mardi 2 juillet 2013 par Claude Worms
Transcription intégrale de la composition de Niño Ricardo (1904 - 1972)
La Zambra pour guitare flamenca soliste peut être considérée comme un lointain avatar d’ un courant musical fort en vogue dans l’ Espagne de la seconde moitié du XIX siècle, l’ "alhambrisme". Celui ci est l’ un des aspects ibériques de l’ intérêt pour les traditions populaires de l’ Europe romantique et du nationalisme musical lié aux révolutions de 1848, auxquels succèdent à la fin du siècle l’ "orientalisme", en France notamment (Florent Schmitt, Charles Koechlin, Claude Debussy, Maurice Ravel...). A l’ époque, vu de France, l’ orient commence en Espagne, et singulièrement en Andalousie. De l’ autre côté des Pyrénées, nationalisme et orientalisme musicaux convergent dans l’ évocation mythique de l’ Espagne musulmane, que l’ on situe naturellement à Cordoue et Séville, mais surtout à Grenade.
Le point de départ du mouvement peut être daté du milieu du XIX siècle, avec la large diffusion d’ oeuvres littéraires dont la plus connue est "Les contes de l’ Alhambra" de Washington Irving, dont le pendant espagnol est le recueil "Orientales" de José Zorilla (1852). Sur le plan musical, ce sont surtout les chansons pour voix et piano qui suivent cette mode (Isidoro Fernández, Eduardo Ocón...), les textes évoquant d’ ailleurs plus que la musique un orient fantasmé. La zarzuela et l’ opéra ne sont pas en reste, avec des oeuvres comme "Boabdíl, último rey de Granada" (Saldoni, 1845) ou "L’ ultimo Abenzearragio" (Pedrell, 1874).
Le poème symphonique, forme orchestrale majeure de cette fin du XIX siècle, trouve là une source d’ inspiration inépuisable, les titres des oeuvres associant souvent, dans des configurations diverses les références à Grenade, à l’ Alhambra, au Généralife, à l’ Albaicin... aux adjectifs "arabe", "maure", "gitan"... : "Adiós a la Alhambra" (Jesús de Monasterio, 1855), "Fantasia morisca" et "Los gnomos de la Alhambra" (Ruperto Chapí, 1881 et 1889), "En la Alhambra" (Tomás Bretón, 1888) - on trouvera encore en France une lointaine survivance de cette thématique avec la "Symphonie de l’ Alhambra" d’ Henri Collet (1947).
Enfin, les maîtres espagnols du piano payeront aussi leur tribut à l’ "alhambrisme" : Enrique Granados dans trois de ses douze danses pour piano (n°2, "Orientale" ; n°11, "Zambra" ; n°12, "Arabesca"), Isaac Albéniz avec sa "Suite mauresque", et bien d’ autres (Ocón, Alliú, Serrano...).
On peut distinguer quelques traits communs dans ces compositions par ailleurs très dissemblables : ornementation mélodique figurant le chant mélismatique ; alternance de tonalités mineures et majeures homonymes, souvent en deux sections, mineure puis majeure (suivies d’ une éventuelle reprise en mineur) ; surtout, un usage abondant de cadences andalouses IV - III - II - I à la dominante dans les tonalités mineures (par exemple Am - G - F - E7 - Am en tonalité de La mineur) et de l’ intervalle mélodique de seconde augmentée (en La mineur, sur la cadence andalouse précédente : La - Sol# - Fa - Mi).
On retrouve ces caractéristiques dans les compositions pour guitare de l’ époque, associées fréquemment à des pédales de basses obstinées. Le pionnier de l’ "alhambrisme" guitaristique est sans doute Juan Parga (1843 - 1899), qui publie dans les années 1880 un recueil intitulé "La guitarra española. Gran colección de obras caractéristicas para guitarra". Dans la section intitulée "Repertorio de concierto con mecanismo de escuela", on trouve des "Rapsodias sobre la colección andaluza" dont deux se réfèrent à notre thème : "Reminiscencias árabes. Idilio andaluz" et ""Alhambra. Gran fantasia descriptiva". Mais c’ est Francisco Tarrega qui marque définitivement le genre, avec "Recuerdos de la Alhambra" (1899) et surtout "Caprico árabe" (1889), un clair antécédent de la Zambra pour guitare flamenca soliste : on y trouve tous les traits caractéristiques décrit ci-dessus, dans tonalités de Ré mineur et Ré Majeur, y compris l’ accompagnement ostinato. D’ autres suivront, comme Antonio Jiménez Manjón (1866 - 1919), avec "Célebre capricho andaluz" et "Fantasia gitana", ou Jacques (Jaime) Bosch, avec "Plainte moresque" (sic).
Au début du XX siècle, d’ autres guitaristes-compositeurs prennent la relève, souvent de formation éclectique, flamenca et classique. Citons Guillermo Gómez (1880 - ?), qui enregistre en 1928 une "Zambra gitana" pour guitare flamenca (à notre connaissance, la première ainsi intitulée - quatrième partie d’ une "Suite andaluza" qui comprend aussi des "Trianerías", des Bulerías et des Granadinas) - Columbia, USA ; Julio Martínez Oyanguren (1905 - 1973), qui grave en 1937 une Zambra de son cru, intitulé "Arabia" - Columbia USA ; ou Vicente Gómez (1911 - ?), sans lien familial avec le précédent, auteur d’ une Zambra intitulée "Granada árabe" (78 tours Columbia USA, 1939).
NB : les lecteurs intéressés pourront se procurer l’ excellente série de CDs "Andrés Segovia and his contemporaries", éditée par le label DOREMI. Ils y trouveront, entre autres, des enregistrements d’ oeuvres de Guillermo Gómez par lui-même
("Aires españoles 1 et 2", "Suite andaluza", ainsi qu’ une transcription de la "Serenata morisca" de Chapí - volume 2) ; d’ oeuvres de Vicente Gómez par lui-même (Farruca, Sevillana y Panaderos, Alegrías, "Granada árabe", Soleá, ainsi que la "Rapsodia andaluza" de Rafael Marín - volume 5) ; et d’ oeuvres de Julio Martínez Oyanguren par lui-même ("Arabia", "Andalucía", ainsi q’ "Alhambra" de Parga et "Capricho árabe" de Tarrega - volume 8).
Les compositions de Guillermo Gómez, Julio Martínez Oyanguren et Vicente Gómez jalonnent une tradition qui anticipe la "Gitanería arabesca" de Niño Ricardo plus clairement que les références aux fameuses Zambras du Sacromonte. Rappelons que ces dernières désignent une suite de danses traditionnelles, accompagnées de chants et d’ une formation instrumentale comprenant guitares, bandurrias, tambourins, crotales... Connue dès le XIX siècle par tous les voyageurs de passage à Grenade, la Zambra a été présentée à Paris lors de l’ Exposition Universelle de 1900, et largement diffusée par les groupes des Amayas, de la Coja, la Golondrina, la Faraona, María la Canastera... Les danses principales qui la composent sont l’ Alboreá (ou "Boda"), la Cachucha (ou "Perdón de la novia"), la Mosca, la Zambra árabe (ou "gitana"), la Chinita, el Petaco, les Manchegas et les Tangos de Granada. Toutes sans rapport avec la Zambra pour guitare flamenca soliste, si l’ on excepte le balancement binaire de tempo modéré de la Zambra arabe et des Tangos de Granada. Les Zambras chantées par Manolo Caracol, souvent en duo avec piano (récemment exhumées par des cantaores de la nouvelle génération, tels Encarna Anillo, Jesús Corbacho ou Jesús Méndez) n’ ont eux aussi que peu à voir avec les solos de guitare. Notons cependant la curieuse exception de la "Zambra árabe" enregistrée à Paris pour la BAM en 1956 par Rafael Romero - sans doute faut-il y voir l’ influence du responsable musical de la séance d’ enregistrement, le guitariste Pepe de Almería, un adepte impénitent du genre.
La composition de Niño Ricardo se situe donc bien dans la descendance flamenca de l’ "alhambrisme" musical. Enregistrée une première fois en 1943 en 78 tours, elle est alors sous-titrée "Danza", et non "Zambra". Niño Ricardo l’ a reprise en 1954, sans sous-titre, dans le programme du LP 25 cm Chant du Monde LDM 4045, intitulé "Niño Ricardo. Guitare flamenco" (sic) - rééditions en LP 33cm, sous le même titre (Chant du Monde LDX 4339, puis en CD (collection "Grandes figures du flamenco. Volume 11" - Chant du Monde LDX 274927. "Gitanería arabesca" y est bizarrement sous-titrée "Granadina"). C’ est cette seconde version, plus aboutie musicalement et techniquement, que nous avons choisie. Par rapport aux compositions précédentes (cf : ci-dessus), sa principale innovation est son ancrage dans le mode flamenco, avec une insistance obsessionnelle sur tout ou partie de la cadence flamenca en mode flamenco sur Ré (6ème corde en Ré) : Gm - F - Eb - D. Sur l’ ostinato de basses, les thèmes mélodiques sont transposés en marches harmoniques sur ces accords, joués alternativement en arpèges, trémolo, technique pouce / index alternés, ou index / majeur alternés. Pour le reste, on trouve l’ intervalle de seconde augmentée dès le début de la fameuse arabesque (Ré - Mib - Fa# - Mib - Ré), et quelques brèves modulations vers la tonalité homonyme de Ré Majeur, par l’ accord de A7. Tout se passe donc comme si le mode flamenco sur Ré avait remplacé, dans la version flamenca, la tonalité de Ré mineur du plan bipartite Ré mineur / Ré Majeur des premières compositions "alhambristes".
Coup de maître. Niño Ricardo a fixé définitivement les canons du genre. Dans les années 1950 - 1960, la Zambra est devenue l’ une des formes préférées des guitaristes flamencos solistes - prétexte à démonstration de virtuosité et succès garanti auprès du public (un peu l’ équivalent de nos actuelles Rumbas...). Tous les virtuoses de l’ époque ont produit leurs propres versions, mais citent ou paraphrasent plus ou moins longuement la composition de Niño Ricardo : Estebán de Sanlúcar, Luis Maravilla, Pepe Mártinez, Mario Escudero, Sabicas (le recordman incontesté du nombre de Zambras enregistrées)... Seul Manuel Cano, avec "Cuevas del Sacromonte", et accordage "por Rondeña" (6ème corde en Ré ; 3ème corde en Fa#) fera réellement oeuvre originale.
La norme est tellement rigide qu’ elle a découragé les artistes des générations postérieures. Ni Paco de Lucía, ni Victor Monge "Serranito" ne se sont intéressés à la Zambra. Niño Miguel a enregistré en 1976 une composition très influencée par Niño Ricardo ("Embrujo y magía"). Manolo Sanlúcar, dans le premier volume de sa trilogie "Mundo y formas de la guitarra flamenca" (1971), a proposé avec "Herencia oriental" une relecture intéressante de l’ héritage de "Gitanería arabesca", en composant des thèmes mélodiques originaux tout en se conformant aux structures de son modèle. Depuis, plus rien ou presque. La Zambra pour guitare flamenca soliste semble être tombée en désuétude. Mais l’ heure est à la redécouverte du répertoire ancien pour le cante - la guitare suivra peut-être.
Claude Worms
Transcription
Galerie sonore
Niño Ricardo : "Gitanería arabesca" - guitare : Niño Ricardo (LP 25 cm Le Chant du Monde, Paris, 1954)
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