Hommage à Manuel de los Santos Pastor "Agujetas"

 ?, Jerez - 25 /12 / 2015, Jerez

mardi 5 janvier 2016 par Claude Worms

¡Yo voy a cantar pa el mundo !

Photo (et logo de l’article) : Juan Carlos Toro

"¡Yo voy a cantar pa el mundo !". Cette déclaration liminaire à l’indispensable film de Dominique Abel (Agujetas, cantaor - DVD Naïve, 1999) peut sembler paradoxale pour un artiste dont on explore à satiété les "racines" et l’arbre généalogique. Manuel de los Santos Pastor "Agujetas de Jerez" était certes le fils d’un éminent cantaor, Manuel de los Santos Gallardo "El Viejo Agujetas" (Jerez, 1908 - Rota, 1976), et parent de grandes "casas cantaoras", entre Los Puertos et Jerez - les Soto, Rubichi... Mais il était surtout un sans-papier par conviction, nous dirions même par impératif catégorique.
"J’ignore où je suis né. Je suis Agujetas de Jerez, c’est donc que je suis né à Jerez. Mais je n’ai pas de papiers, je suis donc de nulle part. Certains disent que je suis né lors de l’Exposition de Cádiz, d’autres en 1945. Je ne crois personne, je n’ai donc pas d’âge" - NB : toutes les citations de cet article sont extraites du film de Dominique Abel et des entretiens figurant dans les livrets des albums "24 quilates" et "Agujetas, el rey del cante gitano" (cf : discographie). Manuel Agujtas est donc mort le 25 décembre 2015 comme il avait vécu, sans âge...

... et sans attaches. Homme et artiste libre, il s’était avisé bien avant la Junta de Andalucía et l’UNESCO que le cante s’adresse à tout le monde. Il suffit de savoir écouter : "... pour écouter un disque, il faut fermer les yeux. Les yeux ouverts, on ne peut rien écouter, il faut être concentré sur ce que l’on écoute". Ecouter, et non voir. Manuel Agujetas affichait certes tous les signes extérieurs de "gitanité" propres à entretenir les fantasmes liés au "chant gitan". Il en jouait parfois sur scène, mais un léger sourire ou un coup d’oeil en coin venait toujours rapidement relativiser la mise en scène du personnage et le crédit qu’il convenait de lui apporter. Les titres de ses premiers disques tentaient d’ailleurs de vendre une sorte de paradoxe temporel, l’irruption miraculeuse d’un chanteur venu du fond des âges, et surtout non "contaminé" (par quoi ???) : "Viejo cante jondo", "Cien años atrás"... Les débuts de sa carrière professionnelle étaient pourtant très simples, et on ne peut plus prosaïques : "On m’a appelé pour chanter ; j’ai pensé, si ça améliore ma vie, je vais chanter". Il suffisait donc de l’écouter, parler et chanter. Mais il n’y a pas pire sourd qu’un aficionado qui ne veut rien entendre. Manuel Agujetas ne pratiquait pas le culte de l’héritage ancestral ("Les pères n’apprennent rien à personne. Mon père ne m’a jamais appris à chanter."), et moins encore celui des saintes icônes, fût-elle celle de Manuel Torres. Il n’a jamais cessé de démentir les mythes attachés à son art :

_ Sur les "cantes a palo seco" censés être rythmés par les frappes du marteau sur l’enclume : "Mon vieux travaillait sur une enclume, et moi, à quatorze ans, à ses côtés, sur sur une autre. Mon père chantait "por Siguiriya" pendant que le fer était en train de chauffer, parce qu’en travaillant, on ne peut pas chanter. Soutenir que les gitans chantent "por Martinete" en maniant le marteau est un mensonge, c’est impossible".

_ Sur le "duende" : "Je ne crois pas au duende. C’est une invention plus romantique que réelle. A certains moments, on est plus à l’aise qu’ à d’autres, et ce que l’on porte en soi sort de manière plus naturelle, comme pour tout autre aspect de la vie. Personnellement, je chante mieux quand je suis dans un cadre adéquat et sérieux : le cante me vient alors dans sa juste mesure et selon les canons que je considère comme authentiques. Il y a beaucoup de faux semblants en ce monde. Si on les connaît bien et qu’on n’a pas de problèmes physiques, les chants sont réussis ; le reste, ce sont des histoires à dormir debout".

_ On a aussi beaucoup glosé une de ses déclarations selon laquelle "qui sait lire et écrire ne peut pas chanter flamenco" ... en oubliant la suite : "parce qu’il perd le "savoir prononcer"". Ce n’est donc pas l’éducation en elle-même qui est ici visée, mais le fait qu’elle reste liée trop souvent à la prononciation "standard" castillane considérée comme un signe de "bonne" éducation. En proscrivant les élisions andalouses, elle met en péril la scansion qui convient à tel ou tel compás, et donc le cante lui-même.

C’est que, pour Manuel Agujetas comme pour la plupart des cantaore(a)s, le texte est le vecteur fondamental de la création musicale. "Les letras, je les fais moi-même. Je les mets dans ma tête, je les répète, et elles ne s’effacent plus. J’ai là (il montre son front) cinq ou six jours de letras... Quand j’avais quatorze ou quinze ans, j’écoutais mon père. J’ai appris de lui beaucoup de letras, mais ça ne suffit pas. Si tu ne sais pas chanter, pourquoi vouloir les letras. Il faut naître chanteur, sinon, les letras, tu peux les jeter. Les letras, c’est la vie qui les fait, suivant les épreuves qu’on passe. Qui n’a pas souffert ne peut chanter, c’est la vie". Il faut donc avoir quelque chose à dire, et un don pour le dire...

... mais pas seulement. Il y faut aussi du travail, parfois obsessionnel : "En dormant, j’étudie le cante... Tous les matins, j’ai mal à la tête, car toutes les nuits, je ressasse les letras". Dans l’une des séquences du film de Dominique Abel, confronté à un document télévisuel tourné une vingtaine d’années plus tôt (il y chante des Siguiriyas), il porte ce jugement sans appel : "Ecoute, ce que je chante, je ne reviens pas dessus. Je n’ai jamais regardé un journal de ma vie. Je me fous de ce qu’on écrit sur moi, ça m’est égal. Je ne me vois ni ne m’écoute jamais. Mais bon, un cantaor ne se fait pas avant 75 ou 78 ans minimum. Jusque là, il n’y a pas de cantaor. Ça, c’est chanté à la brute. C’est maintenant que je chante bien. C’est comme un travail, chaque jour il s’affine et s’améliore... Ça, c’était pour la galerie, pour les ignorants, pas pour moi". Ou encore : "Si tu n’as pas de bonnes raisons de le faire, ne chante pas, n’écris pas, ne peins pas. S’il n’y a pas de bonnes raisons, il n’y a rien... J’ai de bonnes raisons, c’est pour ça que je chante". Ces "bonnes raisons" doivent-elles s’entendre comme des expériences émotionnelles, ou comme le titre à exercer de celui qui maîtrise son art ou son métier ? Les deux sans doute.

Le répertoire de Manuel Agujetas a toujours été restreint : pas de "Cantes de Levante", sauf le Taranto de Manuel Torres, pas de Malagueñas, sauf la Malagueña - Granaína de José Cepero, et pas de Farruca, Tango, Guajira... Pour les Fandangos, les seuls "naturales" (pas de Fandangos "abandolaos" ou de Huelva). Plus surprenant pour un artiste de Jerez, peu de Tientos, Tangos, Alegrías, Cantiñas et Bulerías, sauf "pa escuchar" (Bulerías por Soleá, et vice-versa). Restent donc les Soleares et Bulerías por Soleá (mais pas la Caña ni le Polo), les Siguiriyas (mais pas la Serrana), les chants a cappella (Romances de la tradition del Puerto, Saetas por Siguiriya, Martinetes et Tonás - rarement la Debla), et les Fandangos "naturales".

Encore ce coeur de répertoire est-il allé s’amenuisant au fil des ans, au concert comme au disque. Lors de ses derniers récitals, il n’était pas rares que l’essentiel du programme tourne autour des Siguiriyas, avec quelques escapades vers les trois autres formes qu’il privilégiait - c’est pourquoi nous avons choisi de limiter notre galerie sonore à 12 Siguiriyas non rééditées en CD, auxquelles nous avons ajouté les 5 Soleares de la face B de "Cien años atrás" (vous pourrez ainsi écouter l’intégralité de cet album). Ses deux derniers disques, l’un en studio, l’autre en public, en sont un bon témoignage (cf : discographie) : pour "24 quilates" (en studio, 2002) : 17 cantes, dont 4 Soleares, 4 Bulerías por Soleá, 4 Siguiriyas, 3 Martinetes et 2 Fandangos ; pour "Agujetas, rey del cante gitano" : 13 cantes, dont 5 Siguiriyas, 3 Soleares, 3 Fandangos et 2 Bulerías por Soleá. Ce dernier enregistrement reflète très fidèlement les derniers concerts auxquels nous avons assistés. On a souvent reproché à Manuel Agujetas de ne pas savoir, ou vouloir, "rematar los cantes" - c’est-à-dire de ne pas les organiser en suites cohérentes, avec une coda en bonne et due forme (le "remate"). C’est qu’il ne pratiquait pas l’art de la suite, mais celui de la pièce unique. Il pouvait sur scène revenir inlassablement sur le même cante, sans égards excessifs pour les réactions du public, en en changeant ou non le texte. Il s’agissait d’explorer sans trêve le modèle mélodique, d’améliorer l’esquisse, de la varier imperceptiblement, jusqu’à être (provisoirement) satisfait du résultat - quitte à y revenir lors du récital suivant, ou la nuit suivante (cf : citation ci-dessus). On conçoit que dans ces conditions, les guitaristes qui l’accompagnaient ne lui aient jamais été d’une grande utilité. Non qu’il dédaignât le toque, qu’il pouvait apprécier par instant... mais comme une activité absolument étrangère à son travail de compositeur. Les guitaristes les plus conscients et intègres s’efforçaient donc surtout de ne pas le perturber pendant ces moments de silence concentré pendant lesquels il
travaillait à une nouvelle partition intérieure : par ordre d’entrée en scène discographique : Manolo Sanlúcar, Parrilla de Jerez, David Serva, Niño Jero, Curro de Jerez, Moraíto et Enrique Melchor.

Nous assistions ainsi à la dramaturgie de la création en acte, d’autant plus passionnante qu’elle se heurtait à des limites vocales de plus en plus contraignantes, comme qui décrypterait les ratures de Schubert ou les "alternatives takes" de Charlie Parker, ou traquerait les repentirs du Caravage. Mais en temps réel et sonore...

Nous garderons de Manuel Agujetas le souvenir d’un musicien indépendant, iconoclaste, savant et rigoureux, comme tous les grands classiques... à écouter les yeux fermés avec émotion et la plus grande concentration.

Claude Worms

Photo : Juan Carlos Toro

Discographie (non exhaustive...)

L’oeuvre enregistrée de Manuel Agujetas s’étend sur près d’un demi-siècle, mais elle est concentrée essentiellement sur une période "de jeunesse" (années 1970s) et une période "de maturité" (années 1990s - 2000s). Pour les lectrices et lecteurs peu familiers de l’artiste, nous nous permettons de conseiller en priorité :

"Viejo cante jondo" : opus 1, avec Manolo Sanlúcar (et la seule occurrence des Campanilleros de Manuel Torres pour ouvrir la face A) - LP CBS, 1970 (réédition en CD : Sony, 1999)

"Tres generaciones" : deux CDs rééditant les LPs "Rutas del Cante Jondo" (Ariola, 1973, avec Parrilla de Jerez) et "Por derecho" (CFE Explosión, 1975, avec Manolo Sanlúcar). Couplage avec les rééditions d’un LP d’ Agujetas Padre (guitare : Rafael Alarcón) et d’un LP d’Antonio Agujetas (guitare : David Serva) - 2 CDs El Flamenco Vive / BMG Music Spain, 2001

"En la Soleá" : enregistrement en public lors d’un récital à la peña madrilène La Soleá, avec Curro de Jerez - CD Alia Discos, 1998

"Agujetas, cantaor" : enregistrements réalisés pour le film de Dominique Abel (titre identique), avec Moraíto - CD Naïve, 1999

"24 quilates" : le dernier opus en studio, avec Enrique de Melchor - CD
Muxxic, 2002

Autres enregistrements

"Premio Manuel Torre de Cante Flamenco" : avec Manolo Sanlúcar - LP CBS, 1970 (réédition CD : Sony, 2000)

"Cantes gitanos de Manuel Agujetas" : avec Parrilla de Jerez - LP Ariola, 1972

"Cien años atrás" : avec Manolo Sanlúcar - LP CFE Explosión, 1974

"En la verea" : avec Manolo Sanlúcar - LP CFE Explosión, 1977

"Lo muy bastante" : avec David Serva - LP CFE Explosión, 1977

"Vanguardia y pureza del cante" : avec Manolo Sanlúcar et le groupe Smash - LP CFE / Zafiro, 1978

"Gualberto y Agujetas" avec Antonio Madigán (guitare) et Gualberto (sitar) - LP Movie Play / Gong, 1979 (réédition en CD : "Inquietudes a compás" - collection "Cultura Jonda", volume 12 - Fonomusic, 1997)

"Agujetas en Paris" : avec Niño Jero - CD Ocora, 1991

"Agujetas, el rey del cante gitano" : deuxième sélection des enregistrements réalisés à la peña La Soleá, avec Curro de Jerez - BOA Records, 2004

Les collectionneurs pourront aussi chercher quelques autres albums, à notre avis de moindre intérêt : "Cantes de siempre" - LP Euro Music, 1976 ; "El color de la hierba" - LP Doblón, 1978 (rééditions en CD sous le même titre : Doblón, 1999 ; puis sous le titre "Galería de cante flamenco : Agujetas" : Dial Discos, 2004) ; "De los siete dolores" - LP CFE / Zafiro, 1979 ; "El querer no se puede ocultar" - LP Diamante, 1986 (réédition CD : Dial Discos, 1998)

Galerie sonore

Nous vous proposons l’intégrale des Siguiriyas enregistrées par Agujetas pour quatre LPs qui n’ont jamais été réédités en CD. Nous y ajoutons l’autre face, "por Soleá", de l’album "Cien años atrás" le plus jusqu’au-boutiste du cantaor, dont le programme est uniquement constitué de Siguiriyas et de Soleares.

Siguiriyas 1 et 2 : extraites du LP "Cantes gitanos de Manuel Agujetas", avec Parrilla de Jerez - Ariola, 1972

Siguiriya 1 (et Cabal)
Siguiriyas 2

Siguiriyas 3 à 6 : extraites du LP "Cien años atrás", avec Manolo Sanlúcar - CFE Explosión, 1974

Siguiriyas 3
Siguiriyas 4
Siguiriyas 5
Siguiriyas 6 (Cabales)

Siguiriyas 7 à 10 : extraites du LP "Lo muy bastante", avec David Serva - CFE Explosión, 1977

Siguiriyas 7
Siguiriyas 8
Siguiriyas 9
Siguiriyas 10

Siguiriyas 11 et 12 : extraites du LP "Palabra viva", avec David Serva - CFE Explosión, 1977

Siguiriyas 11
Siguiriyas 12

Soleares 1 à 5 : extraites du LP "Cien años atrás", avec Manolo Sanlúcar - CFE Explosión, 1074

Soleares 1
Soleares 2
Soleares 3
Soleares 4
Soleares 5

Siguiriya 1 (et Cabal)
Siguiriyas 2
Siguiriyas 3
Siguiriyas 4
Siguiriyas 5
Siguiriyas 6 (Cabales)
Siguiriyas 7
Siguiriyas 8
Siguiriyas 9
Siguiriyas 10
Siguiriyas 11
Siguiriyas 12
Soleares 1
Soleares 2
Soleares 3
Soleares 4
Soleares 5




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