vendredi 15 avril 2016 par Claude Worms
"Al viento" : un CD Infiné, 2016
"Al viento" s’ouvre sur le dénuement d’un arpège d’accord de E7, qui suffit à lui seul à planter le décor de la Malagueña. La suspension sur la septième sonne comme un appel, ou plutôt comme une question sans réponse qui aurait sans doute ravi Charles Ives, et qui annonce l’atmosphère onirique de l’album.
Pedro Soler poursuit inlassablement sa quête d’un flamenco quintessentiel, intemporel, et donc contemporain. Il décante les paseos traditionnels et les falsetas des grands maîtres du genre, jusqu’à les transmuer en purs gestes sonores, comme autant de lignes rythmant une œuvre picturale, d’autant plus présentes qu’on ne les voit plus quand la toile est achevée. Sa guitare modèle la musique que nous écoutons jusque dans ses silences, dont elle émerge aux moments décisifs de chaque pièce, en brèves fulgurances, en murmures, en ébauches de motifs qui interpellent le violoncelle, parfois aussi en lignes mélodiques délicates mais fermement dessinées. C’est que le travail sur le grain instrumental, tour à tour cristallin, âpre, diaphane, incisif ou fragile, rend chaque trait unique et indispensable. Comme les grands cantaores, Pedro Soler signe de manière personnelle ses morceaux choisis favoris par le placement des silences, l’élision d’une note, un contrechant inédit dans les graves, un ritardando, une suspension harmonique imprévue…
Car au commencement était le chant. C’est là naturellement le rôle du violoncelle. Tâche ardue : comment figurer le chant par des moyens instrumentaux ? Pour le cante flamenco, l’entreprise est d’autant plus périlleuse que c’est moins une affaire de contours mélodiques qu’une affaire de timbre. Gaspar Claus évoque bien ça et là quelques tournures vocales caractéristiques de grands classiques du cante (une Malagueña d’Antonio Chacón ou la Petenera de Rafael Romero par exemple), mais c’est surtout dans l’incarnation sonore de la présence physique du cantaor, toujours au bord de la rupture vocale lors des périodes conclusives, qu’il excelle : doubles cordes dissonantes, glissandi ascendants chromatiques ou par micro-intervalles, bruits parasites qui viennent casser brusquement la pure et pleine sonorité classique de l’instrument, sauts d’intervalle vertigineux suivis des raclements hachés de la voix qui s’épuise… Le violoncelle étant doué d’ubiquité, il peut aussi retrouver sa nature instrumentale pour dérober brièvement une falseta à la guitare (une falseta de Ramón Montoya à la fin de la Granaína traitée en alternance guitare / violoncelle, entre autres).
Au commencement était aussi le chant pour la danse, qui renvoie ici à l’immense répertoire populaire andalou, à partir duquel le flamenco s’est construit. On en trouvera un premier exemple dans la deuxième partie des Malagueñas, constituée en fait de Verdiales, danses folkloriques orgiaques – les costumes traditionnels évoquent la symbolique des rites de fertilité - dont les Malagueñas sont issues. Le violoncelle figure donc ici les percussions qui accompagnent la guitare, ou imite les attaques légèrement en-dessous des notes des violonistes solistes des groupes de Verdiales. Nous retrouvons cette solide vitalité terrienne pour des Sevillanas vigoureusement "corraleras", et pour des Bulerías, qui reviennent elles aussi à leurs sources "préflamencas", le rythme à 3/8 du Jaleo gaditan, joué "al golpe" par Pedro Soler.
Mais avant le commencement était ce qu’aucun mot ne saurait capturer - ce qui rend le chant possible, le bruissement du monde et la rumeur de l’inconscient, un "flamenco bottom" aussi furtivement présent que le "rock bottom" de Robert Wyatt. Les Tientos explorent ce "silence ondulé", peuplé d’étranges créatures sonores abyssales, tour à tour stridentes ou plaintives. Les échos assourdis de quelque songe obscur, produits par les textures distordues et étroitement mêlées du violoncelle et de la guitare électrique de Georges Teyssot-Gay, se heurtent aux épures lumineuses de Pedro Soler, avant qu’une poignante psalmodie incantatoire Matt Elliot n’épouse étroitement la scansion de la guitare flamenca et du violoncelle sur un motif de Perico el del Lunar. "Al viento" se clôt sur la matière sonore raréfiée et le temps suspendu d’une improvisation en duo où flottent comme en apesanteur de fugitives réminiscences de la Petenera précédente, telle une réponse incertaine, fragile comme un rêve, à la question liminaire.
Si Goya avait connu le flamenco, il en aurait sans doute tiré des cartons de tapisserie qui auraient ressemblé aux Verdiales, Bulerías et Sevillanas de ce disque, et des gravures dont ses Malagueñas, Granaínas, Serranas, Peteneras et Tientos seraient l’idéale traduction musicale.
Claude Worms
Photos : Cyrille Choupas
Pour écouter le disque :
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