XXXe Festival Flamenco de Nîmes (deuxième partie) : du 14 au 19 janvier 2020

mercredi 15 janvier 2020 par Claude Worms , Nicolas Villodre , René Robert

Mayte Martín : "Memento" / Israel Galván : "El Amor brujo" / Rocío Molina et Rafael Riqueni : "Impulso" / Tomatito 5tet / Joselito Acedo : "Triana D.F ;" / Amir ElSaffar : "Luminescence" / Antonia Jiménez : récital / Patricia Guerrero : "Distopía"

Mayte Martín : "Memento"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont / 17 janvier 2020

Chant : Mayte Martín

Guitare : Alejandro Hurtado

Son : Miguel Torroja

Depuis deux décennies (au moins depuis la genèse de l’album "Querencia", 2000), Mayte Martín poursuit inlassablement l’élaboration d’une méthode de stylisation des cantes "classiques", qui a donné lieu ces dernières années à des programmes de concert qui, sous des titres divers, relèvent de mêmes options esthétiques (perfectionnisme et/ou manque de motivation, on en attend toujours les témoignages discographiques) : nous avons ainsi pu admirer sans réserves "Por los muertos del cante" (avec José Luis Montón, Juan Ramón Caro et Chico Fargas – Festival Flamenco de Nîmes, janvier 2015), "Al flamenco por testigo" (avec Salvador Gutiérrez, Pau Figueres et Chico Fargas – Festival Flamenco de Jerez, mars 2017) et " Flamenco clásico" (avec Salvador Gutiérrez, Biennale de Flamenco de Chaillot, novembre 2017). Le titre "Flamenco clásico" renvoyait sans doute à deux objectifs : travailler sur la matière première musicale de cantes en effet classiques du répertoire flamenco traditionnel d’une part ; la recomposer à la manière d’un compositeur "classique" d’autre part. A Jerez, le recours à des transcriptions pour deux guitares et percussions de la Pavane pour orchestre opus 50 de Gabriel Fauré pour accompagner "La rosa cautiva" de Juan Valderrama, puis de "Secreto" de Federico Mompou (n° 8 des "Impresiones intimas") pour une suite de fandangos abandolaos, relevait de la même démarche. Elle consiste, non à réinterprèter ou même à recréer les modèles mélodiques de référence par des phrasés et des ornementations personnelles, mais bien à les recomposer, ou plutôt à composer des arias flamencas en extrapolant les profils mélodiques dessinés par leurs notes clés. Contrairement à la pratique habituelle des cantaores, le but n’est pas d’imaginer des traits d’union mélodico-rythmiques originaux entre ces notes, mais de les fondre dans des mélodies d’un seul tenant, correspondant à la totalité de la copla et développant de manière unifiée les pentes mélodiques des cellules motiviques d’origine des périodes mélodiques ("tercios"). En somme, Mayte Martín s’efforce de rompre avec la fragmentation traditionnelle des cantes en une suite de tercios juxtaposés, comme les guitaristes-compositeurs flamencos contemporains tendent à éviter les collages aléatoires de falsetas, llamadas, remates…

Avec "Memento", nous pensons qu’elle a atteint un niveau de perfection formelle, dans la conception comme dans la réalisation musicale, qu’aucun(e) cantaor(a) n’avait approché avant elle – à l’exception épisodique d’Enrique Morente, qui, à partir de la même option préalable, chercha en fait rapidement à créer des œuvres de musique contemporaine. Ajoutons qu’elle applique désormais son système de composition à deux niveaux distincts, quoique complémentaires : non seulement aux modèles mélodiques d’origine, mais aussi aux styles d’interprétation, devenus historiques, de telle ou tel. L’exemple des quatre siguiriyas était particulièrement éclairant : Francisco La Perla ("Manuela de…") / Manuel Molina ("A clavito y canela…") / Manuel Torres ("A la sierra de Armenia…") / cabal de Silverio Franconetti ("El querer que yo te tengo…"). Pour chacune, Mayte Martín a élaboré une méta-partition : la sienne, sur le modèle mélodique d’origine, lui-même traité en fonction des implications musicale de la "manière" d’un interprète de référence (pour les deux premières, Manuel Torres ; pour la troisième, Pastora Pavón "Niña de los Peines" ; pour la dernière, El Pena "hijo"). Le même constat pourrait être fait pour les soleares (par exemple, Paquirri / Aurelio Sellés ; La Serneta / Tomás Pavón), et, dans une moindre mesure parce que les interprétations de référence ont plus ou moins effacé les modèles mélodiques anonymes antérieurs, les tangos (de Triana / Pastora Pavón ; extremeños / Porrina de Badajoz, Juan Cantero et El Indio Gitano) et les cantiñas du répertoire de Pastora Pavón.

Le risque d’une telle conception du cante est que sa stylisation tende vers une épure parfaite, mais glacée. Malgré toute notre admiration pour Mayte Martín, il nous est arrivé par moments, au cours de son récital, de rester insensible à ce qui se jouait sur scène, comme si la musique émanait de quelque intermédiaire anonyme. Nous évitons d’habitude ce genre de commentaires subjectifs, qui n’intéressent en rien le lecteur. Mais nous pensons en avoir trouvé quelques raisons objectives dans la qualité du dialogue entre Mayte Martín et Alejandro Hurtado. On sait que la cantaora choisit depuis toujours avec soin ses guitaristes – la liste énumérée ci-dessus, à laquelle il convient d’ajouter Chicuelo, en fait foi. Le duo qu’elle a constitué avec Alejandro Hurtado est donc un choix délibéré. Or, il nous semble qu’il n’est pas toujours adéquat à l’ADN de certains palos. Il est évident que le jeune guitariste est un instrumentiste virtuose, et un musicien de talent. Il a retenu de sa première formation classique une attention au timbre et aux nuances qui convient bien au style de Mayte Martín. Par contre, peut-être parce qu’il est encore peu familier des codes implicites au cante (il a tout le temps de les apprendre), son jeu manque souvent de dynamique. Le manque de définition rythmique interne de ses rasgueados, et plus généralement de relief de ses falsetas "a cuerda pelá" (au demeurant métronomiquement impeccables, peut-être trop d’ailleurs…) nous ont particulièrement gêné dans les siguiriyas, les tientos-tangos, les cantiñas, et, dans une moindre mesure, les soleares et les bulerías (en bis – "cortas" / Manolito el de la María / cuplé "María de la Merced" / le boléro d’Antonio Machín "Un compromiso"). Dans ces conditions, faute de relances rythmiques susceptibles de la surprendre et de la pousser à s’engager d’avantage, Mayte Martín donne par instants l’impression de se complaire dans un confort, certes luxueux, mais un peu routinier. Saluons par contre le consciencieux travail "historiquement informé" d’Alejandro Hiurtado, qui incarna musicalement pour nous, tour à tour, Antonio Moreno (cantiñas), Manolo de Badajoz ou Miguel Borrull (siguiriyas – falseta en trémolo de Manolo de Huelva en sus), Niño Ricardo (milonga), Esteban de Sanlúcar (colombiana et guajiras) – et même, pour ces derniers cantes, les guitaristes "éclectiques" de la seconde moitié du XIXe siècle (Julián Arcas, Juan Parga etc.). Et soulignons également que ses accompagnements et ses falsetas originales sont parfaitement en situation pour les cantes qui ne nécessitent pas d’aspérités rythmiques, mais des harmonisations et des réponses sobres et délicates (les deux granaínas d’Antonio Chacón et les peteneras, dont une magnifique sublimation ad lib. des peteneras de baile de la fin du XIXe siècle), ou pour ceux dont la préciosité de facture s’accommode sans problème d’un ton léger et délicieux proche de celui de la musique de salon (milonga de Pepe Marchena ; colombiana et guajiras de Juan Valderrama).

Il nous en coûte de devoir honnêtement émettre quelques réserves sur un concert de Mayte Martín, dont nous aimons et respectons le travail de vocaliste, d’interprète et de compositrice depuis que nous avons écouté son premier album, il y a déjà un quart de siècle ("Muy frágil"), 1994). Sans doute nous a-t-elle rendu trop exigeant.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa

Israel Galván : "El Amor brujo"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont, 18 et 19 janvier 20020

Mise en scène et chorégraphie : Isarel Galván

Conseiller musical : Pedro G. Romero

Création lumières : Rubén Camacho

Design sonore : Pedro León

Scénographie et direction technique : Pablo Pujol

Danse : Israel Galván et Eduarda de los Reyes

Chant : David Lagos

Piano : Alejandro Rojas-Marcos

Israel Galván, dans sa manie d’œuvre en cours ou, comme disent les Saxons, de "travail en progrès" – un travail que lui seul sera à même de juger abouti ou abattu –, a poursuivi à Nîmes, jusqu’à la dernière minute, au grand dam des organisateurs et, plus spécialement, du service "production" du théâtre, sa quête infinie de perfection, et ce, à partir d’un thème ou d’une contrainte imposés, "El Amor brujo" (1915) de Manuel de Falla.

Le résultat nous a paru dans l’ensemble moins cohérent qu’à Charleroi, où il avait incarné, du début à la fin, et dès avant l’arrivée du public, un rôle féminin, plus ou moins celui d’une Candela à la chevelure peroxydée et aux lunettes noires de starlette et où il avait remplacé tout air reconnaissable de la composition de Manuel de Falla par les pages ou repentirs que ce dernier avait supprimés dans sa version définitive. Conseillé musicalement par Pedro G. Romero, le bailaor avait en un premier temps mis en pièces (pas nécessairement "en pièce") une partition considérée comme une scie musicale, si l’on en croit ses déclarations à Stéphane Cerri dans le Midi libre du 18 janvier 2020, devenue pour lui, à force de l’entendre "dans toutes les académies" depuis son enfance, "plutôt une souffrance" et, du coup, une musique qu’il n’avait "amais voulu danser". Au départ, on est donc loin du respect qu’il a exprimé vis-à-vis du "Sacre du printemps" (1913) d’Igor Stravinsky, sa dernière création.

À Nîmes, Galván a raccourci la variation assise de la blonde Gretchen et préféré faire retour, pour un dernier et long solo, en homme, transformé – pour ne pas dire travesti – en danseur mondain des Années folles, genre Vernon Castle ou Fred Astaire, vêtu sobrement d’un smoking de location, les cheveux plaqués en arrière au Pento ou à la brillantine, les souliers luisant de vernis, pour une fois, curieusement, non ferrés – ce qui nous a frustré question claquettes. Il a sans doute visé par là même à incarner le fantôme de l’époux disparu qui hante l’héroïne du ballet-pantomime fallesque. Surtout, sans le recours à un référendum ou à un sondage auprès de son public, il a réintroduit les thèmes musicaux de L’"Amour sorcier" qui sont, qu’on le veuille ou non, inscrits à jamais dans l’hémisphère droit de notre cerveau. Ceux-ci ont été bellement restitués par Alejandro Rojas-Marcos sur le piano bastringue posé côté jardin. Le chanteur fétiche de Galván, David Lagos, a repris deux ou trois airs opératiques de la partition ainsi qu’un monologue invoquant Satanas et Barrabas, superposé à un vieil enregistrement discographique de l’opus et a mixé de la même manière (en playback) sa voix à celle de La Niña de los Peines dans plusieurs chansons gravées sur 78 tours.

Après une première partie sensationnelle, on a eu quelque redite (on a fait l’emplette de plusieurs cocottes en alu ; le voile flottant symbolisant peut-être la fameuse danse du feu a été utilisé à deux reprises, l’une étant sans doute de trop ; la chute, à la base du rire, selon Bergson, a fait l’objet de gags à répétition). On regrettera, en revanche, que certaines trouvailles n’aient pas été suffisamment exploitées (par exemple le sol couvert de pois chiches sur lesquels le danseur aurait pu évoluer ou qu’il aurait pu faire éclater pour peu qu’ils aient été soufflés ou grillés) ou soient passées à l’as (cf. le numéro de thérémine qui ne demandait qu’à être un développé). Naturellement, on chipote, étant plus royaliste que le roi. Mais, une heure à peine après avoir vu la beauté finale du duo Rocío Molina-Rafael Riqueni, on attendait le summum de la part du plus grand bailaor vivant.

Nicolas Villodre

Presque tout le monde a entendu la "Danse rituelle du feu" de Manuel de Falla, l’un des mouvements les plus célèbres (n° 8) du ballet pantomine "El Amor brujo". Quant à juger dans quelle mesure Israel Galván a osé écorner cette œuvre emblématique, je ne me risquerai pas vraiment sur le sujet. Quoi qu’il en soit, si le public lui a fait un triomphe avec de nombreux rappels, c’est certainement à ses qualités de danseur et sa prodigieuse inventivité qu’il le doit.

Israel était très bien entouré - par Eduarda de Los Reyes à la danse, par David Lagos au chant, dont les qualités flamencas ne sont plus à démontrer et qui a fourni un travail conséquent, et par le pianiste Alejandro Rojas-Marcos, musicien de talent, fin et puissant, qui a soutenu le spectacle de magnifique manière.

Israel donnait l’impression d’être tout à fait à l’aise travesti en femme : ses postures, sa gestuelle, même au sol, étaient parfaitement féminines. Pour ce faire, il s’était doté d’une perruque blonde, qu’il finit par jeter, d’un beau chemisier blanc, sous lequel se laissait deviner la poitrine et d’un costume parfaitement coupé. J’allais oublier les chaussures noires laquées : un plus.

Mais c’est avec son zapateado, même en surfaces glissantes, ses mouvements de bras et ses déplacements fulgurants qu’il a enthousiasmé son public. Je signalais son inventivité, car il est vrai qu’à chaque spectacle il apporte de nouvelles trouvailles. Disons aussi que la mise en scène, l’éclairage et le son contribuaient à la beauté du spectacle. Et n’oublions pas les légères touches d’humour, lors des retours sur scène, pour saluer un public ravi.

René Robert

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Photo : Nicolas Villodre

Rocío Molina et Rafael Riqueni : "Impulso"

Nîmes, Odéon / 17 et 18 janvier 2020

Composition et guitare : Rafael Riqueni

Danse : Rocío Molina

Photo : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes

Après sa prestation dramatique, dans tous les sens du terme, à Chaillot, ce, quelques semaines avant son accouchement, Rocío Molina nous revient en forme olympienne, sinon olympique, ayant mis du liant à ses suites de danse. Celles-ci sont au nombre d’une dizaine, qui suivent pas à pas, presque note à note, les arpèges debussiens du maestro sévillan, le mélancolique Rafael Riqueni.

Qui a vu le documentaire sur la jeune chorégraphe et pu constater les effets de la famille décomposée, comprendra que cette dernière ait cherché un père de substitution hors du cercle quotidien, dans les sphères les plus hautes de la création. Elle l’a trouvé en la personne de Riqueni, qui, selon ses propres dires, a été pour elle « un rêve, un cadeau de la vie. » Et il est patent que la communication fonctionne entre les deux virtuoses, l’une dans l’art de Terpsichore, l’autre dans celui d’Orphée. Un sourire échangé dès le premier tableau du spectacle et les premières notes du tocaor l’atteste, sans aucune feinte perceptible du premier rang ou nous avait placé l’organisation.

Photo : Nicolas Villodre

L’un soutenant l’autre, le ou la pulsant ce qu’il faut au moment le plus opportun, les deux en symbiose, heureux d’être là, à Nîmes, pour exercer leur art, plonger au plus profond d’eux-mêmes et en diffuser presto les signes les plus éclatants. N’importe si la bailarora dépasse le cadre établi ou les limites imparties depuis des lustres à sa discipline par les puristes, autrement dit, les fumeurs de havanes. Nous n’avons senti chez elle aucune velléité d’esbroufe, au contraire, une sagesse qui force le respect. La danse est partout dans son évolution permanente, dans ses poses et postures de geisha trottinant, arpentant l’estrade en tous sens, usant de l’éventail, dans son braceo d’une abstraction absolue, dans ses étonnantes virevoltes, qu’elles soient programmées ou impromptues, dans ses manèges enveloppant y compris le guitariste.

Le corps, aminci, plie mais ne rompt pas. Pour la première fois sans doute, à l’artillerie légère du taconeo, la danseuse fait place à la courbure vitale, réelle et symbolique. Ce motif sera repris ad lib. au cours de la soirée. Inutile de dire que le couple s’est taillé un succès public en proportion à leur inestimable talent.

Nicolas Villodre

Photo : Sandy Korzekwa / Festivel Flamenco de Nîmes

Post-scriptum : je n’aurai pas la cuistrerie d’infliger des commentaires techniques ou analytiques à un spectacle de musique et de danse (dans le cas de Rocío Molina, la danse est de toute façon musique) hors normes, auquel je ne connais pas de précédent, si ce n’est le duo entre La Argentinita et Manolo de Huelva : une déclaration de respect et d’amour de l’une à l’autre, pudique et belle, qui tirerait des larmes au critique le plus endurci. Sachez cependant que Rafael Riqueni a joué pour Rocío Molina, et accessoirement pour nous, des extraits de "Parque de María Luisa", une soleá en solo d’une inspiration aussi essentielle que "Monte Pirolo" ou "Calle Fabié" et une farruca, d’une originalité aussi irréductible que celle de son garrotín ("De la vera") – ce qui nous situe sur les cimes de la composition pour guitare flamenca.

Claude Worms


Tomatito 5tet

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont / 16 janvier 2020

Guitare : Tomatito

Seconde guitare : José del Tomate

Chant : Kiki Cortiñas et Morenito de Illora

Percussions : El Piraña

Son : Alvaro Mata

Le nom de scène "Tomatito" désigne deux artistes très différents, qui se croisent rarement sur scène :

_ d’une part, un expert de l’accompagnement du cante, qui a appris le métier sur le tas dans les tablaos de Málaga. Camarón de la Isla le remarqua en 1974 à la « Taberna Gitana », où un très jeune José Fernández "Tomatito" remplaçait le guitariste titulaire, Pedro Escalona. Le 25 avril 1975, il prit l’alternative en tant que guitariste attitré de Camarón lors d’un festival au Polideportivo de Carranque de Málaga, dont l’affiche fait rêver : outre notre duo, Fosforito, José Menese et Pansequito pour le chant, et Manolo Brenes, José Cala "el Poeta" et Juan "el Africano" pour la guitare. On connaît la suite. Malheureusement, l’art de l’accompagnement de Tomatito ne peut guère être apprécié que par ses enregistrements, non seulement avec Camarón et d’autres "cantaores camaroneros" (Duquende, El Potito), mais aussi avec Carmen Linares, Enrique Morente etc.

_ d’autre part, une icône flamenca, au sens propre du terme en ce qu’elle renvoie à – et signifie pour beaucoup d’aficionados - deux phénomènes absents, Camarón et Paco de Lucía ("phénomènes" parce qu’il ne s’agit pas tant dans ce cas des musiciens et de leurs œuvres, pour géniales qu’elles soient, que de leur statut mythique dans le récit d’une saga flamenca largement fantasmée). La construction de l’icône est une coproduction d’une partie du public et de la critique, et de Tomatito lui-même. On conçoit que l’on ne sorte pas indemne de deux décennies de collaboration avec deux créateurs d’une personnalité aussi affirmée et d’une telle aura, et moins encore de leur disparition. Aussi Tomatito est-il prisonnier d’une spirale infernale qui lui renvoie, sans cesse démultipliée, une image qu’il cultive lui-même, sans que l’on puisse y distinguer nettement la part de la nostalgie, de la sincérité et du marketing. De ce point de vue, la discographie comme les concerts de Tomatito sont éloquents : des groupes dont la configuration reprend plus ou moins celle des sextets de Paco de Lucía (avec chanteurs se réclamant de Camarón) ; des duos avec le pianiste Michel Camilo (qui est à Tomatito ce que fut Chick Corea à Paco de Lucía ; et jusqu’à l’enregistrement récent du Concerto d’Aranjuez…

Comme toujours en concert, c’est ce deuxième Tomatito qui s’est produit au Théâtre Bernadette Lafont le 16 janvier dernier, avec son fils José del Tomate (guitare), Kiki Cortiñas et Morenito de Illora (chant) et El Piraña (percussions) – il manquait donc un bassiste et un flûtiste-saxophoniste pour reconstituer le sextet historique de Paco. On ne saurait nier qu’il mobilisa le professionnalisme et l’engagement nécessaires à l’incarnation de son personnage – à quoi nous ajouterons une présence chaleureuse et un programme ad hoc. Le rituel est à peu près immuable : après une entrée en matière par un bref "toque libre" en solo (en l’occurrence "por rondeña") préludant à une première bulería avec tout le groupe (là encore, Paco de Lucía…), quelques hits personnels et des hommages à l’un ou l’autre de ses deux mentors s’enchaînent conformément aux attentes du public.

Au cours de la première partie, nous avons ainsi entendu successivement : rondeña et bulerías / bulerías / alegrías - en La majeur, sur le modèle indépassable que Paco nous a légué avec "La Barrosa" (album "Siroco", 1987) et l’estribillo chanté en duo du "Mar amargo" de Camarón (album "Viviré", 1990) / un hommage à Paco de Lucía en duo de guitares - une ballade binaire sur une grille immuable de huit mesures jouée en arpèges par José del Tomate, avec exposé du thème, ébauches de chorus (quelques citations fugaces d’ "Entre dos aguas" qui ne passèrent pas inaperçue et déclenchèrent une première ovation) , reprise du thème etc. / reprise de la légendaire "Leyenda del tiempo" (album éponyme, 1979) - estribillo chanté en duo, avec inserts d’extraits de la bulería "Pistola y cuchillo" (album "Te lo dice Camarón", 1986) et chorus de Tomatito (ces deux disques sont les seuls de Camarón dans lesquels n’apparaît pas Paco de Lucía ; est-ce un hasard ?).

A l’issue de cette première partie, José del Tomate joua un intermède en solo : une danza mora, entre Niño Ricardo et Sabicas, dont l’interprétation n’était ni meilleure ni pire que ce que l’on pourrait entendre dans une audition de fin d’année de bons élèves de conservatoire. Nous vous épargnerons le détail de la suite du concert, réductible à une succession de tangos-rumbas et bulerías (l’une d’entre elles précédée d’une nouvelle ballade, cette fois ternaire, à deux guitares), non sans quelques pyrotechnies en picados ascendants note contre note des deux guitaristes, et quelques cantes et estribillos "por tango-rumba" en solo ou duo (dont l’inévitable "Caminando" de Camarón – album "Calle Real", 1983). Il faut dire que Tomatito est un maître incontestable de ces deux palos : si James Brown avait été guitariste et flamenco, il les aurait sans doute joués de cette manière. Les parties chantées par Kiki Cortiñas et Morenito de Illora étaient dans l’ensemble musicalement dispensables, mais ils ont fait consciencieusement ce que l’on attendait d’eux, c’est-à-dire évoquer les mânes de Camarón (celui de la deuxième période) par la manière et le choix des letras. Comme à l’accoutumée, El Piraña a solidement contrôlé l’affaire, et nous a gratifié d’un solo éruptif pour le dernier morceau.

Au vu des innombrables smartphones allumés, gageons qu’une bonne moitié des spectateurs aura passé plus de temps à pirater le concert qu’à écouter les musiciens, sans doute plutôt pour immortaliser l’événement et prouver qu’"ils y étaient" que pour écouter plus tard leurs enregistrements. Ce type de show est fait pour cela, et le plaisir que le public y a pris (salle comble et ovations enthousiastes), pour accessoirement musical qu’il soit, est parfaitement légitime et respectable. On ne verra donc aucune ironie dans ces commentaires. Nous regrettons plutôt de n’avoir pu adhérer à ce concert que par moments (surtout pendant la première partie), malgré notre bonne volonté. Nous aurons sans doute manqué quelque chose.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Joselito Acedo : "Triana D.F."

Nîmes, Odéon / 16 janvier 2020

Compositions et guitare : Joselito Acedo

Chant : Ismael de la Rosa

Palmas : Manuel et Juan Diego Valencia

Son : Eduardo Ruiz

Lumières : Antonio Valiente

Ces temps ci, le flamenco se porte volontiers iconoclaste, et tragique de préférence. Il est d’autant plus agréable de voir des artistes heureux d’ "être là" et déterminés à passer un bon moment de musique entre amis, public inclus, sans se poser de questions de l’ordre de l’angoisse existentielle, voire de la psychanalyse. Pendant une heure et quart, nous avons été aussi ravi d’être dans la salle qu’ils l’étaient visiblement d’être sur scène.

Au cours de l’interview qu’il nous avait accordée lors du Festival de Toulouse en 2019, Joselito Acedo nous avait déclaré que "le plus moderne actuellement, c’est encore un bon ‘toque antiguo’, avec une bonne ‘guitare antigua’ bien jouée et enregistrée avec tous les moyens techniques d’aujourd’hui . Un bon ‘toque antiguo’ dans lequel tu peux mettre toutes les influences musicales actuelles qui t’intéressent et qui lui conviennent, c’est cela qui me semble hyper moderne". A propos des pièces de son prochain disque ("Triana. D. F." – "Triana. Distrito Flamenco"), qui constituaient l’essentiel du programme de son récital à l’Odéon, avec quelques autres issues de son précédent album ("Andando" - Nuba Records, 2016), il ajoutait : "ce sont des compositions personnelles, mais toujours sur fond d’influences anciennes. Je me souviens toujours." ("Siempre me acuerdo".)

Nous ne saurions mieux décrire sa musique. La taranta jouée en ouverture du concert, sonnait déjà comme un manifeste esthétique. La durée de cette longue pièce est plus que justifiée par la densité de sa composition, une relecture personnelle des codes du genre, des ligados véloces dans les graves au "paseo" sur l’accord de D7/F#. Au sein de cette trame traditionnelle, le guitariste insère tour à tour d’amples développements harmoniques en arpèges cristallins, un magnifique trémolo percé de brusques éclairs ascendants (passages très rapides de la troisième à la première corde, ponctués de silences douloureux) et de fragiles échappées mélodiques dans l’extrême aigu, qui jamais ne parviennent à se libérer totalement des sombres suspensions harmoniques qui les entravent. Cette taranta nous signifiait l’une des principales références stylistiques de Joselito Acedo, Rafael Riqueni, manifeste à la fois par son goût pour l’épure, et par la sensibilité et souvent le dénuement à fleur de peau de l’interprétation – la belle soleá en solo qui séparait les deux parties en quatuor y ajoutait celle de Niño Ricardo, un autre de ses tocaores favoris. La granaína et la rondeña, d’une conception identique à celle de la taranta, encadraient les "toques a compás" dans le déroulé du concert. Nous avons été frappé par ce choix très inhabituel et risqué. Il s’agit en effet de genres (ou "palos") ad lib., peu immédiatement spectaculaires ou séduisants, qui exigent une grande concentration d’écoute et d’interprétation – le regard du guitariste scrutant quelque point obscur au fond de la salle, comme s’il y traquait l’exacte mesure d’un silence, une infime nuance de son attaque ou l’extinction d’une harmonique, montrait éloquemment l’intensité de son écoute intérieure (cf. la photo de Sandy Korzekwa illustrant l’en-tête de cet article). Nous avons donc entendu une ample arche musicale, nous conduisant du recueillement (taranta et granaína enchaînées en introduction) au recueillement (rondeña en conclusion) via les déferlements rythmiques des palos interprétés en quatuor avec Ismael de la Rosa (chant) et Manuel et Juan Diego Valencia (palmas et "nudillos").

Au cours de ces derniers (tangos, bulería por soleá, bulería et zapateado), les autres expressions récurrentes de Joselito Acedo étaient toute une gamme de sourires, tour à tour complices, gouailleurs ou simplement satisfaits. Ils célébraient spontanément la réussite d’un trait d’esprit harmonique ou, surtout, rythmique ("Una falseta es un chiste", disait Paco de Lucía), et plus encore la justesse avec laquelle ses partenaires y répliquaient instantanément. - un ton sincèrement festif donc, qui dissimule la complexité et l’habileté de compositions d’écriture pointilliste, commençant fréquemment par l’exposé de brèves cellules mélodiques placées dans le cycle du compás de manière variable, sur des registres contrastés, rapidement avortées et cloisonnées par de silences impromptus . Progressivement, comme un amateur de peinture discerne en se reculant non plus des points mais des formes, l’auditeur perçoit, en les mémorisant inconsciemment, non plus des cellules disparates mais le dessin d’un thème à grande échelle. Dès lors, Joselito Acedo traite son matériel thématique selon les procédés de la forme sonate (travail thématique... "por lo flamenco", naturellement) : il en extrait des motifs secondaires qu’il répète d’abord pour provoquer notre attente anticipatrice, puis les modifie imperceptiblement pour la tromper et générer ainsi des tensions émotionnelles. Compte tenu de son goût de la concision et de l’ellipse d’une part, et de la richesse de ses harmonisations d’autre part, nous nous risquerons à définir son style comme celui d’un Diego del Gastor ou d’un Melchor de Marchena qui aurait écouté Claude Debussy et Bill Evans. La bulería por soleá en apporta une sorte de démonstration gigogne, en ce qu’elle était fondée sur le style de Manuel Parrilla, grand adepte lui aussi de ce type de construction mystificatrice ("remate" dans le "remate", puis enchaînement d’une falseta là où nous attendions un "cierre" etc. – les spécialistes apprécieront), en particulier pour ce même palo.

Après un bis en forme de bulerías jerezanas, les auditeurs saluèrent les artistes par leurs sourires réjouis, à l’unisson d’un concert délectable.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Amir ElSaffar : "Luminescence"

Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont / 15 janvier 2020

Santour, trompette et chant : Amir ElSaffar

Chant flamenco : Gema Caballero

Alto et joza : Dena ElSaffar

Musique électronique : Lorenzo Bianchi Hoesch

Percussions : Pablo Martín Jones

Danse : Vanesa Aibar

Composition et direction artistique : Amir ElSaffar

Son : Vincent Mahey

"Luminescence" aura été pour nous l’excellente surprise de la trentième édition du Festival Flamenco de Nîmes. Nous n’avions jamais entendu la musique d’Amir ElSaffar, et, à la lecture du texte de présentation, nous craignions une maghrebinerie flamenca a minima (lire, des chansons plus ou moins habilement troussées sur le plus petit dénominateur commun de compás - tango-rumba ou bulería uniformément ternaire) ou une milesdaviserie orientalisante, très à la mode ces dernières années.

Or, l’œuvre est une composition d’un seul tenant de soixante-dix minutes, au cours de laquelle cante et baile flamencos, maquâms irakiens et jazz dialoguent et se fondent alternativement sans qu’aucun de ces langages musicaux ne perde son identité : dans l’ordre des mouvements successifs, granaína, fandango del Albaicín et verdial / caña (ad lib.) et soleares de Triana ("apolá" et de Charamusco) / siguiria (Francisco La Perla), temporera et tonás / guajiras / tientos (version d’Enrique Morente de "Yo seré como la mimbre…") et serrana por tango / cante de trilla (en bis). Les moments les plus originaux et significatifs furent sans doute les échanges entre le chant d’Amir ElSaffar et celui de Gema Caballero. On prétend souvent que le chant flamenco est "modal", cette qualification (d’ailleurs inexacte dans cette acception) renvoyant à l’usage de micro-intervalles et/ou d’intervalles non tempérés par les cantaores. Or, si tel était le cas, il serait impossible de l’accompagner avec un instrument tempéré comme la guitare. De fait, les modèles mélodiques du cante sont construits invariablement sur les intervalles de ton et demi-ton des musiques occidentales, les micro intervalles n’intervenant que dans l’ornementation - appliquée indifféremment au mode flamenco ou à des tonalités majeures ou mineures - et n’étant donc pas structurellement significatifs. Les cordes vocales étant dépourvues de frettes ou de touches, tous les chanteurs, quels que soient leurs genres ou leurs cultures musicales d’élection, recourent d’ailleurs à de tels procédés. Nous ne sommes pas spécialistes des maqâms irakiens, mais une écoute, même superficielle, des magnifiques parties chantées par Amir ElSaffar suffisait à démontrer leur différence fondamentale par rapport aux cantes : ils sont effectivement fondés sur des échelles comportant structurellement des intervalles non tempérés. Dès lors, les mano a mano entre Amir ElSaffar et Gema Caballero étaient d’autant plus fascinants que les deux musiciens restaient ancrés sans la moindre concession dans leur propre idiome, et démontraient ainsi qu’il n’est nul besoin d’édulcorer l’un ou l’autre en vue d’une vague et problématique "fusion" pour élaborer des compositions parfaitement cohérentes. De ce point de vue, le sommet du concert, et le plus probant, aura sans doute été la superposition polyphonique maqâm/cante des guajiras, qui plus est sur un modèle mélodique tonal (la guajira peut être accompagnée par une simple alternance des accords de tonique et de dominante).

Le santour remplaçait donc la guitare dans la fonction de maître de cérémonie, pour mener les transitions fluides entre les mouvements et pour accompagner le chant. Dépourvus de leur traditionnel soutien harmonico-rythmique, les cantes acquièrent un relief mélodique inédit et passionnant, à la condition que l’accompagnateur sache user avec sensibilité des ressources de son instrument (ostinatos sur deux notes remplaçant l’harmonisation, dont les nuances de dynamique suggèrent les accentuations du compás ; paraphrases en contrechants des modèles mélodiques, pour "répondre" au cante) et que la cantaora assure par sa seule voix la lisibilité, y compris harmonique, des cantes – ce fut le cas tout au long du concert. La diversités des alliages instrumentaux, associant en kaléidoscopes sonores les percussions de Pablo Martín Jones, l’alto et la joza (une vièle à archet en usage en Irak, Iran et Afghanistan) de Dena ElSaffar et la trompette d’Amir ElSaffar, étaient unifiée en dégradés lumineux ou en fondus-enchaînés par les réalisations électro-acoustiques de Lorenzo Bianchi Hoesch – non sans quelques touches d’humour, telles les variations sur les ritornellos traditionnels du fandango del Albaicín, du verdial et des guajiras, figurant les "orquestas de púa" de le seconde moitié du XIXe siècle. Pour leur mise en images, l’élégance plastique et la sobriété gracieuse de Vanesa Aibar étaient parfaitement intégrées aux compositions, qui réservaient également quelques morceaux de bravoure à chaque instrumentiste – entre autres, un énorme (dans tous les sens du terme) solo de percussions pour la siguiriya, un chorus de trompette qui nous rappela les riches heures de Booker Little avec Eric Dolphy pour les guajiras et un autre d’alto, torride, pour les tangos.

Le silence recueilli du public pendant toute la durée du concert fut digne de la musique qui lui était offerte.

Claude Worms

Photo : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Antonia Jiménez : récital

Nîmes, Odéon / 15 janvier 2020

Composition et guitare : Antonia Jiménez

Chant : Inma "la Carbonera"

Percussions : Kike Terrón

Les récents concerts d’Antonia Jiménez à Paris (Peña Flamenco en France, 2017), Toulouse (Festival Flamenco, 2019) et enfin pour le trentième anniversaire du Festival Flamenco de Nîmes montrent que ses compositions sont enfin reconnues à leur juste valeur. Elle s’inscrit dans une tendance récente de la guitare flamenca contemporaine dont les références, par delà la "génération Paco de Lucía" – qu’elle n’ignore naturellement pas, surtout quant à son vocabulaire rythmique -, puisent chez des maîtres plus anciens (entre autres Estebán de Sanlúcar et Sabicas pour Antonia Jiménez – cf. la guajira et les alegrías). Ce retour aux sources ne passe pas par des citations, textuelles ou détournées, de falsetas emblématiques, mais plutôt par des réminiscences de l’univers sonore de tel ou tel, qu’il est difficile de décrire objectivement bien qu’on les perçoive sans ambiguïté – une affaire de textures et de dynamiques "de época", qui n’excluent pas le recours à un vocabulaire harmonique d’aujourd’hui. La dernière pièce du récital donnera peut-être une idée plus précise de ces considérations légèrement nébuleuses : il s’agissait d’un tanguillo dont la profondeur de graves (mode flamenco sur Do# et sixième corde en Do#) rappelait celle des siguiriyas en Ré de Sabicas, mais qu’une harmonisation jouant sur des dissonances de seconde mineure (Ré/Do#) et de violentes ruptures rythmiques transformaient en réplique flamenca de l’ "Eloge de la Danse" de Leo Brouwer. D’une manière générale, c’est le contraste temporel entre un jeu de main droite "à l’ancienne" (diversité des techniques de rasgueado et de pouce, dont des passages en alzapúa torrentiels d’une acuité chirurgicale – Sabicas encore) et des trames rythmiques et harmoniques (il y faut une main droite d’une précision exceptionnelle) très actuelles, qui signe un discours musical à la fois ouvert et imprégné de tradition. Antonia Jiménez nous en donna un premier aperçu dès la taranta en solo qui ouvrit le récital : on sait que les compositions sur ce palo sont habituellement prolixes en arpèges et trémolos ; la guitariste privilégia au contraire la tension dramatique du jeu "a cuerda pelá" (traits monodiques en attaque butée du pouce et, dans une moindre mesure, "picado"). Les rasgueados et les ponctuations harmoniques rappelaient brièvement les codes du genre, tandis qu’un très court trémolo, placé juste avant la coda, dessinait un fragile rayon de lumière avant une ultime plongée dans l’obscurité de la mine. Il est frappant de constater que quatre guitaristes programmés dans l’édition 2020 du festival partagent peu ou prou ce même type de travail esthétique, malgré la diversité de leur écriture : outre Antonia Jiménez, Joselito Acedo, Javier Patino et Dani de Morón, dans des contextes différents (respectivement, récital, duo chant/guitare et musique de scène pour la danse).

La personnalité à la fois humble et chaleureuse d’Antonia Jiménez est à l’image de sa musique, et a contribué grandement à la qualité de l’écoute du public. Elle possède à un degré rare la faculté de choisir le juste tempo en fonction des palos qu’elle interprète, et de la facture de ses compositions. Pas de démonstrations de virtuosité gratuites sur tempo d’enfer, sauf lorsque c’est absolument justifié par la forme (pour les "remates" par exemple) : nous pouvons ainsi savourer à loisir le moindre détour mélodique surprenant, la plus infime nuance de dynamique ou les dissonances abruptes dont elle est prodigue, qu’elle résout rarement confortablement de manière convenue, ni ne cherche à enrober de quelque sucrerie harmonique à la mode. Nous avons rarement eu la sensation d’entrer aussi commodément dans un univers musical aussi singulier, parce que la guitariste nous donne le temps de nous y immerger progressivement. C’est qu’elle ne s’enferme pas dans sa propre écoute, mais est au contraire attentive à celle de ses auditeurs, avec lesquels elle entretient un dialogue implicite qui semble modifier en temps réel ses choix interprétatifs. C’est aussi que la richesse et la tenue formelle de ses compositions en assurent l’expressivité et l’intelligibilité, sans qu’il lui soit nécessaire de se livrer à des surlignages expressionnistes ostentatoires. Son écoute de ses deux partenaires (Inma "la Carbonera", chant ; Quique Terrón, percussions) est tout aussi empathique, ce qui explique qu’ils aient tout loisir d’exprimer leur propre musicalité malgré un cadre formel solidement structuré, le plus souvent en forme de rondo varié - le chant étant chargé des couplets, et le duo guitare/percussions des variations sur le refrain.

La plupart des compositions commencent cependant par une introduction ad lib. qui nous immerge dans l’ambiance émotionnelle de chaque genre, et la couleur harmonique que la compositrice entend lui imprimer. On remarquera à ce propos qu’Antonia Jiménez affectionne particulièrement le mode flamenco sur Do# (sans la scordatura en usage pour la rondeña depuis Ramón Montoya), qu’elle applique à des palos aussi différents que la siguiryia (avec une modulation centrale vers la tonalité relative majeure, La majeur, en forme de cabal), les marianas et les tanguillos. On le retrouve également, par une modulation inverse, dans les guajiras en La majeur, et dans un rapport modal de dominante Do#/Fa# dans la taranta - le même rapport de quinte lie l’introduction ad lib. des alegrías, en mode flamenco sur Si ("por granaína") et les alegrías en Mi majeur. Enfin, le choix de la tonalité de Do mineur (rare, parce que peu "guitaristique" - une seule corde à vide disponible, celle de Sol), et non des tonalités usuelles de La ou Mi mineurs, donnait à la milonga bipartite (première section quasi ad lib., suivie d’une seconde chaloupée à la manière d’un "son cubano", sur une pédale Ab – G7 – Cm et un basse chromatique descendante), une saveur inédite. Construite selon le même plan, les guajiras (duo guitare/ percussions) doivent sans doute beaucoup à la longue expérience de l’accompagnement de la danse d’Antonia Jiménez : la première partie notamment, un suave arioso de guitare paressant de rubato en rubato sur un compás subliminal, est une belle image sonore des arabesques de châle et d’éventail du baile.

Antonia Jiménez sera au Théâtre de Chaillot (Paris) les 30 et 31 janvier prochains, pour jouer la musique qu’elle a composée en collaboration avec Pino Losada de "La espina que quiso ser flor", un spectacle de danse d’Olga Pericet.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes


Patricia Guerrero : "Distopía"

Théâtre Bernadette Lafont, Nîmes / 14 janvier

Danse : Patricia Guerrero

Guitare : Dani de Morón

Basse et contrebasse : José Manuel Posada "Popo"

Percussions : Agustín Diassera

Chant flamenco : Sergio "el Colorao"

Chant lyrique et comédie : Alicia Naranjo

Danse flamenca : Ángel Fariña

Danse et comédie : Rodrigo García Castillo

Direction artistique et chorégraphie : Patricia Guerrero

Mise en scène et dramaturgie : Juan Dolores Caballero

Direction, composition et adaptation musicales : Dani de Morón

Lumières : Manuel Madueño

Costumes : Laura Capote et María López Sánchez

Photographies : Naemi Ueta et Óscar Romero

Son : Rafael Pipió et Ángel Olalla

Il nous est malheureusement impossible de rendre compte de "Distopía" avec l’exactitude et l’objectivité que cette œuvre mérite par sa qualité plastique, chorégraphique et musicale. Sa représentation au Théâtre Bernadette Lafont de Nîmes a été gravement perturbée par l’absence de Dani de Morón qui, souffrant, a été contraint de quitter la scène après le premier tableau - non sans nous avoir donner un aperçu de son grand talent avec des tientos en trio avec Sergio "el Colorao" et Agustín Diassera.

Nous ne pouvons que saluer le professionnalisme des artistes qui ont mis un point d’honneur à donner le spectacle dans son intégralité, alors qu’ils étaient privés d’une grande partie des fondements de son architecture musicale par l’absence de son maître d’œuvre. Les musiciens ont remarquablement réussi à combler les vides laissés dans la musique de scène par les parties de guitare manquantes, et les acteurs et danseurs à mener les chorégraphies à leur terme, sans la moindre coupure, malgré la disparition de la plupart de leurs repères habituels. De ce point de vue, Patricia Guerrero fut particulièrement impressionnante, non seulement par son élégance et sa fougue habituelles, mais aussi par sa maîtrise du déroulé de quatre-vingt minutes de partition mentale. Les photos de Sandy Korzekwa tiendront donc lieu de commentaires.

Nous remercions chaleureusement tous les membres de la troupe (sur scène ou à la réalisation technique) et adressons nos vœux de prompt rétablissement à Dani de Morón.

Claude Worms

Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes





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