans le genre flamenco comme ailleurs, suppose non seulement de l’inspiration et de la technique (donc du travail…), mais aussi le souci de la forme sans lequel la composition tourne au discours fragmenté dans lequel une idée chasse l’autre et finit par passer inaperçue. Bref, un compositeur doit savoir choisir, faire des sacrifices et renoncer souvent à se faire plaisir.

C’est bien là ce qui nous sembla manquer encore à Dani de Morón dès ses deux premiers duos avec les Mellis : une bulería por soleá muée rapidement en une bulería menée en un train d’enfer (citation de Paco del Gastor incluse) d’abord. La rapidité du tempo mettait certes en valeur la dextérité du guitariste mais tendait à détruire le swing, les contretemps à répétition se neutralisaient en aspérités insignifiantes et les idées mélodiques tournaient court à peine énoncées. Par comparaison, la leçon de bulería de Morón idiomatique que le guitariste nous offrit en bis à l’issue du concert montra qu’un peu de modération dans le tempo et un minimum de retenue dans la démonstration "efectista" favorisent un délectable swing laid-back – avec l’humour que savait mettre Diego del Gastor dans ses paraphrases de chansons (ici, la mélodie de Louis Ferrari "Domino"), et non sans un détour par Jerez en introduction (la célèbre version des "Yeux noirs" de Paco Cepero. La première partie de ce que nous avons d’abord cru être des tangos en La mineur menaçait de tomber dans les mêmes travers. Heureusement, un rallentando central les transformèrent en une farruca tour à tour lyrique et douce-amère ("Mi luz y mi guía" de l’album "El sonido de mi libertad"), avec cette fois la délicatesse et l’originalité mélodiques et harmoniques que nous avons retrouvées dans les deux formes libres : d’abord la rondeña "… Sólo hay una" augmentée d’un postlude ternaire de type "jaleo" (de l’album "El sonido de mi libertad") ; et surtout la belle granaína qui clôt le concert comme l’enregistrement – Dani de Morón y rend un émouvant hommage explicite à sa mère et à la mère de ses enfants ("Dos corazones")… et implicite à Ramón Montoya (les arpèges de la coda).

Conçu d’une manière identique, le toque d’accompagnement menace à tout moment d’étouffer le cante… et y parvient parfois. Certes, nous avons bien compris que l’objectif est d’inscrire le chant sans hiatus dans la globalité de compositions unifiées – d’où la durée des falsetas intermédiaires qui suivent systématiquement chaque cante, et la continuité des trames harmoniques des falsetas et de l’accompagnement. Mais là encore, la surcharge de l’accompagnement finit par lisser l’ensemble des pièces au point que l’identité musicale de chaque palo tend à disparaître. Et c’est grand dommage pour nous, tant Dani de Morón excelle à inventer des harmonisations inédites qui devraient éclairer les modèles mélodiques traditionnels du cante d’un jour nouveau – tels ces accords dissonants "out", dont on aimerait tant goûter la résonance délicieusement troublante sous le chant, qui nous sont volés à peine éclos par un déluge de notes ou d’accords de passage résolument inutiles. Ajoutons que la longueur des falsetas pose problème en ce qu’elle nuit à la dynamique à grande échelle des pièces. Peut-être est-il tout simplement impossible d’intégrer réellement le cante dans des compositions pour guitare, sauf à le réduire à l’état d’estribillos insignifiants – une facilité à laquelle Dani de Morón a le courage de ne pas céder.

Pour le cante précisément, Jesús Méndez est de taille à résister. Nous avons admiré une fois de plus sa puissance, la précision de son intonation et surtout sa longueur de souffle – toutes qualités qu’il met au service le l’expressivité de son chant – dans ses bulerías por soleá, et surtout dans ses siguiriyas (Francisco La Perla / Frijones / Juanichi el Manijero). Duquende nous aura donné tout ce qu’il pouvait, mais son engagement ne pouvait suffire à compenser des difficultés vocales de tous ordres – d’autant qu’il avait choisi des tessitures proprement suicidaires, non seulement pour les tangos "camaronesques" qu’il affectionne, mais plus encore pour ses trois cantes mineros (taranta et minera del Cojo de Málaga / cartagenera del Rojo el Alpargatero). Heureusement, nous avons un peu retrouvé le Duquende des grands jours dans les bulerías (notamment un beau fandango por bulería) en mano a mano avec Jesús Méndez (temple et plusieurs cantes à la manière de La Paquera de Jerez).

Dani de Morón a toutes les qualités nécessaires pour infléchir durablement l’évolution du toque, à condition d’apprendre la sobriété et l’abstinence.

PS : réalisation sonore franchement dissuasive - volume trop élevé (surtout pour la guitare par rapport au chant), reverb une fois de plus envahissante (et pourtant timbres vocaux et instrumental désagréablement acides), vrombissement permanent en fond sonore etc. Les techniciens du Théâtre Bernadette Lafont n’y sont pour rien, Dani de Morón étant venu à Nîmes avec son propre ingénieur du son.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Chicuelo et José Luis Montón en concert

Théâtre Bernadette Lafont – 17 janvier 2019

Composition et guitare : Chicuelo et José Luis Montón

Outre leur origine barcelonaise et leur long compagnonnage avec Mayte Martín, José Luis Montón et Juan Gómez "Chicuelo" ont en commun d’avoir développé à partir du flamenco un appétit insatiable pour la musique - toutes les musiques. Depuis son premier enregistrement ("Entre amigos", Aliso Records, 1996), José Luis Montón a signé six autres albums, en groupe avec entre autres Chano Domínguez ou Javier Colina ("Aroma" et "Sin querer", Auvidis, 1997 et 2000), en duo avec le violoniste Ara Malikian ("Manantial" et "De la felicidad", WEA, respectivement 2004 et 2005) ou avec le guitariste classique David González (Clavileño, Cozy Time, 2012), en solo (Sólo guitarra, ECM, 2012) ou pour un très intelligent projet didactique pour le jeune public (Flamenco kids, auto-production, 2009). La densité de sa production discographique ne l’a pas empêché d’être le soliste de l’orchestre symphonique de Bratislava et de dialoguer avec la chanteuse de fado Mísia ("Ruas", AZ, 2009), Amina Alaoui ("Arco Iris", ECM, 2009) ou l’accordéoniste basque Gorka Hermosa ("Flamenco Etxea", Cozy Time, 2011)...

Pour sa part, Chicuelo a participé à des musiques de film (dès 1992 pour "El Quijote" d’Orson Welles), composé de nombreuses musiques de scène (entre autres pour Israel Galván, Shoji Kojima ou des compagnies de danse contemporaine, telles "La Baraque" et "Trànsit Dansa"), collaboré avec Joan Albert Amargos pour les arrangements des "Coplas del querer" et de "Cante I Orquesta" de Miguel Poveda, joué avec des musiciens de jazz ("CMS Trío" et le pianiste Marco Mezquida - "Conexión", Discmedi, 2017) ou le chanteur pakistanais Faiz Ali Faiz ("Quawwali Flamenco", Accords Croisés, 2013) etc. Accompagnateur habituel de Duquende et de Miguel Poveda, il vient d’achever son troisième disque sous son nom, "Carne y uña" (après "Complices", Harmonia Mundi, 2000 et "Diapasión", Flamenco Records, 2007) qui sortira en France en février prochain.

Le concert de l’Odéon, qui les réunissait pour la première fois depuis deux décennies (ils avaient longtemps partagé la scène dans les années 1990), fut à la fois passionnant par la confrontation de deux univers musicaux et de deux conceptions de la guitare flamenca radicalement différentes, et frustrant tant nous aurions aimé écouter chacun plus longuement.

Chicuelo avait choisi de ne présenter aucune composition de son dernier album ("Uña y carne") et de jouer quatre palos dans des versions fortement ancrées dans le toque traditionnel : taranta, soleá, alegría (en Mi majeur) et bulería (en mode flamenco sur La, "por medio"). Mais les références à la tradition n’empêchent pas l’originalité du propos, à condition de posséder l’inspiration et la maturité nécessaires – et la maîtrise technique, mais ça va sans dire. Quand Chicuelo joue, on reconnaît le palo dès les premières notes (ce qui n’est pas si fréquent par les temps qui courent…), mais on sait aussi avec certitude qui joue (ce qui n’est pas si fréquent…). La véhémence du propos et l’engagement (y compris physique) sont sans doute les signatures les plus inimitables de son style, qui cependant n’excluent pas de longues séquences lyriques d’arpèges exploitant de manière expressive la couleur sonore et les dissonances propres à chaque mode flamenco – cf. par exemple un long épisode mouvant de la taranta, pendant lequel le changement d’état de l’accord du quatrième degré (de Bm(b6) à B(b9)) lui permet de jouer sur de brèves modulations alternées du mode flamenco sur Fa# ("por taranta") au mode flamenco sur Si ("por granaína"), et vice-versa. Il en résulte un tissage serré de dissonances de seconde mineure : Fa# / Sol (accord de Bm(b6)) et Si / Do (accord de B(b9)) – peu importe la recette technique, c’est évidemment le miroitement impressionniste généré par la résonance des cordes à vide qui nous émeut durablement.

Chicuelo reste le plus souvent fidèle à la structure traditionnelle de pièces composées de falsetas distinctes, regroupées en suites plus ou moins aléatoires (non sans hommages à ses pairs en forme de citations : un bref "remate" de Paco de Lucía dans la soleá, ou le début d’une falseta de Vicente Amigo dans les alegrías). Mais la cohérence à grande échelle de chaque toque est assurée par le réseau serré de passages codifiés (compases en rasgueados, "remates", "llamadas"…) dans lesquels les falsetas se fondent, ou desquels elles émergent. Les textures sonores de ces clichés sont autant d’accumulateurs d’énergie - crescendo / decrescendo : la diversité de timbre et de puissance des attaques de pouce, comme celle des divisions de la pulsation par des rasgueados d’une infinie variété, créent des sortes de fondus-enchaînés permanents avec les falsetas qui précèdent et qui suivent, de sorte que chaque course à l’abîme se résout en sérénité retrouvée ; et qu’à peine avons-nous repris notre souffle que nous sommes à nouveau menacés d’un déferlement torrentiel. Evidemment, on ne demande alors qu’à refaire l’expérience de ces émotions fortes…

Depuis longtemps – en fait dès le choc que fut pour nous la découverte de "Entre amigos", confirmé par "Aroma" - nous tenons José Luis Montón pour l’un des compositeurs-guitaristes flamencos le plus radicalement original, et le plus constamment inspiré, de la génération post-Rafael Riqueni. En écoutant la première pièce de son récital, le titre français d’un roman de Theodore Sturgeon, "Cristal qui songe", nous est venu spontanément à l’esprit. Le style de José Luis Montón est fait de cristaux musicaux songeurs, en dérive permanente vers un ailleurs que nous ne devinons jamais à l’avance.

Cette première composition, de contours incertains quant à l’identité canonique du palo, commençait "por granaína" et s’achevait abruptement "por arriba" (mode flamenco sur Mi) après un labyrinthe inextricable de modulations qui auraient tout aussi bien pu continuer longtemps et nous mener ailleurs. Nous avions commencé à les noter studieusement, mais nous avons vite renoncé - d’abord par impuissance, leur débit s’avérant plus rapide que notre stylo ; mais surtout pour ne pas tomber dans la cuistrerie : l’art d’un magicien ne s’analyse pas, il se reçoit avec gratitude et une pointe d’émerveillement. José Luis Montón joue de manière diabolique avec nos réflexes d’auditeur. Nous mémorisons les évènements successifs d’un flux musical et les interprétons instantanément en "scénarios" dont nous anticipons plus ou moins inconsciemment l’issue. Il semble d’abord suivre leur logique jusqu’à son terme… mais le diffère à tout coup par une stratégie d’évitements in extremis, par des modulations inattendues – il lui suffit d’un léger chromatisme mélodique, ou d’un changement fugace dans la ligne de basse ou dans les voix intermédiaires d’un accord. "Voix intermédiaires", parce qu’il conçoit l’harmonie de manière horizontale, et non verticale, à la manière des polyphonistes de la Renaissance – polyphonie à deux, trois ou quatre voix, le nombre maximum des doigts disponibles pour la main droite... "Por taranta" ou "por guajira" (deux des quatre palos qu’il a joués au cours de son récital), peu importe finalement : ce qui compte, c’est le chemin, non son issue. D’où les résurgences subliminales de fragments de ses propres compositions, telle dans la première pièce du concert une réminiscence de la trame harmonique d’ "Hontanar" (de l’album "Sólo guitarra", titré auparavant "Manantial", de l’album éponyme en duo avec le violoniste Ara Malikian) ; ou la poignante séquence d’accords d’une introduction "por granaína" (extraite de "Homenaje", de l’album "Sin querer"), dérivant en une version de "La Tarara" por bulería (de l’album "Manantial").

Ce "Tarareando", qui était également au programme du concert, nous livre l’autre clé du style de José Luis Montón, cette fois en tant qu’interprète. La dérive poétique permanente de ses compositions pourrait finalement nous égarer s’il ne nous captivait – au sens premier du terme – par la force d’attraction du rubato. De la ligne mélodique de "La Tarara", il ne joue explicitement que le court motif conclusif – non d’ailleurs sans le travestir par une harmonie plutôt énigmatique… Si nous jurerions l’avoir entendue intégralement, c’est que le phrasé nous la garde présente malgré les variations qui devraient la rendre méconnaissable. Un phrasé qui distend ou rétracte le temps, et parfois le fige en silences tonitruants, sans jamais perturber la stabilité immuable de la pulsation. C’est par le rythme de l’énonciation que nous entendons une mélodie fantôme, un peu à la manière dont nous comprenons globalement une phrase dont la plupart des mots nous ont pourtant échappés. Il suffit d’observer l’intensité du regard du musicien scrutant dans l’obscurité de la salle le devenir possible de son récit pour comprendre quelle force de concentration exige une telle conception de la musique. Quelque chose comme l’art du conteur qui peut à tout moment achever son histoire, ou le relancer à l’envie à condition de rester disponible, à l’affût de la moindre irruption de l’inspiration. Sans jamais hausser le ton, José Luis Montón sait "transmettre", pour reprendre un terme authentiquement flamenco : quelques confidences murmurées, parfois à peine esquissées et d’autant plus précieuses, nous font passer en quelques instants du sourire au rire, ou aux larmes.

Chicuelo et José Luis Montón ont pris congé de nous par le cadeau de deux magnifiques compositions qu’ils avaient préparées pour l’occasion : "deux mois de travail", nous confia José Luis. Et en effet, nous n’en doutons pas. Il s’agissait pour une fois de véritables duos, "à deux guitares esgales". Un souhait pour conclure : s’ils en trouvent le temps, que ces retrouvailles donnent naissance à un programme entier – et pourquoi pas à un disque – en duo.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Leonor Leal : "Nocturno"

Théâtre Bernadette Lafont – 16 janvier 2019

Direction et chorégraphie : Leonor Leal

Collaboration à la direction : María Muñoz

Espace sonore et collaboration à la création : Jean Geoffroy

Création sonore : Manu Meñaca

Création lumière : Carmen Mori

Guitare : Antonio Lagos

Percussions : Antonio Moreno

"Nocturno" un spectacle que l’on pourrait qualifier de rythmique et sonore, auquel chacun des trois artistes participe également : Leonor Leal qui, d’entrée, nous fait apprécier la qualité de son zapateado ; Alfredo Lagos qui sait adapter son jeu en conservant sa finesse d’exécution bien connue ; et le percussionniste Antonio Moreno qui tient l’esprit du spectacle dans tous les moments de ses interventions d’un talent virtuose exceptionnel.

Chapeau également à Jean Geoffroy et à Manu Meñaca, car la qualité et l’usage du son étaient proches de la perfection.

Les aficionados de Leonor Leal auraient souhaité la voir dans ces moments où elle sait emporter le public dans une intense émotion. Ce n’était pas le rôle qu’elle avait choisi dans ce spectacle, mais celui du dialogue avec ses partenaires.

On a pu distinguer au cours de la soirée quelques clins d’œil à Jean-Sébastien Bach (un arrangement de l’aria des "Variations Goldberg" pour guitare flamenca), à Sabicas (garrotín, farruca, taranto) et, dans la danse de Leonor, quelques souvenirs de Carmen Amaya.

Voici un flamenco contemporain, sans aucune de ces introductions ridicules dont certains abusent quelquefois, et que le public a récompensé par des ovations et rappels enthousiastes.

René Robert

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes

Antonio Moreno, Leonor Leal et Nicolas Villodre

Notre ami Nicolas Villodre a également assisté à "Nocturno" pour le magazine Mouvement :

"Avec Nocturno, Leonor Leal, figure minimaliste du flamenco contemporain, brise les codes avec élégance sans pour autant prétendre réformer le genre.

Des artistes femmes en pantalon, on en a vu. Par exemple, l’héroïne du film muet Girls in Tails en 1926 de Karin Swanström interprétée par Magda Holm, et pour ce qui est de la danse andalouse Carmen Amaya dans Embrujo del fandango (1941) de Jean Angelo. La danseuse-chorégraphe Leonor Leal au Festival Flamenco de Nîmes, ne cherche pas à se comparer à son illustre devancière. Elle prend comme modèles des postmodernes comme Yvonne Rainer et Trisha Brown ou, le danseur de flamenco contemporain Mario Maya dont elle retient la finesse de ligne et la clarté expressive.

Le minimalisme de sa pièce en aura dérouté plus d’un. Certains spécialistes, puristes, plus ou moins rigoristes n’ont pas été convaincus par une performance pourtant menée tambour battant. Comme si la bulería, un palo – forme musicale du flamenco – le plus festif qui soit, comptait pour elle plus que tout autre, et du même coup les absorbait sans pour autant les pasticher. On a craint, après un début de toute beauté, que la pièce verse dans l’anecdotique, dans le cartoonesque ou qu’elle se rapproche de certaines pièces de Système Castafiore dans les années 1990. Mais vite, on s’est pris au jeu, Nocturno n’a rien de crépusculaire ou de ténébreux [...]"

Lire le suite de l’article de Nicolas Villodre pour Mouvement : Nocturno


Rafaela Carrasco : "Nacida sombra"

Théâtre Bernadette Lafont - 15 janvier 2019

Direction et chorégraphie : Rafaela Carrasco

Idée originale et dramaturgie : Álvaro Tato

Musique : Pablo Suárez, Antonio Campos et Jesús Torres

Scénographie : Carolina González

Assistant à la chorégraphie : David Coria

Lumières : Gloria Montesinos

Son : Ángel Olalla

Régie : Alejandro Salade

Costumes : Blanco y Belmonte

Danse : Rafaela Carrasco, Florencia O’Ryan, Blanca Lorente et Paula Comitrex

Chant : Antonio Campos et Miguel Ortega

Guitare : Juan Antonio Suárez "Cano" et Jesús Torres

Voix off : Blanca Portillo

Nous avions déjà vu "Nacida sombra" au Théâtre de Chaillot en 2017, et nous avions salué la cohérence et l’intelligence rares de ce spectacle, qu’il s’agisse du choix des textes, de la scénographie, de la chorégraphie ou des compositions musicales. La représentation donnée au Théâtre Bernadette Lafont nous a semblé encore plus aboutie : plus de rythme, plus de fluidité dans les transitions et plus de liberté et d’engagement dans l’interprétation des artistes - danseuses et musiciens. Ce fut le cas notamment de Rafaela Carrasco : bailó con mucha gana y rabia. Elle met un point d’honneur à glisser les codes du baile traditionnel dans des chorégraphies "contemporaines" complexes – en particulier dans des escobillas dont nous avons pu pour une fois goûter les moindres nuances, leur accompagnement se limitant aux deux chanteurs, aux deux guitaristes et aux palmas, sans le pléonasme percussif qu’on nous inflige habituellement.

Nous reproduisons donc nos commentaires de l’époque, à peine modifiés, et nous leur ajoutons ceux de notre ami Nicolas Villodre.

Si nous devions définir le spectacle de danse de Rafaela Carrasco, "Nacida sombra" nous le résumerions par cette courte phrase : "l’écriture c’est la liberté". Car on y écrit beaucoup, et pas seulement sur un coin de la scène sur un petit écritoire ou à même le sol, mais également en fond d’écran pour un public français, la traduction des quatre lettres imaginaires forgées à partir d’extraits de correspondances, de fragments de romans ou de poèmes de quatre femmes qui vécurent au XVI et au XVII siècle et qui ont inspiré cette création de la danseuse et chorégraphe Rafaela Carrasco et du dramaturge Àlvaro Tato : Sainte Thérèse d’ Ávila, María de Zayas, María Calderón et Sor Juana Inés De la Cruz.

Un décor minimaliste : une superposition de rectangles éclairée par la lune en guise de fenêtre, symbole de l’enfermement, (celui vécu par trois de ces femmes qui furent recluses dans un couvent), et deux draps blancs tendus sur les murs des deux cotés de la scène où vont se découper en ombres portées les silhouettes des danseuses. Le défi relevé par celles-ci est périlleux : transcrire avec leur corps le regard intérieur et l’imagination délirante de Sainte Thérèse ; la revendication des droits des femmes à l’éducation, à la libre expression, à l’amour - pour l’écrivaine María de Zayas - ou à la sensualité – pour María Calderón “La Calderona”, célèbre actrice qui scandalisa une partie du public et réjouit l’autre, en créant la danse des marizápalos ; l’univers végétal poétique et exubérant de Sor Juana Inés de la Cruz, féministe avant l’heure, exigeant davantage de droits pour "ses sœurs".

Quatre tableaux au "féminin pluriel", car les quatre danseuses (Rafaela Carrasco, Blanca Lorente, Paula Comitre et Florencia O’Ryan) enchaînent solos et danses en groupe sans faillir, formées à toutes les techniques : flamenca, classique, contemporaine. Sans interruption (nous aurions préféré quelque pauses), elles vont œuvrer pour faire danser les paroles, pour traduire la douloureuse recherche de la liberté de ces quatre femmes. La danse est tour a tour intériorisée, exubérante, virevoltante, ponctuée ça et là de taconeos nerveux. Univers sonore varié (deux chanteurs et deux guitaristes en direct sur scène pour la partie flamenca alternant avec des musiques enregistrées - jazz, musique baroque, voix de femmes scandées…) pour évoquer chacune de ces femmes : soleares pour Teresa, siguiriyas et bulerías pour María de Zayas, re-création des danses interprétées dans les "corrales de comedias" de l’époque pour "La Calderona", et, pour la mexicaine Sor Juana Inés de la Cruz, des guajiras, cantes de ida y vuelta (cf. Gabriel Garrido et l’Ensemble Elyma : "Le Phénix du Mexique", CD K617, K617106, 2000). Saluons au passage la performance des musiciens qui, à l’image des danseuses, se fondent dans des univers musicaux différents, passant des uns aux autres comme dans des fondus enchainés, donnant une impression de naturel. Tout semble couler de source pour les artistes présents sur scène, tant leur complicité paraît évidente. Pour conclure notre critique, nous nous contenterons de citer ces vers de Sor Juana Inés de la Cruz : "Nacida sombra, al cielo encaminada, escalar pretendiendo las estrellas" ("Primero sueño")… Ne nous privons pas de rêver avec elle !

Maguy Naïmi


A Nîmes le ballet de Rafaela Carrasco s’est substitué in extremis à celui du Ballet flamenco d’Andalousie, initialement prévu, annulé faute de combattants, le directeur de cette compagnie ayant cessé ses fonctions pour des désaccords politiques (un des effets du virage à droite de la Junta régionale ?) et/ou économiques (impayé invoqué des droits d’auteur qui lui sont dus). Comme toutes les choses de qualité, le spectacle de Rafaela Carrasco "Nacida sombra" gagne à être vu et revu.

Nous ne chicanerons pas quelques broutilles. La structure, toute simple, fait défiler, comme on sait, quatre figures féminines du Siècle d’Or espagnol : Teresa de Jesús (sainte plus connue sous le pseudo de Thérèse d’Avila), Maria de Zayas (écrivaine), Maria Calderón (actrice surnommée "La Calderona", maîtresse de Philippe IV), Juana Inés de la Cruz (poétesse de la Nouvelle Espagne). On peut se demander, ainsi qu’il était d’usage dans les années 70 : "d’où parle-t-on ?". Et, surtout, "qui parle ?" Ce à quoi on se bornera à répondre : la voix off. Celle à la diction parfaite de la comédienne Blanca Portillo, selon nous, tout de même un peu trop emphatique, suramplifiée, réverbérée. Depuis la danse-théâtre de Pina Bausch, il n’est pratiquement plus de ballet sans son "dramaturge". Ici, c’est Alvaro Tato qui exerce cette fonction, non sans s’être livré à un cut-up littéraire en piochant allègrement dans les écrits de ces dames.

Ces dames et ces danses du temps jadis permettent à Rafaela Carrasco d’intégrer dans sa chorégraphie des éléments empruntés à la tradition baroque – des levers de bras, des rotations de poignet, de petits sauts, notamment – et de repousser les origines du flamenco le plus loin possible. En même temps, pour faire "contemporain" – mais suffit-il d’être vivant pour l’être ? –, une longue plage de jazz-rock illustre la velléité fusionnelle. Dommage que ni la musique ancienne ni l’hybridation proposée par Miles Davis et Gil Evans au sortir des années soixante ne soient jouées live, comme on dit en français. Il est vrai que, de nos jours, avec le prestige des DJ, "jouer un disque" a la même valeur que de se donner la peine d’interpréter, voire de composer un morceau. Dans le cas présent, le spectacle est plutôt tradi, mainstream, classicos. Le quatuor de remarquables bailaoras – Rafaela Carrasco, Florencia O’Ryan, Blanca Lorente et Paula Comitre – est heureusement accompagné sur scène, par intermittence, par un quadrille musical de très haut niveau – les cantaores Antonio Campos et Miguel Ortega et les tocaores Juan Antonio Suárez "Cano" et Jesús Torres.

La scénographie épurée de Carolina González prend au pied de la lettre le titre de la pièce en projetant l’ombre agrandie des danseuses sur les deux panneaux latéraux accusant la perspective. N’était le recours immodéré aux fumigènes, rien à redire des éclairages qui contribuent à rythmer le déroulé en jouant habilement des fondus au noir, voire du fondu enchaîné – cf. le passage où l’une des danseuses se transforme à vue, comme par magie, en Carrasco. Il faut dire que les costumes élégants de Blanco y Belmonte uniformisent les trois danseuses, vêtues de beige et starifient la chorégraphe qui, en robe incarnat, incarne la protagoniste principale, l’une des saintes les plus cotées en bourse. Quoique censée avoir fait partie des déchaussées, celle-ci a bel et bien été équipée de souliers ferrés lui permettant de traduire la métrique poétique en rythmique flamenca. Par ailleurs, l’aspect systématique évoqué supra est déjoué par la playlist et, mieux encore, par la variété des palos chantés, joués à la guitare, dansés, taconéés, qui, d’après les experts de flamencoweb, vont de la siguiriya à la soleá, en passant par les tarantos, une levantica a compás de taranto, une bulería jazzy, un florilège de danses anciennes : marizápalos, folias, seguidillas, canarios, une jotilla, une bulería de Cádiz, des alegrías et des guajiras.

La variation de Paula Comitre (dans le rôle de "La Calderona") est époustouflante et, mine de rien, frôle la virtuosité sans esbroufe ni effets de manche. A un tel degré technique, on peut penser que la relève est assurée. Inutile de dire qu’à Nîmes les rappels n’ont pas manqué.

Nicolas Villodre


Depuis quelques années, les grand(e)s chorégraphes flamenco(a)s élaborent un nouveau genre de spectacle total dans lequel les décors, les costumes, les lumières, la scénographie, la lumière, la musique et la danse prennent une part également importante à la réalisation d’un scénario global solidement structuré - dans le cas de "Nacida sombra", à partir d’un choix particulièrement original et avisé de textes (Álvaro Tato) dont les spectateurs pouvaient lire la traduction comme lors d’une représentation d’opéra.

Pour de telles œuvres, la qualité et la pertinence des musiques de scène sont évidemment cruciales. Qu’elles soient de nature purement illustratrice, ou qu’elles aient valeur de symboles, les compositions font flèche de tout bois, et puisent donc leur inspiration, selon ce que suggère tel ou tel tableau, non seulement dans le strict répertoire flamenco, mais aussi dans les musiques populaires, le folklore, le rock, le jazz ou la musique contemporaine. Le risque est alors de tomber dans un patchwork dont chaque épisode écouté isolément peut s’avérer séduisant ou surprenant, mais dont l’hétérogénéité finit par détruire l’unité d’action qui sous-tend la chorégraphie et risque de distraire l’attention du public.

La musique composée par Pablo Suárez, Antonio Campos et Jesús Torres brille au contraire par sa cohérence à grande échelle, malgré le risque encouru par l’alternance des interprétations "live" et diffusées "off", parfaitement négocié par les fondus-enchaînés auxquels Maguy Naïmi se réfère dans son article (cf. ci-dessus). La connivence des musiciens y est sans doute pour quelque chose : Jesús Torres, Juan Antonio Suárez "Cano" et Antonio Campos sont invités régulièrement par le trio "Camerata Flamenco Project" dont Pablo Suárez est le pianiste. Et, bien qu’ils ne figurent pas sur la fiche technique du programme, nous prenons sans doute peu de risque en créditant Karo Sampela (autre collaborateur habituel du trio – batterie) et Ramiro Obedman (saxophones et flûte) pour les bulerías instrumentales jazzy, orchestrées et harmonisées à la manière de Gil Evans ; et José Luis López (violoncelle) pour les variations sur la basse obstinée de la chaconne – ces deux derniers sont les deux autres membres permanents du trio. Aussi attribuerons-nous l’ensemble de la partition à la "nébuleuse C.F.P.".

Si quelques numéros, tels la siguiriya (Francisco La Perla) et la toná initiales, les tarantos (de Almería / Manuel Torres / Levantica) ou les soleares (Joaquín el de la Paula / La Roezna / Juaniquí / Paquirri) de l’avant-dernier tableau, s’apparentent bien à une interprétation plus ou moins traditionnelle (encore que l’accompagnement à deux guitares y alterne le "toque" proprement dit avec quelques passages évoquant les techniques des guitaristes "éclectiques" du XIX siècle, sur des harmonisations très actuelles – accords brisés, arpèges etc.), ce sont surtout de longues suites intégrant plusieurs chorégraphies en une seule unité musicale qui ont retenu notre (admirative) attention. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, l’itinéraire musical qui conduit de la scène consacrée à La Calderona à la guajira figurant le Mexique pour Sor Juana Inés de la Cruz : aux marizápalos (pour les "corrales de comedia", dont les quinquets sont représentés par des spots placés en fond de scène au ras du sol), en duo de guitares et percussions diffusées "off", succèdent sans rupture un pot-pourri de danses baroques parfois à peine citées (folias, canarios, seguidillas), puis le refrain de la jotilla de Aroche (Huelva) ; celui-ci donne naissance, par de simples (si l’on peut dire...) modifications d’accents rythmiques, à des bulerías de Cádiz, des alegrías por bulería et enfin des alegrías traditionnelles ; au cours de l’escobilla de ces dernières, la jotilla s’immisce sans problème dans l’accompagnement canonique a medio-compás (notons au passage que tous les détournements polyphoniques à deux guitares des motifs traditionnels de l’accompagnement des escobillas sont de purs régals) ; à la suite d’un rallentando (trémolo à deux guitares), la scansion du medio-compás fournit à son tour le lien avec un splendide lamento sur la basse obstinée de la chaconne, qui gagne progressivement en vigueur rythmique et se mue d’abord en une valse avec l’entrée du piano, accelerando, jusqu’à sa métamorphose en guajira. Le tour est joué… et le tout fonctionne d’autant mieux que les évocations d’airs à danser baroques ne donnent jamais lieu à de pesantes reconstitutions d’époque, ce qui facilite évidemment les transitions avec les falsetas "flamencas", d’autant qu’Antonio Campos et Gabriel Ortega sont aussi à l’aise dans le cante "por derecho" que dans le chant populaire. Ajoutons que si le jazz s’intègre parfaitement dans la dramaturgie (les bulerías), c’est aussi le cas pour la musique contemporaine. Le travail de montage, de dédoublements déphasés et de superpositions en écho, produisant une polyphonie rythmique de plus en plus haletante (sur la répétition de "je n’ai jamais eu peur"), sur la voix de l’actrice Blanca Portillo, ne déparerait pas un opéra de Philip Glass.

A quand la publication de la musique de "Nacida sombra" en disque ?

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes





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