Dorantes : "El tiempo por testigo... a Sevilla"

lundi 11 décembre 2017 par Claude Worms

"El tiempo por testigo... a Sevilla" : Dorantes (composition et piano) / Francis Posé (contrebasse) / Javi Ruibal (batterie et percussions) - un CD FlamencoScultura / L’Autre Distribution FS 00117, 2017.

Les considérations généalogiques ne manquent jamais lorsqu’il s’agit de chroniquer un disque de David Peña "Dorantes" (1969, Lebrija). Certes, La Perrata, Pedro Peña, El Lebrijano, Inés Bacán...etc. ; mais ces références, pour prestigieuses qu’elles soient, nous semblent inopérantes pour présenter "El tiempo por testigo... a Sevilla", qui est avant tout un excellent disque de jazz - sauf pour souligner que le "clan des Pininis" peut s’énorgueillir de compter au moins deux compositeurs d’envergure, Pedro Bacán et Dorantes. Pour célébrer le presque vingtième anniversaire de la parution de son premier opus, Dorantes a choisi de nous livrer, outre trois pièces inédites ("La máquina", "Barejones" et "Y el tiempo"), de nouvelles versions de sept de ses compositions antérieures : "Orobroy" et "Semblanzas de un río" (de l’album "Orobroy" - Chrysalis, 1998) ; "Caravana de los zincalís", "La danza de las sombras" et "Batir de alas" (de l’album "Sur" - EMI, 2010) ; "Sin muros ni candados" et "Errante. A los gitanillos de Sevilla" (de l’album "¡Sin muros !" - Universal, 2012).

Alors que pour ce dernier enregistrement ses invités se nommaient Carmen Linares, Esperanza Fernández, Enrique Morente, José Mercé, Miguel Poveda ou encore Árcangel, le pianiste joue ici en compagnie de Francis Posé (contrebasse) et de Javi Ruibal (batterie et percussions). Il s’inscrit donc dans la longue tradition du trio jazz, d’Oscar Peterson à Brad Mehldau en passant par Bill Evans. Ces références ne sont d’ailleurs ni usurpées ni excessives : on pourra retrouver dans ce disque la sûreté rythmique et le swing du premier, la palette dynamique et la délicatesse mélodique du deuxième, la sensibilité harmonique et le sens de la couleur sonore du troisième. Gageons que l’heureuse rencontre avec ses deux partenaires n’est pas étrangère à cette nouvelle orientation jazzy : pour filer la métaphore, Francis Posé et Javi Ruibal seraient alors à Dorantes ce que Scott LaFaro et Paul Motian furent à Bill Evans.

"El tiempo por testigo" n’est donc pas à notre sens un disque de "piano flamenco", du moins si l’on réduit ce dernier à ses formes canoniques ("palos"), alors même que l’on y trouve ça et là quelques lointains échos de bulerías, fandangos et tangos, et des tournures harmoniques et mélodiques en "mode flamenco" (surtout sur certaines fins de phrases). Seuls quelques esprits étroits adeptes de frontières musicales étanches s’en chagrineront a priori, et se priveront ainsi une fois de plus d’émotions et de plaisirs musicaux qu’ils ne méritent pas.

Les deux traits fondamentaux du style de Dorantes nous semblent être l’exubérance rythmique et le lyrisme mélodique. Leur contraste caractérise fermement les différentes sections de compositions fréquemment structurées de manière symétrique - A / B / A’ ou A / B / A’ / B’ / B’’. Seule y échappe la "Maquina" qui ouvre le disque, pièce motorique alla Prokofiev, d’un seul bloc, encadrée par quelques effets bruitistes de machine à écrire. D’un ostinato rythmique de main gauche, émergent progressivement des hachures fulgurantes de fusées ascendantes (main droite), avant que les deux mains ne se joignent en arpèges saccadés pour la coda.

L’ostinato rythmique dans les graves est d’ailleurs l’un des procédés de prédilection du compositeur, que l’on retrouve peu ou prou dans presque toutes les pièces. A commencer par "Y el tiempo" : introduction jouée directement sur les cordes du piano, devenu tour à tour kora ou berimbau, sur laquelle se greffe un riff de basses obsessionnel à 7/8 (2/4 + 3/8 - croche = croche). La suite est une éblouissante démonstration de décalages rythmiques cumulatifs, dont on pourrait trouver les précédents chez Dave Brubeck ou surtout Lennie Tristano (son "Turkish mambo" par exemple). La "Danza de las sombras" est de même nature, avec quelques épisodes plus apaisés et de magnifiques breaks de contrebasse et de batterie.

Le contraste entre rythme haletant et lyrisme du chant peut aussi être utilisé à des fins descriptives. C’est le cas par exemple pour la "Caravana de los zincalís". Sur une note longuement répétée (contrebasse) marquant un lent balancement binaire processionnel, le piano énonce d’abord une harmonisation en accords plaqués à intervalles irréguliers, puis la longue mélopée modale aux inflexions de Gnossienne qui en est issue (on retrouvera de telles réminiscences d’Erik Satie dans "Semblanzas de un río"). L’épisode central, animé, est un crescendo basé sur les répétitions modulantes et progressivement développées d’un motif dérivé du thème mélodique précédent, avant q’une une reprise variée du premier volet, avec un nostalgique duo piano / contrebasse, ne conclue la scène. Effet cinématographique garanti : la caravane s’approche dans le lointain, passe à grand fracas près de nous, puis disparaît à l’horizon. "Barejones" (un quartier de Lebrija) évoque des souvenirs d’enfance. D’amples arpèges des deux mains laissent insensiblement place à une "fiesta", entre allégresse partagée et recueillement plus intime - entre bulerías et harmonies gospel-bluesy rappelant les arpèges de l’introduction (l’une des premières influences extra-flamencas du futur pianiste ?).

Des arpèges cristallins resserrés dans le registre aigu figurent les sources du Guadalquivir, dont nous allons suivre le cheminement jusqu’à la Marisma avec "Semblanzas de un rïo". La ruisseau s’élargit en larges ruissellements harmoniques, puis le cours du fleuve fluctue au gré des changements de mesures (5/4, 4/4) et de tempo (A). La partie B est un "très lent" majestueux, traité par une mélodie rappelant celle de la "Caravana de los Zincalís". L’épanchement du delta (A’) est décrit par l’ambigüité entre les mesures à quatre et à cinq temps, soigneusement entretenue par le déplacement diabolique des syncopes de la main gauche.

"Sin muros ni candados" est une autre pièce de forme tripartite. Le premier volet est une rumba plus caribéenne (Michel Camilo...) que flamenca, traitée selon la formule classique du jazz - thème / chorus (A). Un savant exercice de contrepoint fournit le contraste adéquat pour l’épidode B, avant une brève transition apaisée qui prépare la réexposition abrégée de A. "Errante" est la composition la plus nettement flamenca du programme : le quasi fandango initial (gracieux estribillo suivi d’une chanson que n’aurait pas désavouée Manuel Pareja Obregón, reprise en duo piano / contrebasse pour la coda) s’y métamorphose en valse-bulería par de fortes accentuations sur le dernier temps de chaque mesure.

"Batir de alas", pour piano solo, est une pièce atypique qui résiste à la description - il nous suffira d’écrire qu’elle pourrait, par son langage harmonique, être un vingt-cinquième prélude de Claude Debussy. Enfin, le célèbre et hymnique "Orobroy", qui clôt l’album, évite l’emphase dans laquelle il pourrait tomber par la fraîcheur acidulée des voix des enfants du Coro de Adis Meridianos et un bref intermède por bulería.

"The art of the trio" selon Dorantes.

Claude Worms

Galerie sonore

"Batir de alas"
"Danza de las sombras"

"Batir de alas" - composition et piano : Dorantes

"Danza de las sombras" - compostion et piano : Dorantes / contrebasse : Francis Posé / batterie : Javi Ruibal


"Batir de alas"
"Danza de las sombras"




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