Entretien avec Merche Esmeralda et Manolo Marín

samedi 10 septembre 2016 par Anne-Marie Virelizier

Au cours de sa brève existence, la revue Flamenco Magazine, dont Flamencoweb est l’héritier, a publié une série d’entretiens dont la plupart, nous semble-t’il, n’ont rien perdu de leur intérêt une décennie plus tard. Nous les proposons donc à nos lectrices et lecteurs

Merche Esmeralda et Manolo Marín - entretien réalisé par Anne-Marie Virelizier à l’occasion de la présentation au Théâtre de Chaillot (Paris) du spectacle "Gala de Andalucía" en mai 2006 - publication dans le numéro 6 de Flamenco Magazine (juin / juillet / août 2006)

Photo : René Robert - avec nos excuses pour la piètre qualité de la reproduction...

A travers le spectacle "Gala de Andalucia", l’école sévillane
revient au premier plan.

Sur le terrain, l’un de ses vieux maîtres fut Enrique el Cojo,
dont l’art a été prolongé par Matilde Coral et Manolo Marín,
qui formèrent à leur tour la génération de Pepa Montes, Ana
María Bueno, Cristina Hoyos et Merche Esmeralda. Cette
"escuela sevillana", qui n’existe pas vraiment dans les livres,
pourrait être définie comme celle de l’harmonie : élégance
avant tout, grâce du buste et des bras, finesse du taconeo,
dignité et belles manières en toutes circonstances.

Merche Esmeralda et Manolo Marín ont d’abord suivi la filière des tablaos et de
la scène internationale, puis Merche s’est dirigée vers le Ballet
Nacional et la fondation de sa propre compagnie, tandis que
Manolo créait l’une des plus actives académies de Séville et
devenait le maître à danser et le chorégraphe d’une pléiade
d’artistes, l’artisan d’une infinité de spectacles.

Ces deux artistes ont aujourd’hui un âge respectable. Leur
amour pour le baile est resté flamboyant, et s’ils ont
conscience de ne plus être à la pointe de la créativité, ils
savent que désormais leur expérience et leur art sont là pour
apporter d’autres messages et d’autres bienfaits
.

Anne-Marie Virelizier

Anne-Marie Virelizier : avant toute chose, je
voudrais vous dire, au nom de I’afición, combien
je suis heureuse de votre participation au cycle
de flamenco du Théâtre de Chaillot. Votre spectacle vient d’être présenté à Londres, à
Washington et à Jerez (entre autres) avec un
égal succès, et vous me direz peut-être plus
tard qui a eu cette riche idée...

Manolo Marín : ce n‘est pas un secret. L’idée
générale du "Gala de Andalucía“ vient de
Miguel Marín (producteur de Flamenco
Festival), et j‘ai apporté ma petite pierre dans le
choix des artistes, parce que je les connais tous
et que j’ai l’expérience des styles qui peuvent
être compatibles, ou complémentaires, ou contrastés... C’est le privilège de l’âge !

AM.V. : chacun de vous est venu à Paris de
façon répétée, mais espacée dans le temps. Le
fait qu’on ne vous ait pas vu depuis presque dix
ans implique que toute une génération d’aficionados récents ne sache rien de votre art, ni de
vos rôles respectifs dans la configuration de la
danse flamenca actuelle. Manolo, toi qui as
assuré la direction artistique de ce spectacle,
peux-tu nous dire s’il contient une intention
particulière ?

M.M. : directeur est un bien grand mot. Je n’ai
fait que mettre un peu d’ordre, recommander
qu’on soigne les différents styles, qu‘on tienne
compte des nuances du chant. La particularité de ce gala est de mettre en scène
trois générations de danseurs : nous sommes les aînés, Javier Barón est le cadet,
Adela et Rafael Campallo sont les benjamins.

AM.V. : il me semble important en effet de
montrer in vivo le fil de la continuité, le
point de clivage des modernismes et l‘impact de la personnalité artistique de chacun.

Merche Esmeralda : le public doit avoir
en main un éventail de couleurs, de
saveurs, pour pouvoir élaborer lui-même
ses choix, former ses goûts…

AM.V. : tous deux, vous avez consacré
votre vie au baile, et au flamenco en général, en donnant un poids équivalent à deux
de ses versants : la scène, en tant que danseurs, et l’enseignement, ou plutôt la formation artistique des nouvelles générations. De ces deux tâches, laquelle vous a
paru la plus gratifiante ?

M.E. : la danse.

M.M. : pour moi aussi, la danse.
L’enseignement est également gratifiant,
mais comment dire..., c’est un travail usant
qui se termine toujours par une sorte de
rejet, lorsque l’oiseau a tiré de toi assez de
force pour s’affranchir.

M.E. : je crois qu‘il faut distinguer l’enseignement sur une période brève, c’est-à-dire la mise en place de nouveaux pas ou
le montage de petites chorégraphies, de
l’enseignement à long terme, qui assure le
suivi d’une personne : c’est une autre responsabilité et c’est plus intéressant.
Il s’agit alors de dégager les capacités de
l’élève, d’aller dans le sens de son talent et
de l’aider à développer son art.

M.M. : le problème des professeurs de
danse d’aujourd’hui, c‘est que bien souvent ils ne dansent pas eux-mêmes. Ils ne
font que corriger. Moi, comme tu le sais, je
ne peux pas m’empêcher de danser pendant les cours... Quoi qu’il en soit,
même si je le voulais, je ne pourrais pas être une machine, un robot...

M.E. : l’exercice
proposé, le maître doit le faire aussi,
le danser en
entier. L’élève
doit voir le
résultat final. Une danse n‘est pas seulement une suite de pas, c’est aussi une mise
en situation et c’est là que le professionnel de la scène peut transmettre beaucoup.

M.M. : cela me rappelle une très vieille
dame russe, maîtresse de ballet à
Hollywood : elle ne pouvait plus bouger
de sa chaise, mais elle montrait sur un
accompagnement au piano un "port de
bras" merveilleux à voir. Danser, ce n‘est
pas un exercice.

M.E. : la technique est nécessaire, et il te
faut la dominer pour pouvoir t‘exprimer.
Mais s’il n’y a pas d’art, tu n’es qu’une
machine.

AM.V. : sachant qu’historiquement le flamenco
a évolué par les apports parfois minimes, mais
décisifs, d’artistes précis, vous semble-t-il qu’il y ait des étapes évidentes dans l’évolution de la danse de notre
temps ? Y a t’il des
points de repère, des
fractures irréversibles ?

M.E.(après un petit
silence de réflexion) :
oui, Carmen Amaya par
exemple. Avant elle, on
ne dansait qu’avec le
haut du corps, "de cintura para arriba".

M.M. : la plupart des avancées sont dues à des
dons particuliers, à des gens qui naissent avec
quelque chose...

M.E. : oui, mais c’est çela qui fait l’évolution.
Regarde : rien n’a plus été pareil après Paco de
Lucía.

AM.V. : pourrait-on dire que le fait d’être imité,
de faire des émules, constitue un critère ?

M.M. : faire des émules est un signe de progrès
à double tranchant, car le passé subitement
passe à la trappe de l’oubli, et on recommence
à zéro à partir des acquis de la nouvelle idole...

M.E. : d’une façon générale, il y a un manque de
personnalité. On oublie de se regarder intérieurement, de chercher ce que l’on veut réellement être. On ne peut pas éternellement
copier...

M.M. : ils veulent tous la même chose maintenant : il n‘y en a que pour les bulerias, les soleares por bulerías, le compás, les remates (fermetures de séquences)... Je sais bien
que les guitaristes n’ont plus vraiment le goût
d’accompagner des tientos, ou une soleá noble
et majestueuse - ce qu’ils veulent c’est du "soniquete".

M.E. : du "soniquete", nous en avons jusque là !

AM.V. : et moi je trouve le terme si réducteur
que je voudrais qu’il soit classé dans les gros
mots !

Dans la danse d’aujourd’hui, disons de celles et ceux
qui ont moins de trente ans, qu’est-ce qui
vous interpelle, vous enthousiasme, ou vous
préoccupe ?

M.M. : tout et rien à la fois. Les jeunes font
mon admiration, et ils m’inquiètent aussi. Bien
des fois je me surprends à penser : "formidable, quel travail, quelle agilité, mais ça tourne à vide, ça ne me dit rien..."

M.E. : je place mon espoir dans les arts : je
crois que, comme dans la vie même, les choses
ne peuvent pas rester figées. Les nouveautés foisonnent, puis le temps agit comme un crible, et
le meilleur de l’art restera. L’être humain est
sensible et je crois que la qualité triomphe toujours du mauvais goût. Il suffit d’avoir de la patience...

M.M. : je suis plus pessimiste que Merche.
Pourtant, au fond de moi, je sais que l’art flamenco ne mourra jamais.

M.E. : par exemple, il me semble qu’il y a saturation de rythme, que s’amorce un retour vers
la grâce, vers l’importance du braceo, vers l’esthétique propre à la Basse-Andalousie.

M.M. : oui, mais le problème, c’est que la
Basse-Andalousie est déjà contaminée. Elle
danse comme l’autre, la Haute ! (rires) Avant,
il y avait davantage de singularités locales,
mais maintenant tout est pareil, de Pékin à
Madrid ou Séville... S’il doit y avoir un
retour, qu’il se fasse vite, c’est urgent !

AM.V. : Merche, des qualités de ta danse,
on a toujours souligné l’harmonie, l’équilibre entre le taconeo, les postures et le braceo, avec mention spéciale pour l’expressivité de tes mains. Il me semble que le
tempo très accéléré de la danse actuelle
ne permet pas toujours le développement
du geste pleins, que le "temple" (prestance et
contrôle) se perd... Suis-je dans l’erreur ?

M.E. : hélas non. Certains danseurs n’ont
même pas le temps de poser leur regard.
C’est important le regard, et sur scène il
faut le renforcer, le prolonger... Comment veux-tu qu’ils s’attardent sur la
main ! Aujourd’hui, tout est dans les coudes - les
ailerons, comme je dis au Conservatoire. Développer un mouvement de bras complet et le conclure, c’est trop long, ça
empêche de bouger, de taconear, de parcourir la scène...

M.M. : dans l’art des bras et des mains, il y
a aussi une part innée, physique même.
Merche a des mains naturellement élégantes. Pilar López avait des bras courts et
tout ronds, ceux de Maria Pagés, par exemple, sont très longs... Le tout est de savoir
les utiliser, tirer profit de sa nature.

M.E. : il faut cultiver sa personnalité,
connaître ses atouts, et s’il y a quelque
chose que tu réussis bien, il ne faut surtout
pas le produire à satiété : fais-le deux fois,
trois fois, pour que le public le capte mais
reste sur sa faim... La répétition, ça gâche
tout, ça te dévalorise. Dans la danse d’aujourd’hui, c’est un défaut fréquent, et je dois le rappeler sans cesse dans mes cours.

AM.V. : en ta présence, Merche, il est naturel d’évoquer la beauté féminine dans le
flamenco. Et j’aimerais savoir si tu vois des
changements d’esthétique, un regain de
sensualité, une valorisation différente du
corps ?

M.E. : la valorisation du corps est indéniable, et le costume y est pour beaucoup :
si tu mets une robe souple de satin, ou un
pantalon, les mouvements vont surgir merveilleusement à la vue. Ceci dit, on pourrait
respecter davantage le classicisme, porter
des volants, une traîne, trouver le juste
milieu entre l‘engoncement des fourreaux
d’antan et la simple robe de soirée... Il est
vrai que les corps sont de plus en plus présents et de plus en plus beaux parmi les
nouvelles générations. Je crois que l’une
des causes en est que la vie elle-même
s’améliore pour tout le monde : on ne
manque plus de rien, on prend soin de
soi... Et il faut rappeler qu’auparavant le
baile flamenco était réservé aux pauvres,
car les parents bourgeois l’interdisaient à
leurs enfants. La disparition de cet élément
social est très importante dans les changements d’esthétique et de goûts.

AM.V. : Manolo, je reviens vers toi pour
parler de ton expérience didactique : tu
as vu passer tant de monde, de tous les
niveaux et de tous les horizons, qu’on
pourrait presque te demander des statistiques ! Te semble-t-il que les aptitudes
des élèves augmentent ?

M.M. : le niveau technique est effectivement très bon. Dire que les maîtres sont
obligatoirement plus savants est un cliché :
certains élèves peuvent surpasser leurs
professeurs. Je ne suis en rien opposé à
l’innovation, mais je désespère de faire
comprendre que plus de tout, et à cent à
l’heure, n’est pas forcément la panacée.

Les jeunes sont atteints d’une véritable boulimie de pas,
de mouvements, de gestes "flamenquitos"…, et il n’y en a
jamais assez.

Ils n’écoutent personne, pas même leurs
parents à la maison, et le maître n’est
pas entendu quand il donne des conseils
artistiques : "ne fais pas ce geste, ne martèle pas le sol, donne un ordre aux choses, respecte le chanteur, la guitare aussi a le
droit de briller, etc..". Tu as dû remarquer
que bien souvent le cantaor perd le fil, parce
que, entre deux phrases
des letras, il
y a eu tant de taconeo
qu’il ne se souvient
plus de la suite !

AM.V. : parmi les jeunes élèves, quelle proportion d‘entre eux est consciente de la culture flamenca, combien connaissent le cante ?

M.M. : une proportion infime. Ils ne posent pas
de questions, ça ne les intéresse pas. Il y en a - surtout parmi les étranger(ère)s, qui font de la danse
depuis des années et déclarent ouvertement ne pas
aimer le chant. Quand
c’est comme ça, j’ai envie de
leur dire : "allez planter vos
choux ailleurs, mes enfants !"

AM.V. : toi qui as été l’un des
pionniers des relations entre
le Japon et l‘Andalousie, peux-tu expliquer le succès du flamenco parmi
la jeunesse japonaise ? Est-ce pour elle une
façon de se distinguer, ou d’entrer en rébellion contre la société ?

M.M. : pour moi il n’y a aucun mystère. Ces
gens travaillent si dur, ils ont des conditions de vie
si difficiles, qu’ils feraient n‘importe quoi pour
échapper au stress et à l’ennui... Sport, violon,
salsa, flamenco, tout est bon. Si l’on me dit qu’il
y a certaines correspondances entre le folklore ou l‘art japonais et le flamenco, je
réponds catégoriquement que non. Leur culture n’a absolument
rien à voir avec la nôtre... Nous ne vivons pas
sur la même planète. Quand on me parle du
sacrifice financier que représente pour les
étrangers le séjour et les cours, j‘introduis une
nuance de taille : dans bien des cas, ces personnes s‘improvisent professeurs de flamenco dans leur pays et viennent chercher pendant
leurs vacances la substance qui les fera vivre
pendant un an.

AM.V. : Merche, Manolo, avant de nous quitter,
pouvez-vous nous dire quel est actuellement
votre vœu le plus cher ?

M.E. : que le flamenco garde le parfum de
notre brève contribution...

M.M. : j’aimerais pouvoir danser jusqu’au dernier jour de ma vie.

Propos recueillis par Anne-Marie Virelizier





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