Entretien avec David Fauquemberg

Festival Flamenco de Nîmes / 14 janvier 2014

lundi 27 janvier 2014 par Claude Worms

Nous avons eu le privilège de rencontrer David Fauquemberg lors du dernier Festival Flamenco de Nîmes. Nous nous sommes entretenus de son dernier roman, Manuel el Negro. Ou plutôt, il nous en a entretenu, tant nos questions étaient superflues - impossible donc de couper cet entretien, passionnant de bout en bout. Nous tenons à remercier l’ auteur de sa confiance.

Le flamenco et l’ art du romancier, par David Fauquemberg, Manuel el Negro, Melchior de la Pena, Rocío, Tío Bernardo, El Seco...

Photo : D.R.

Tombé dans le flamenco… J’aime bien l’expression. C’est un peu ça en fait : je suis tombé dedans. Comme beaucoup de gens. Adolescent, je jouais un peu de guitare, j’aimais le jazz. J’ai découvert d’abord Paco de Lucía, puis ce qu’il avait fait avec Camarón, et ça m’a tout de suite touché. Il y avait dans cette musique une émotion, une densité que je n’ai jamais retrouvées ailleurs. Comme souvent dans ces cas-là, on cherche à savoir d’où ça vient. J’ai acheté les disques de la collection "Grandes cantaores" (Le Chant du Monde), et je suis allé à des concerts, Pedro Bacán… des festivals. J’ai pris des cours de guitare, mais sans grand talent. Je suis allé en Andalousie, je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans, et je me suis immédiatement senti chez moi. Il y avait quelque chose dans les attitudes des gens, dans les ambiances, dans la lumière… qui me convenait. J’ai continué à y aller deux fois par an, depuis une vingtaine d’années. J’ai commencé à écrire mon premier roman à vingt-cinq ans, mais le flamenco restait complètement à part, un plaisir de mélomane. Je ne connaissais rien du monde qui produit cette musique. En 2008, je terminais mon précédent roman ("Mal tiempo"), qui se passe à Cuba… Dans un parcours artistique, on finit malgré soi par circonscrire les chose qu’on recherche, et je me suis aperçu que ce qui m’importait avant tout, c’était transmettre des émotions. C’est à dire trouver une forme de narration, une forme d’écriture, qui permettent d’isoler les causes de ce qui m’a ému moi-même et, en travaillant sur ces causes, de faire ressentir au lecteur les mêmes émotions. Que le lecteur ne soit jamais à distance du milieu dans lequel ça se passe, qu’il soit lui-même dedans. Dès lors, le thème du flamenco s’est imposé comme une évidence. Avant même d’avoir terminé "Mal tiempo", je savais que j’allais travailler sur le flamenco. Si l’on recherche un sujet qui permette de travailler sur des émotions, sur une identité, une intensité…, pour moi, le flamenco est l’incarnation de tout cela. Je ne connais pas d’autre forme artistique où l’on est tout de suite, à ce point, dans une profondeur humaine universelle. Il y a une telle vérité des sentiments dans le flamenco que, en plongeant suffisamment profond dans ce monde, et en trouvant un moyen de le raconter, j’espérais y puiser une partie de cette intensité, pour en nourrir mon écriture. Il ne s’agissait pas d’écrire un essai sur le flamenco, mais de raconter ce qui se passe dans ce monde-là, d’y plonger le lecteur. Je me suis lancé dans cette affaire il y a cinq ans, et je suis effectivement tombé là-dedans. Je connaissais et j’aimais cette musique, sans en être un spécialiste, mais que je n’imaginais pas la profondeur du monde qu’il y avait derrière, sa richesse humaine et culturelle. J’ai donc commencé par venir ici, au Festival Flamenco de Nîmes, puis j’ai passé six mois par an, plusieurs années consécutives, en Andalousie – deux mois là-bas, puis deux autres chez moi pour travailler…

Mais on ne peut pas construire un roman sur la densité émotionnelle d’une musique en espérant la transposer en littérature, parce que c’est trop abstrait, trop théorique. Je suis convaincu que la grande force du roman n’est pas dans la virtuosité de la construction, ni dans une recherche purement formelle, mais dans les personnages -
ce qu’ils expriment, ce qu’ils incarnent comme vision du monde, comme interrogations qui vont concerner le lecteur. Des questionnements universels, sur l’action humaine, sur la vie, sur l’amitié, sur l’amour… Au bout de quelques mois, j’ai compris que tout était encore plus riche que je ne l’espérais. Ce qui est grisant pour un romancier, c’est que lorsqu’on vit avec les flamencos, on a l’impression que tout est presque déjà scénarisé. Leur manière de parler, de se comporter… C’est déjà une représentation, tellement leur vie est poétique et en dehors du conventionnel. J’ai écrit une nouvelle sur le bar d’Agustín, à Santiago (quartier de Jerez – NDR), que fréquentait Moraíto. Ce qui m’avait frappé, c’est que sa manière de parler, de se comporter avec les gens, était exactement comme sa musique : on avait l’impression quand il parlait qu’il venait d’inventer l’expression, les métaphore qu’il utilisait. Il ne se lançait jamais dans de grandes théories, tout comme à la guitare il ne partait jamais dans des démonstrations de virtuose. Il reprenait des falsetas qu’il avait jouées déjà mille fois, mais on avait l’impression qu’il venait de les inventer, à cause de l’intention particulière qu’il mettait dans ces trois notes-là… Pour un romancier, découvrir un milieu pareil est un cadeau extraordinaire. Le problème serait plutôt de sélectionner, de garder l’essentiel, parce qu’on peut vite s’égarer dans une telle richesse. Et les nuits de fête à Jerez… Les gens disent et font des choses magnifiques à chaque instant. J’avais l’impression parfois qu’ils passaient un casting pour être dans le roman !

Ce qui m’intéresse depuis toujours dans le flamenco, c’est le chant. Je savais, depuis le début de mon travail, que mon roman serait une histoire de chant. D’ abord parce ce que je ne suis pas très connaisseur de la danse, même si j’aime beaucoup ça. La danse est très difficile à écrire, et dans mon roman précédent ("Mal tiempo"), qui était une histoire de boxe, j’avais déjà beaucoup travaillé sur le mouvement, la vitesse, la fluidité des gestes…

Les "letras" que je cite sont isolées du texte, mais elles ne sont pas simplement là à titre d’illustration. Elles disent quelque chose des personnages. La tragédie grecque m’a beaucoup influencé lors de mes travaux précédents, et pour ce livre, j’ai relu Euripide, Sophocle… Effectivement, les "letras" ont un peu la fonction d’une sorte de chœur (réponse à l’une de nos – rares – questions). Mais c’est aussi lié à mes expériences dans le milieu de flamenco. Je n’ai pas décidé un beau jour, à partir de rien, de construire mon roman de telle ou telle manière, et d’y injecter une partie de mes expériences. C’est exactement l’inverse : j’ai vécu des expériences, j’ai ressenti confusément des choses qui sont ressorties ensuite presque sans réflexion, naturellement, presque physiquement. Quand on assiste à une soirée de flamenco réussie, lorsque le chant surgit… on ne peut pas ne pas penser à la tragédie grecque. On sent la présence du destin, de la mort..., on est frappé par l’évidence des paroles, la simplicité de la mise en scène… On est dans le dépouillement mais on ne parle que de thèmes absolument universels. Les "letras" dans ce roman, et les interventions de personnages comme "El Seco", jouent un peu le rôle des chœurs de tragédie grecque. Deux personnages qui font leur vie, leur initiation, et au-dessus d’eux, un chœur qui dicte les valeurs qu’il faut suivre (si l’on s’en écarte, on s’expose au "castigo"), commente en permanence ce que font les héros, et donne un sens à chacune de leurs actions. Si tu suis l’agencement des "letras" dans la narration, tu verras qu’elles annoncent souvent ce qu’il va se passer. Ce qui est fabuleux dans la tragédie grecque, c’est qu’on sait dès le début ce qui va se passer, et ça se passe quand même. On a l’impression que tout le monde sait ce qui va arriver au personnage, sauf lui, et donc forcément il se précipite vers la catastrophe qu’on lui a annoncée dès le début… M’inspirer de ce dispositif n’ avait rien d’artificiel, parce qu’ il y a quelque chose du même ordre dans le flamenco. Il y a un côté tragique, la confrontation au destin. On a l’impression que les gens savent qu’ils prennent une direction qui n’est pas toujours celle qu’il faudrait prendre, mais de toute façon ils ne savent pas faire autrement. On a envie de vivre une certaine vie qui fait qu’à un moment on se retrouve dans le mur, mais on savait que cela finirait ainsi. C’est l’histoire d’El Torta, qui vient de nous quitter. J’ai beaucoup pensé à lui en écrivant le personnage de Manuel "El Negro", surtout dans les passages où il prend des chemins de traverse. Cette espèce de fatalité… On va voir quinze concerts d’El Torta en espérant qu’un soir ça va marcher. Les gens en parlent une semaine avant, et puis finalement on sait que ça ne va pas bien se passer, parce qu’avec la vie qu’il mène, le chemin qu’il s’est choisi… Mais ce sont des hommes magnifiques. Une des questions du livre, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai imaginé ce personnage de Manuel "El Negro", c’est qu’on parle souvent de ce type de cantaores comme d’artistes qui ont raté l’occasion. Ils auraient pu, mais ils se sont gâchés parce qu’ils ont choisi une voie où l’on explose très vite. Je n’en suis si sûr. Le rapport entre l’art et la vie… Je pense que dans le flamenco - et n’est-ce pas la même chose quand on crée des livres ou des films ? - l’intensité de la création artistique naît aussi de l’intensité de vie, d’une capacité à s’abandonner aux choses, à ne pas être toujours en train de calculer. La beauté du chant, gitan notamment, c’est qu’on sent, lorsqu’ils entrent en scène, qu’ils ne se posent pas la question de ce qui va se passer dans cinq minutes. On y va, on se lance, on s’abandonne… et c’est vrai que lorsqu’on fréquente les artistes gitans, on a l’impression qu’ils vivent comme ça aussi. Comme ces vers de Juan Jiménez García, que j’ai entendus quelquefois chantés : "J’ai tant vécu que quand la mort viendra, je l’aurai méritée". J’ai l’impression que ces gens vivent comme ça. Cette absence de calcul, c’est la force de ces artistes. Je pense que Manuel "El Negro" en est un peu l’incarnation. Melchior (l’ami de Manuel, et son guitariste – NDR) représente un art plus mesuré. J’ai eu souvent cette sensation-là, d’une différence essentielle entre les guitaristes et les chanteurs dans leur rapport à l’art. La plupart des guitaristes que j’ai rencontrés ont une approche beaucoup plus réfléchie, d’abord parce qu’ils sont là précisément pour cadrer la folie des chanteurs et les ramener dans le droit chemin quand ils s’égarent. Je pense naturellement à Melchor de Marchena. Mon Melchior joue un peu comme lui. Je ne connais bien sûr Melchor de Marchena que par les documents de la série "Rito y Geografía", des disques, des articles de journaux… Il a ce rapport-là à l’art, il est vraiment "au service de". Donc ce duo m’offrait deux personnages à la fois très proches, puisque c’est l’histoire d’une amitié, mais dont l’attitude par rapport à la vie et à l’art est presque à l’opposé. C’est l’un des miracles du flamenco : il rassemble, dans ces innombrables histoires de duos entre un chanteur et un guitariste, des artistes qui ne sont unis que par l’art, et non par une affinité dans leur vision du monde. Dans le livre, ce qui lie finalement Melchior et Manuel, c’est qu’ils sont tous les deux amoureux de cet art, de manière différente. Et ça, encore une fois, je ne l’ai pas inventé. On le vit tous les jours. Ce qui m’a fasciné, dans les soirées flamencas, ou sur scène, même si c’est moins fort, c’est ce lien presque métaphysique entre le chanteur et le guitariste. On a l’impression que les guitaristes sentent les choses avant qu’elles n’adviennent. Ils sont capables de réorienter, de relancer… De ce point de vue, le jeu de Melchor de Marchena est magnifique. Quand on le voit regarder Antonio Mairena ou Manolo Caracol… On ne peut pas jouer comme ça pour quelqu’un sans l’aimer. J’ai eu la chance de devenir très ami avec Antonio Moya. Il a aussi ce rapport avec les chanteurs. On voit bien qu’il ne joue pas pour montrer sa virtuosité. Il joue pour créer un objet artistique juste, pour créer une émotion commune avec le chanteur. En jazz, ça a dû exister aussi – Chet Baker, qui était sans doute un peu gitan… Dans le flamenco, le duo chanteur / guitariste a quelque chose d’unique, que je n’ai jamais rencontré à ce point dans d’autres musiques. Pour un romancier, forcément, c’est fabuleux. Il y a une fluidité intuitive dans ce rapport, qui reste mystérieuse : comment le guitariste a-t’il su que le chanteur allait s’égarer, ou qu’il fallait le relancer, ou jouer une falseta…, sans échanger un mot avec lui, ni même un regard ? Pour créer une tension romanesque, c’est idéal. Je pense qu’un roman n’est pas fait pour expliquer, mais pour faire sentir l’inexplicable. J’ai posé hier une question à José María Velásquez, à propos d une "letra" que j’aime particulièrement, "Fuí piedra y perdí mi centro…". D’un point de vue poétique, c’est la perfection absolue, et en même temps, elle est incompréhensible. Il en avait lui-même parlé avec Antonio Mairena, qui lui avait répondu : "Quand on la chante, on sait exactement ce que ça veut dire, mais quand on en parle et qu’on doit l’expliquer, on n’y comprend plus rien".

Le flamenco, c’est exactement ça. Ces artistes savent exactement ce qu’ils expriment au moment où ils chantent, mais si tu leur demandes d’expliquer, ils en sont incapables. Je pense qu’un roman, c’est pareil. Au moment où j’écris ce roman, je sais exactement ce que le flamenco exprime, mais si je dois te l’expliquer rationnellement, là maintenant, j’en suis incapable. Quand je vois Melchora Ortega (allusion au concert du samedi précédent – NDR), je me demande d’où vient cette ébullition… Sur le moment je la comprends, car elle me parle à moi aussi, mais en fait, une fois sorti de la salle, on n’a absolument rien compris à ce qui s’est passé. Dans le flamenco, l’émotion prime sur la recherche formelle. Ce qui est important, c’ est l’élan. Pour moi, en tant que lecteur et romancier, c’est aussi ce qui m’intéresse. On part d’un point donné, on se dirige vers une fin, et il faut que ce soit organique. Tu crées des personnages, et ensuite ils vivent leur vie…

Dans l’avant-dernier chapitre du roman, Manuel prend la parole (dans le reste du roman, le narrateur est Melchior – NDR). En fait, c’est ce que j’ai écrit en premier. L’écriture est un travail d’artisan : on essaye, on voit que ça ne fonctionne pas, on recommence… Avec ce chapitre, j’avais un problème. Manuel est un chanteur gitan, et donc, il ne fait aucune distinction entre la vie et l’art. "Arrancarse"… Antonio Moya m’a raconté une histoire, que j’ai d’ailleurs utilisée dans le livre. Il devait accompagner Agujetas, et lui a demandé cinq minutes avant d’entrer en scène : "par quoi commençons-nous ?" Agujetas lui a répondu "Y a tí coño que te importa ?", parce qu’il ne le savait pas lui-même. Donc, un chanteur gitan ne peut pas raconter sa propre histoire, parce qu’à aucun moment il n’aura la lucidité, la distance nécessaires (quand je parle de "chanteur gitan", ce n’est pas une référence "ethnique". Je fais référence à une attitude gitane vis-à-vis du cante ou de l’art… Et donc, ça concerne aussi des "payos" - Chano Lobato, El Capullo…). Le guitariste, lui, est plus à l’écoute. Il est obligé d’être plus rationnel, il doit comprendre où l’on en est du compás… Et la plupart du temps, il réussit l’impossible : être à la fois dedans et dehors, lucide et inspiré. Il était donc nécessaire que le guitariste soit le narrateur, parce qu’il est juste à la bonne distance. Le chapitre dans lequel Manuel parle est beaucoup plus chaotique. Ecrire trois cent pages sur ce mode aurait été intenable, parce qu’il faut aussi mettre en place une chronologie, des enchaînements… Cette idée d’un guitariste-narrateur s’ est donc imposée naturellement. Cela dit, je ne savais pas du tout où ça allait les mener. Je savais que l’histoire se passerait à Jerez, parce que j’aime cette ville, et que lors de mes séjours en Andalousie, j y ai passé l essentiel de mon temps. L’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce roman, c’est que j’avais la nostalgie des années 1960 – 1970 à Santiago, que je n’ai pourtant pas connues. Quand on entend Diego Carrasco ou Moraíto les raconter, on a envie de vivre ça. Il y avait une concentration de talents incroyable, des nuits interminables… J’avais envie de reconstituer cette époque, d’abord pour moi. On pleurerait presque de ne pas avoir connu ça, tellement c’est magique. Je savais aussi que les deux personnages se rencontreraient dès leur enfance, que ce serait un roman d’apprentissage, toute une vie. Mais quand j’ai commencé à écrire, j’ignorais par quelles étapes ils allaient passer. C’était déjà le cas pour mes deux précédents romans. Une citation de Faulkner résume pour moi exactement le travail du romancier tel que je le conçois : "Créer des personnages de chair et d’os, si réels qu’ils portent une ombre". Magistral : la force d’un personnage romanesque, ce n’est pas ce qu’il dit ou ce qu’il fait dans le roman, c’est son ombre, ce qu’il y a derrière et qui le porte, qui le force à agir comme ça. Ensuite, c’est assez simple : comme un reporter, on suit les personnages et l’on note leurs faits et gestes.

Dans l’écriture d’un roman, lorsqu’on est plongé depuis plusieurs mois dans un travail vraiment intense et sincère, à un moment, les personnages se mettent à exister. A partir de ce moment-là, tout devient plus facile. On ne peut pas faire dire ou faire n’importe quoi à un personnage, dès lors qu’il devient réel, qu’il possède une vraie profondeur. Par exemple, pour la scène de rupture entre Manuel et Melchior à New-York, si tu écris une réplique où Manuel essaierait de calmer le jeu, le personnage lui-même t’interpelle : "Attends, ça, ce n’est pas possible ! Jamais ! Tu as vu comment il m’a parlé…". C’est toujours un peu mystérieux, et ça peut sembler schizophrène. Mais c’est le moment le plus grisant : les personnages prennent le pouvoir, et l’on se met vraiment à leur écoute. C’était particulièrement fort pour ce roman. Les boxeurs ("Mal tiempo" sont tout de même des gens disciplinés, durs au mal, qui parlent peu, qui supportent beaucoup… Suivre des flamencos à la trace pendant deux ans, c’est éprouvant, parce qu’ils ne sont pas forcément très cohérents ! Melchior a tout de même une constance, mais Manuel…

Quand on en est arrivé là, on sait qu’on a atteint une part de vérité. Pour moi, dans un roman, de plus en plus, seuls comptent les personnages. Il faut bien sûr faire passer des idées, des questionnements…, mais pas par le discours : par les paroles, les actions, les réactions des personnages. Comme lecteur, j’ai un rapport très intense à la littérature. Pour moi, Don Quichotte, Lord Jim, Raskolnikov… sont des gens "de chair et d’ os", que je connais. Don Quichotte est un ami, quelqu’un de plus réel que la plupart des gens que je croise tous les jours. Et dans mon travail d’écrivain, c’est cette amitié-là, cette réalité que je recherche.

Ecrire un roman, du moins comme je le conçois, c’est une expérience de vie, une expérience humaine. Du coup, quand on l’achève, c’est un arrachement. On n’a plus la même relation avec des êtres que l’on a côtoyés quotidiennement pendant des mois ou des années. Le flamenco se prête particulièrement à cela. J’ai pas mal voyagé, mais je n’ai jamais connu de milieu où les relations d’amitié, d’intimité, soient aussi fortes. Tu te retrouves dans une fête, un baptême… tu rencontres un gitan… "¡Me caes bien !" … et ensuite ils ne veulent plus te laisser partir. Parce que ça n’aurait aucun sens : on passe un bon moment ensemble, on a des choses à se dire… pourquoi rentrer chez toi ? Je ne sais pas ce que je ferai après, mais ce roman-là restera forcément très particulier. C’est la première fois qu’un travail me permet de vivre des expériences aussi fortes. Surtout, même s’il s’ agit d’une fiction, je pense que j’aurai du mal à revivre dans un autre projet une telle adéquation avec la vie, tellement forte et physique que passent dans le travail littéraire des choses inattendues, qu’on ne maîtrise plus vraiment. Au deux tiers du travail, dans les derniers mois, j’ai eu la sensation que c’étaient le monde du flamenco, les personnages, qui dictaient le jeu – même si tout était d’une logique implacable. Dans une interview magnifique, Soljenitsyne dit que le plus beau moment dans l’écriture d’un roman, comme au jeu d’échecs, c’est quand on a partie gagnée : sept ou huit coups avant la fin, de toute façon tu as gagné, et donc tous les coups suivants sont les bons. Avec le flamenco, c’était ça : une fois que j’ai réussi à faire entrer la chose dans le livre… C était d’autant plus frappant que j’écrivais chez moi au fin fond du Cotentin (impossible d’écrire à Jerez, naturellement…), en plein hiver par un froid glacial, à huit kilomètres du premier village, sans internet… Et en même temps, j’étais à Jerez, entourés de flamencos qui s’agitaient autour de moi, qui me parlaient… Sans préjuger de mes prochains projets, je sais qu’il sera difficile de retrouver une telle intensité.

Dans la scène qui est pour moi le pivot du livre, "El Seco" vient chercher Melchior, qui n’ a plus le coeur à jouer (il n’a plus de chanteur…) et l’emmène au bar d’Agustín. Melchior pose à "El Seco" une question qui pourrait être celle de tout artiste : "Est-ce que je ne suis pas en train de rêver ?" - avec aussi une référence à Cervantes ou à Calderón, parce que tout cela, le rêve, la vie… c’est essentiel dans la littérature espagnole. L’inquiétude de Melchior est naturelle : ne suis-je pas le seul à penser que ce que je suis en train de faire a une quelconque importance ? "El Seco" lui répond : "Qu’on nous laisse à nos rêves !... C’est encore la voie la plus sûre..." Dans ce monde où nous vivons, vivre avec des idéaux, selon des valeurs qui ne sont plus celles que la société préconise, n’est-ce pas plus sûr que de s’abandonner à la frénésie ambiante, que d’agir sans réfléchir aux conséquences peut-être désastreuses pour les autres… ? Ce n’est pas pour rien qu’on parle de "mundillo" : on a vraiment la sensation que le monde du flamenco est complètement à part, qu’il a quelque chose de picaresque, que ses acteurs vivent encore, sous certains aspects, comme au Siècle d’Or… Ils ne vivent pas dans le "monde moderne", et d’ailleurs, ils le revendiquent : "Nous serons les derniers". C’est un monde unique en son genre… peut-être trouverait-on quelque chose de semblable chez les musiciens de jazz de la Nouvelle-Orléans… je ne sais pas, je connais moins bien… Le flamenco une musique, un art de vivre qui te met dans un état de rêve éveillé. L’état dans lequel on doit être pour écrire un roman est aussi cet entre-deux : il faut être ancré dans la vie, et accéder même temps à un monde où tout est possible.

(En réponse à une question sur le chapitre introspectif, magnifique, dans lequel Melchior ne peut plus jouer de guitare, tant cela lui paraît vain – NDR)

Encore une fois, je n’avais pas décidé, à priori, d’écrire ce passage. Evidemment, à force de réécrire cinquante fois, cent fois… tu finis par garder une phrase et par la transformer parce que tu sais que c’est cela que tu veux dire. Mais au début, c’est venu naturellement. Quand je parle de Melchior et de Manuel, c’est aussi de mon expérience d’artiste qu’ il s’agit. Le luxe de ce roman, c’est qu’ il m’aura dispensé d’écrire l’histoire de l’écrivain qui a du mal à écrire un livre… Je n’aime pas du tout les ouvrages de ce genre, et il y en a déjà beaucoup… On est tellement près du sujet qu’on n’a plus de lucidité, et l’on finit par écrire des énormités sur la souffrance d’écrire, ce genre de choses… Pour moi, l’écriture est un travail physique, qui ne commence véritablement que lorsque la fatigue vous prend. Il y a cette notion-là dans certaines nuits flamencas, quand on arrive à un tel état de fatigue, de désespoir ou au contraire de joie… on a chanté toute la nuit, mais à cet instant seulement on commence à chanter. Tu écris, tu écris… et à un moment, tu commences vraiment à écrire. Le beauté de cela, c’est que quand j’écris ce chapitre au cours duquel Melchor se retrouve seul, et fait retraite dans une sorte de quête de la musique originelle, je ne sais pas à l’avance que je vais l’écrire, je ne sais même pas ce que j’ai à dire là-dessus, ni comment je vais me sortir de ce thème impossible, mais que je ne peux pas abandonner parce que si je n’arrive pas à écrire un roman sur ce thème-là, ce n’est plus la peine de continuer : c’est le sujet le plus important pour moi à ce moment de ma vie… Ecrire sur un musicien qui s’interroge sur sa solitude, sur ce qui le pousse à continuer bien que le monde où il vit ne soit peut être plus fait pour ça, m’a obligé à exprimer clairement des choses que je ne m’étais jamais formulées. Tout ce que dit Melchior dans ce chapitre, sur le rapport à la virtuosité, à la tradition, à l’invention… je pourrais le dire sur mon travail de romancier. Mais l’avantage, c est que c’est le personnage qui le dit. Et il le dit parce que dans le cours du livre, il est nécessaire qu’il se trouve, à ce moment-là de l’intrigue, dans cet état d’esprit – pas parce que j’ai eu envie de mettre le poing sur la table et de dire "Voilà, c’est comme ça !" En tant que personnage, Melchior en est là, et tient des propos qu’en tant qu’artiste, je pourrais signer des deux mains.

Sans dévoiler toutes mes recettes, je suis passé par un long travail préalable. De nombreux entretiens informels avec des guitaristes, des chanteurs, même si tous n’ aiment pas parler de ces choses. Des conversations entendues, notamment dans les loges avant les concerts : c’est le moments où les artistes ont peur, où ils ont l’impression que ça ne va pas marcher… Là, on apprend beaucoup sur la musique et le métier. J ai lu des centaines d’interviews, et que ce soit Sabicas dans les années 1950 ou Moraíto dans les années 2000, ils racontent toujours la même chose : la peur de se couper de la tradition, la solitude au moment d’entrer en scène… A l’exception du chapitre dont Manuel est le narrateur, j’ai écrit le roman dans sa continuité. Donc, à ce moment de la narration, Melchior a déjà derrière lui toute son existence de personnage, sa manière de parler… Et ce qu’il dit à sa manière vient de tout ce que j’ai vécu, entendu et lu. Ce sont des choses qui me sont en partie extérieures : je ne suis pas Javier Molina ou Moraíto. Mais en même temps, je les comprends parfaitement, parce que je les vis dans mon activité d’artiste. Pour moi, ce passage a été une épreuve, parce qu’il s’attaquait à la solitude de la création, à son utilité… Quand on travaille depuis quatre ans sur un roman, forcément, ça remue des choses. Mais surtout, il m’est très cher, parce que c’était la première fois, depuis quinze ans que j’écris, que je me posais sincèrement, profondément, ces questions : "Que suis-je en train de faire ? Pourquoi ?" Humainement, cette épreuve m’a changé. Par ailleurs, ce passage me semble important dans la mesure où un parcours d’artiste, c’est peut être 5% d’inspiration, et 95% d’endurance. Dans le flamenco, c’est terrible. On le voit bien, à cinquante ans, ils sont vidés... Melchor de Marchena avec ses yeux cernés… et pourtant, il faut continuer, tenir… A ce moment de l’histoire, Melchior est un artiste dans sa maturité : il a des chose à dire parce qu’ il a quarante années d’expérience derrière lui. Il s’arrête, et il réfléchit C’ est l’ une des raisons pour lesquelles à mon sens le monde ne tourne pas très rond : à aucun moment on ne se demande pourquoi on fait les choses, ni à quoi elle vous mènent ; on ne s’interroge pas sur leur valeur.
Pour moi, le roman est aussi un genre moral : il doit questionner l’homme, ses actions, ses buts... Comme dans la vie, il y a ce qu’on devrait faire, ce qu’on ne devrait pas et que l’on fait pourtant... Encore la tragédie grecque, avec cette règle implacable : si tu fais ce que tu ne devrais pas, si tu cèdes à la démesure, ton sort est jeté.

Photo : Christine Tamalet pour les éditions Fayard

Pour moi, dans un roman, le fond et la forme sont une seule et même chose. Si un personnage découvre la Bulería dans un patio de Jerez, il faut que le texte soit une Bulería. Je ne vais pas écrire des phrases très longues sans ponctuation ! Il faut nécessairement que ce soit saccadé, qu’il y ait des sortes de syncopes. Encore une fois, ça n’a rien d’intellectuel : ça doit se faire au feeling. Tant qu’en relisant cette scène je n’entends pas une Bulería, je vais la retravailler jusqu’au moment où je me dis "Là, ça y est !" L’une des particularités de ce livre par rapport aux deux précédents, c’est que j’avais un son en tête dès le début. Je savais comment sonne cette musique, comment sonne l’espagnol des flamencos, comment sonne une nuit flamenca, pas seulement la musique, mais aussi les jaleos, les conversations, les bruits… Quand j’écrivais, j’avais ce son en tête. En relisant, je me disais : "Non ! Ce n’est pas ça, pas ça non plus…". Le plus gros du travail a donc consisté à inventer une langue qui sonne flamenco. Je suis passionné par le parler des gens, particulier à chaque lieu, ç’est une grande source d’inspiration. Les flamencos ont une manière de parler totalement ahurissante, ne serait-ce que par son rythme. La narration de ce roman n’est pas à la troisième personne, extérieure : c’est un flamenco qui parle, il fallait que ça sonne juste. Concernant le personnage de Manuel, une grande partie de ses dialogues sont extraits de "letras", parce que souvent les flamencos, sans même s’en rendre compte, reprennent dans leurs conversations des extraits de couplets anonymes, s’inspirent des idées qu’ils expriment. Chaque personnage doit posséder une voix qui lui est propre. Manuel, Melchior, "El Seco", Bernardo"… ne parlent pas de la même manière, ils ont chacun leur syntaxe, leur niveau de langue, leurs images... L’idéal, ce serait qu’en ouvrant le livre au hasard, on reconnaisse immédiatement qui parle, même si le locuteur n’est pas nommé. Melchior est un personnage assez sombre, Manuel est plus exubérant mais ne parle pas beaucoup… Le flamenco ne peut pas être que tragique : il y a tellement de joie dedans. D’où la présence, dans le roman, des deux palmeros de Cádiz. Cádiz, c’est l’incarnation de l’esprit andalou, son humour parfois surréaliste, son amour du bon mot… Les jumeaux de la Tota, quand ils parlent, te mettent des ¡Olé ! toutes les trois syllabes. Même quand ils discutent entre eux, ils ont intégrés le flamenco, ils sont dans un rythme…

Le rythme d’une narration ne peut pas être constant, il change en fonction de l’ambiance, de l’évolution des personnages. A la fin du roman, plus sombre, il se fait plus pesant, alors qu’il était très léger au début, quand les deux personnages sont dans l’ivresse de la découverte. A partir du moment où tu es assez engagé dans un roman, où il se fonde sur quelque chose d’assez personnel et sincère, une logique apparaît, non seulement de la narration, mais aussi de l’écriture – une logique absolument pas rationnelle, mais une logique. Don Quichotte est un roman totalement délirant, et parfaitement logique. Je parle beaucoup de Don Quichotte, que j’ai relu en écrivant Manuel el Negro. "El Seco" par exemple… Je n’aime pas souligner les effets, et je fais confiance au lecteur pour sentir les choses, consciemment ou inconsciemment… Un geste du personnage, une parole, influent sur ta manière de lire, même si tu n’en as pas conscience. Dans la scène où Melchior l’interroge sur cette notion de rêve, "El Seco" tient son chapeau feutre dans les mains, et, à la fin, il le remet sur sa tête tout cabossé. Dans Don Quichotte, combien de fois le personnage ôte ou remet-il son heaume déglingué - un bol de barbier en fait... Je ne m’en étais pas aperçu en écrivant, mais à la relecture, ça m’a frappé. Il y a aussi cette naïveté, au sens positif du terme (pour moi, c’est une qualité), chez les grands flamencos. Quand une histoire est belle, même si elle est invraisemblable, ils ne se privent pas d’y croire. En pénétrant dans ce monde-là, on ne peut pas ne pas penser à Don Quichotte.

La matière même d’ un roman, c’est l’écriture. Tu n’as que les mots pour te battre : ils sont chair du livre. C’est en les associant que les choses apparaissent. A la limite, si je savais à l’avance ce que je veux écrire et pourquoi, je n’aurais pas besoin d’écrire tout un roman. Je ne vais pas y consacrer plusieurs années de ma vie alors que je sais déjà ce que j’ai à dire et que je l’ai déjà formulé. Mais ça, je ne l’ ai pas inventé. Je crois que c’est Bergson qui a écrit à propos de Beethoven : "S’il avait eu en tête la 9ème Symphonie avant de la créer, il ne l’aurait pas composée". Ce qui est magnifique dans ce travail, c’est justement d’être amené à formuler des choses, qui nous sont utiles humainement, à travers des personnages. Je ne recherche pas la virtuosité dans l’écriture, la belle métaphore… Je recherche au contraire la manière la plus simple, directe, d’exprimer les choses. Selon l’agencement des paragraphes, l’émotion d’une scène, la même phrase peut prendre des sens totalement différents, résonner autrement. Et c’est totalement flamenco ! La beauté des "letras" , c’est qu’il y a un jeu…, presque de l’ OuLiPo. Ils prennent des pans de "letras", et selon que tu les mets avant, après, que tu intercales… des "letras" que tu as entendues mille fois prennent un sens totalement nouveau. C’est un peu ça que je recherche en écrivant : une forme d’écho... Un bon roman, après la dernière page, n’est jamais tout à fait fini... Il continue à résonner, comme un chant réussi.

Propos recueillis par Claude Worms

Romans de David Fauquemberg

Nullarbor : Hoëbeke, 2007 - Folio, 2009

Mal tiempo : Fayard, 2009 - 10/18, 2011

Manuel el Negro : Fayard, 2013





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