Jesús Guerrero : "Calma" / Josemi Carmona & Javier Colina : "De cerca"

jeudi 11 août 2016 par Claude Worms

Jesús Guerrero : "Calma" - un CD Flamenco de la Isla, 06/FDLI (2016)

Josemi Carmona & Javier Colina : "De cerca" - un CD Universal 0 602547 763693 (2016)

Une illusion rétrospective commode nous conduit trop souvent à ne considérer comme "flamenco" que ce qui est strictement assignable à une forme ("palo") et / ou une composition ("cante") de son répertoire dûment estampillé. Illusion, parce que ce répertoire, tel que nous le connaissons actuellement, s’est constitué progressivement entre le milieu du XIX et les années 1940 - si l’on considère la bambera de Pastora Pavón comme la dernière incorporation en date (mais on pourrait étendre encore ce cadre chronologique avec les tentative de canastera de Camarón, ou de cante de galera de El Lebrijano...), et que sa clôture canonique n’a été décrétée que dans les années 1950 - 1960, avec notamment les catégories assorties de prix du concours de Córdoba. Commode, parce que nous sommes ainsi assurés de séparer le bon grain de l’ivraie au seul prétexte que nous reconnaissons la forme Soleá, et même de préférence la Soleá de Joaquín el de la Paula, de la Serneta...etc (si possible n° 1, 2...), ce qui nous évite de réfléchir plus avant sur la nature globale du genre musical "flamenco", quitte à confondre ces dénotations externes avec son "expressivité". Notons au passage que par un curieux paradoxe, les "aficionados" sourcilleux attendent du cantaor qu’il s’en tienne plus ou moins strictement à l’interprétation de compositions "historiques" ("cantes" de telle ou tel), alors qu’ils enjoignent non moins péremptoirement aux guitaristes de créer sans cesse ses propres compositions ("falsetas" et autres traits distinctifs).

Nous empruntons ici le terme "expressivité" à Francis Wolff - "Pourquoi la musique ?" (Fayard, 2015), un livre indispensable que nous vous recommandons sans réserve, à lire et à méditer lentement, aucune page n’y étant indifférente. L’auteur écrit (page 265) : "Pourtant, l’expressivité musicale "tout court" ne se limite pas aux passages de musique romantique indiqués "espressivo". Car un mouvement ou un genre musical peut être expressif par lui-même, indépendamment de ce que telle ou telle de ses réalisations peut ou non exprimer. Ainsi, il y a une expressivité du rock, une expressivité du rap, et elles sont proprement musicales, quels que soient le "discours", le "message" ou les paroles du texte chanté ou déclamé - même s’il y a forcément une étroite corrélation entre le signification historique et sociologique de ces mouvements musicaux et leur expressivité musicale. Il y a de même une expressivité propre au jazz, même si son histoire depuis plus d’un siècle, son extension géographique, ses influences sur l’ensemble des musiques vivantes, et l’extrême variété musicale de ses courants, en font évidemment un "genre" à part entière, voire plus que cela, un continent irréductible" (suit une esquisse de description de l’expressivité du jazz - pages 266 à 275).

Remplaçons "jazz" par "flamenco" dans la citation précédente : nous nous trouverons immédiatement confrontés aux questionnements suscités par les deux excellents disques qui font l’objet de cet article, comme d’ailleurs par la majorité des albums de guitare flamenca de ces dernières années - "Tribute to Pat Metheny" (Santiago Lara - Warner Music, 2016) ou "Oro negro" (Javier Patino - MPIRE Studio, 2016), par exemple.

Il ne saurait être question ici de tenter une description approfondie de l’expressivité flamenca. Contentons nous de quelques réflexions qui suffiront à une meilleure approche de ces deux enregistrements. Par-delà quelques caractéristiques externes, telles que le trio fondamental chant - guitare - palmas (ou percussions), les fameux compases ou l’ambiguité quasi permanente entre mode flamenco et tonalités majeure et mineure relatives (plus rarement homonymes), il nous semble que l’un des ressorts essentiels de l’expressivité flamenca pourrait être l’inscription du corps du compositeur - interprète au plus profond de la substance musicale. Là où la musique "classique" privilégie la quête d’une sonorité idéale, à la limite indépendante du musicien (le timbre "pur" de la voix lyrique, du violon...), là où le jazzman recherche un son personnel mais indépendant des aléas du moment ("le" son de Charlie Parker, Stan Getz, John Coltrane...), le flamenco fonderait son expressivité sur une sorte d’"accidentalité" permanente assumée, et même cultivée, du son en train d’être produit, à un point dont nous ne voyons guère d’équivalent que dans le blues et ses descendants (soul...) : même si nous reconnaissons sans hésitation "la voix de", cette voix change d’instant en instant, se voile, se casse... de cante en cante, voire de tercio en tercio. Le corps investirait la "représentation" d’un "climat" et le changerait en "récit", à la première personne (nous empruntons ici la terminologie de Francis Wolff) : un récit, non d’événements, mais d’affects. Quoi qu’il en soit, il existe bel et bien une expressivité flamenca, même si sa définition peut varier sensiblement d’un artiste ou d’un auditeur à un autre - mille manières de décrire un consensus plus ou moins unanime : "c’est du flamenco !".

Il est cependant plus difficile de cerner pour la guitare ce qui est aisément perceptible pour la voix, l’instrument s’interposant toujours plus ou moins entre le geste et la musique. Ce geste est cependant audiblement en acte dans la manière singulière d’utiliser les ligados et les glissandos, dont la profusion est un trait caractéristique de la main gauche du tocaor, ou encore dans l’attaque, toujours à la fois très personnelle et changeante, des rasgueados ou de l’alzapúa (main droite). Surtout, l’ambiguité modalité / tonalité est à l’origine d’une harmonie "flamenca", basée sur la superposition des accords du tétracorde caractéristique IVm - III - II - I, qui génère une infinité de dissonances, résolues ou pas, entre leurs fondamentales, leurs tierces et leurs quintes.

Ces ressorts de l’expressivité de la guitare flamenca sont admirablement mis en œuvre par Jesús Guerrero. La qualité des compositions de "Calma" ne surprendront pas, si l’on garde en mémoire les collaborations du guitariste avec Miguel Poveda ("ArteSano", "Real"), Argentina ("Un viaje por el cante"), David Palomar ("Denominación de origén"), Niña Pastori ("La orilla de mi pelo"), Miguel Ortega ("Amalgama")... ou ses musiques de scène pour El Carpeta, Joaquín Grilo, Ana Morales, Andrés Peña, Eduardo Guerrero, David Coria et Merche Esmeralda. Le titre par contre a de quoi surprendre, le "calme" n’étant pas précisément un attribut que l’on associe volontiers au flamenco.

C’est pourtant bien la tonalité générale de ce premier album solo, et sans doute sa raison d’être, comme l’illustrent remarquablement les photographies en demi-teintes automnales et la maquette du livret et de la jaquette (David Ruano et Emma S. Arca, respectivement). Même les alegrías ("La Carraca", en La Majeur), les bulerías ("Calle del Carmen", en Mi mineur et mode flamenco sur Si - en hommage à son compatriote Camarón, comme le souligne la série des estribillos du répertoire du cantaor et de La Perla de Cádiz, très idiomatiquement chantés par Niña Pastori : "Tus penas son como las mías...", "Que me tires a la tarralla...", "Me voy con mis niños, maíta, donde me quieran llevar") et la rumba ("Café noir", en La Mineur et mode flamenco sur Mi) semblent singulièrement apaisées, ce qui n’est pas la moindre de leurs qualités et de leur originalité. Elles le doivent sans doute à un profilage des thèmes qui autorise une approche infiniment nuancée. Ils consistent pour la plupart en séries de courts motifs nettement individualisés : successions serrées d’accords plaqués, qui génèrent des développements miroitants en arpèges ; traits ascendants en "picado" conduisant à une suspension harmonique ; phrases de liaison dans les basses. L’agencement toujours renouvelé de ces motifs permet une grande variété d’insensibles modulations et de "dégradés de climats" et de couleurs sonores, tout en préservant une cohérence des compositions qui va bien au-delà de la traditionnelle succession de falsetas. Le tout mis en scène et en rythme avec beaucoup d’empathie par Paquito González, Itamar Doari, Aleix Tobías et Julio Jiménez "Chaboli" (percussions) ; Antiono Coronel (batterie) ; et José Manuel Posada "Popo" et Antonio Ramos "Maca" (basse). Le reste du programme fait peu, ou pas du tout référence à des formes flamencas académiques, mais reste pourtant incontestablement "flamenco" - d’où notre long préambule.

Que faisons-nous alors de la rondeña ("Rafaela") et de la granaína ("Calma") ? Précisément... L’accord du premier degré apparaît bien brièvement au début de la pièce, mais il n’y sera plus ensuite fait allusion qu’une seule fois, très fugacement (2’20), avant la citation in extremis du ligado-glissando caractéristique de la forme presque à la fin de la pièce (3’26). Nous gardons ainsi en mémoire, de manière subliminale, ce degré repère du mode alors même que la majeure partie de la composition est en fait dans la tonalité relative mineure (Mi mineur). Nous sommes ainsi constamment aux limites de l’univers musical et émotionnel qui est effectivement dit (tonalité de Mi mineur) et de celui qui devrait être dit (mode flamenco sur Si), ou mieux encore dans les deux simultanément, de sorte que "Calma" pourrait être sous-titré : "Méditation en mineur sur fond de granaína" (cf : Paul Klee : "Malentendu sur fond vert"). Ce que résume, en termes musicaux, l’avant dernier accord arpégé de la composition : des graves vers les aigus, Mi, Ré#, Sol, Sol (à l’unisson), ré bécarre (cf : fig. 1). Soit : Mi - accord et tonalité de Mi mineur / Ré# - tierce de l’accord de B, premier degré du mode flamenco sur Si / Sol - tierce de l’accord de Mi mineur / Sol - quinte de l’accord de C, deuxième degré du mode flamenco sur Si / Ré - fondamentale de D, accord du troisième degré du mode flamenco sur Si. La même analyse pourrait être appliquée à la rondeña (mode flamenco sur Do#), qui commence effectivement par un bref énoncé thématique sur le premier degré (accord de C#(b2)/E#), pour laisser place immédiatement à un conséquent mélodique sur l’accord de F#m (tonalité relative au mode : Fa# mineur)...

L’évocation subliminale de tel ou tel "palo" peut donc tout aussi bien laisser place à une musique flamenca sans référence à une forme du répertoire historique. C’est le cas par exemple de "Hurry", "inspirado en el folklore latinoamericano" (Jesús Guerrero), sur fond rythmique à arrière-goût de tanguillo - Alejo Martínez (chant), Alba Carmona (choeur légèrement jazzy) et les guitares de José Quevedo "Bolita" et Jesús Guerrero y effleurent tour à tour, délicatement et amoureusement, les contours d’un chant populaire ; ou encore de "Alba", sorte de prélude et "quasi fandango" (en Sol# mineur et Si Majeur, ce que ne laisse guère présager le premier accord arpégé... cf : fig. 3).

Figures 1 à 6

Mais nous nous attarderons pour conclure sur le magnifique diptyque "El principio de todas las cosas. Ámsterdam 1942" / "Anne Frank". "Hace un tiempo visité la casa donde vivió Anne Frank, su historia me estremeció tanto que quise plasmar con mi música el proceso de claustro y el triste desenlace de los Frank" (Jesús Guerrero - lire aussi, ci-dessous, "galerie sonore", le texte de la chanson écrit par Jesús Guerrero). Des arpèges haletants qui ouvrent la première pièce (accord de Am9 et suspension sur septième majeure, Sol# - cf : fig. 4. On retrouve le même procédé suspensif sur l’arpège de E(b9) qui lance la deuxième section de la rondeña - cf : fig. 2) aux deux leitmotivs qui innervent la seconde (un arpège et surtout une ritournelle fantomatique dont les velléités mélodiques viennent s’échouer implacablement sur la note Si - cf : fig. 5 et 6), le compositeur représente sans pathos et avec une économie de moyen exemplaire, un élan vital toujours renaissant et toujours brisé - le chant à fleur de peau de Alba Carmona fait le reste.

Claude Worms

Galerie sonore

"Cae la tarde tras el cristal, hojas muertas mi soledad, viento callado de duelo que me acaricia sin más, ¡tiempo corre, pasa tiempo que la vida se me va !

Juegan niños allá en ningún lugar, sueños rotos que no llegarán, lluvia esperada que viene cargada de libertad, ¡tiempo corre que la vida se me va !

Si algún día vieras de nuevo mi sol brillar, siente la alegría en mi alma que soñaba con volar, por un mundo de ilusiones desechas por la maldad" - Jesús Guerrero

"El principio de todas las cosas"
"Anne Frank"

"El principio de todas las cosas. Ámsterdam, 1942" : Jesús Guerrero (composition et guitare)

"Anne Frank" : Jesús Guerrero (texte, composition et guitare), Alba Carmona (chant), Aleix Tobías (percussions), J.M. Posada "Popo" (basse), Cara Urta et Esfera (palmas)


"De cerca" est un autre exemple achevé d’expressivité flamenca, appliquée à des classiques du boléro ("Muñequita linda", de María Grever ; "Historia de un amor" de Carlos Eleta Almarán ; "Verdad amarga", de Consuelo Velázquez), de la salsa ("El incomprendido", d’Ismael Rivera) et du jazz ("You and the night and the music", d’Arthur Schwartz), toutes compositions qui deviennent incontestablement flamencas sous les doigts de Josemi Carmona : une affaire d’accentuations, de dynamique des phrasés, de placement des syncopes et surtout de réalisation des grilles harmoniques par des "voicings" idiomatiques (voir ci-dessus).

Compositeur et guitariste de Ketama et de La Barbería del Sur, Josemi Carmona est depuis longtemps familier de la musique afro-cubaine et du jazz. Il a déjà pratiqué le duo avec Carles Benavent, et a collaboré à l’album "Hands" de Pepe Habichuela (son père) et Dave Holland (Dare2 records / Universal, 2010), aux côtés de Carlos Carmona (guitare) et d’Israel Porrina "Piraña" et Juan Carmona (percussions). Sa complicité avec le contrebassiste de jazz Javier Colina est d’autant plus aisée et naturelle que ce dernier a été associé à de nombreux projets flamencos (avec El Bola par exemple), et qu’il est lui aussi un adepte du duo, notamment avec les pianistes Tete Montoliu et Bebo Valdés. Disons d’emblée que leur rencontre se situe au niveau musical de celle de Jim Hall avec Charlie Haden ("Charlie Haden and Jim Hall" - réédition Impulse, 2014).

On prendra la mesure de la qualité et de l’élégance de cet album à l’écoute de "Morente Habichuela", l’un des rares "palos" du programme, et l’une des plus belles alegrías instrumentales qu’il nous ait été donné d’écouter. Le guitariste y pratique un jeu allusif évocateur du chant dans la paraphrase d’un cante d’Enrique Morente ("El tronco siente el dolor..."), dont il recrée les modulations enharmoniques par la subtilité de son harmonisation (1’23). Une telle présence sonore des silences n’est possible que parce qu’ils sont habités par la variété des contrechants et des notes de passage de Javier Colina, et dotés de sens rythmique par le tempo implacable et la solidité discrète des percussions et des palmas de Bandolero. Quand la contrebasse chante à son tour une alegría traditionnelles (2’07), l’accompagnement pointilliste de la guitare la ponctue de "réponses", comme elle le ferait pour un cantaor, et de quelques accords placés aux endroits stratégiques du compás (arpèges ou rasgueados, toujours très brefs et incisifs). Une citation d’une falseta en arpèges de Pepe Habichuela (4’19), développée de manière très personnelle et là encore elliptique, achève de justifier le titre de la composition. On retrouvera le même type de traitement sonore intimiste pour la dernière plage du disque, cette fois en strict duo guitare - contrebasse, la granaína "Tía Marina Habichuela" - un austère exercice de style "à l’ancienne" : introduction traditionnelle, "temple" de la contrebasse, "paseo" de guitare à la manière de Ramón Montoya (revisité par le son et le phrasé typiques de l’"école de Grenade"), cante de la contrebasse sobrement accompagné, brève coda. Une musique jouée effectivement "de cerca", sur le ton de la confidence entre amis, comme le soulignent les photographies en noir et blanc de Amya Bartels-Suermondt : deux musiciens jouant au plus proche l’un de l’autre, comme pour affronter l’immensité glacée et pompeuse du Salón de Baile del Círculo de Bellas Artes de Madrid ; ou en pleine discussion, animée dans une rue et décontractée à une terrasse de café.

Les autres pièces du programme citées ci-dessus, auxquelles il convient d’ajouter une composition de Josemi Carmona, "De cerca" (Tangos), se situent toutes dans la même esthétique de dépouillement sonore et d’expressivité flamenca, même si elles adoptent en général un plan issu du jazz (exposition du thème / chorus / réexposition) avec des introductions d’une grande originalité : écouter notamment "Muñequita linda" et "Historia de un amor" - on en recherchera aussi sur Youtube une autre version qui vaut le détour, en trio saxophone ténor - guitare - percussions (Jorge Pardo, Josemi Carmona, Bandolero). Jorge Pardo est d’ailleurs logiquement invité pour quelques chorus de flûte sur "El incomprendido" - un régal. Saluons enfin l’interprétation de La Negra, qui ne se croit pas tenue de se livrer à une débauche d’effets expressionnistes pour "faire flamenco", et nous émeut d’autant plus ("Verdad amarga").

NB : sur l’exemplaire qui nous a été obligeamment envoyé, les titres des plages 4 et 5 sont inversés. La plage 4, titrée "El incomprendido", correspond en fait à "De cerca"... et vice-versa.

Claude Worms

Galerie sonore

"Morente Habichuela"
"Verdad amarga"

"Morente Habichuela" (Alegrías) : Josemi Carmona (guitare), Javier Colina (contrebasse), Bandolero (percussions)

"Verdad amarga" : La Negra (chant), Josemi Carmona (guitare), Javier Colina (contrebasse), Bandolero (percussions)


"El principio de todas las cosas"
"Anne Frank"
"Morente Habichuela"
"Verdad amarga"




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