samedi 30 juillet 2016 par Claude Worms
Quelques révisions pour préparer la Biennale 2016...
Calle Betis - Triana / logo : Alameda de Hércules
I) "Pero de todo aquel país, Sevilla es la depositoria de los uníversos recuerdos de este género". "Un baile en Triana" : Serafín Estébanez Calderón, "El Solitario"
Dès les années 1830, Estébanez Calderón situe la capitale du flamenco à Séville. Ses "Escenas andaluzas", rédigées à partir de 1831 et publiées en recueil en 1846, sont une mine inépuisable d’informations sur la "protohistoire" (José Manuel Gamboa) du flamenco. Né à Málaga en 1799, légiste, appartenant à la bonne bourgeoisie locale, Estébanez Calderón fut surtout un écrivain de talent, et un excellent connaisseur des traditions musicales populaires andalouses (il était aussi chanteur et guitariste). Certains de ses récits ("Un baile en Triana", "Asamblea general de los Caballeros y Damas de Triana, y toma de hábito en la órden de cierta rubia bailadora" ; "La feria de Mairena") nous plongent au cœur du bouillon de culture d’où émergea progressivement, à partir du milieu du XIXème siècle, ce que nous nommons aujourd’hui le flamenco. Ces témoignages de première main sont bien connus, mais ont longtemps été sciemment ignorés par une certaine "flamencologie", parce qu’ils contredisaient trop évidemment la mythologie complaisante et récurrente sur les origines "obscures" du flamenco (cf : ci-dessous).
En substance, ce que nous décrit "El Solitario" est un folklore populaire, très différent du répertoire flamenco actuel : des chanteurs qui s’accompagnent souvent eux-mêmes à la guitare, des orchestres d’instruments à cordes divers et de percussions, des chœurs ponctuant la fin d’un Polo… En somme, un ensemble de chansons à danser comme il en existe partout en Espagne : Malagueñas "dans le style de La Jabera", Peteneras, Polo Tobalo, Bolero, Chacona, Jacarandina, Zarabanda, Olé, Tirana, Romance ou Corrido, Caleseras, Caña… Les noms de futurs "palos" apparaissent cependant dans ce répertoire hétéroclite, mais leur description, quand elle existe, montre qu’ils n’ont que peu de rapport avec leur forme actuelle.
Estébanez Calderón note au cours de ses récits quelques facteurs d’évolution qui conduiront à l’émergence du flamenco :
_ Un milieu d’aficionados disposant d’une connaissance approfondie du répertoire :
"Personne n’ignore…" (suit une description de la Caña).
_ La volonté de création individuelle : "C’était une autre chose (une Malagueña) nouvelle (…), avec une chute différente et de plus grande difficulté…". L’auteur fait la même remarque à propos d’une danseuse gitane.
_ Des chants populaires ruraux en voie de disparition : "C’est seulement dans quelques villages des montagnes de Ronda, ou dans les régions de Medina et Jerez, que subsiste cette tradition arabe, qui s’éteint progressivement…" (à propos du "Romance del Conde Sol").
_ Une hiérarchie reconnue : le chanteur "El Planeta" préside l’ "Assemblée générale", au cours de laquelle il donne une leçon de bon goût musical, et, déjà, de respect de la tradition, à son disciple "El Fillo" ("Je te demande (…) de t’en tenir aux usages anciens…").
Il semble donc que dans les groupes interprétant des chansons à danser, certains chanteurs commencent à s’imposer individuellement, en raison de la rigueur de leur style ou de leur créativité : "El Planeta", "El Fillo", "La Jabera"… Ce processus de création est précisément décrit dans "Un baile en Triana". Séville, et singulièrement Triana d’après le titre du récit, "est l’atelier où se fondent, se modifient, et se recomposent les danses anciennes en d’autres nouvelles….". "C’est en vain qu’arrivent des deux Indes, par Cádiz, de nouveaux chants et de nouvelles danses d’un lignage différent, bien que toujours savoureux et lascif. Jamais ils ne s’acclimateront si, auparavant, passant par Séville, ils ne déposent en vil sédiment leurs excès de maladresse et de monotonie, à force d’exagération. Lorsqu’une danse sort de l’école de Séville comme d’un creuset, pure et vêtue à l’andalouse, elle se fait rapidement connaître, et elle est admise de Tarifa à Almería, et de Cordoue à Málaga et Ronda. Ni la crue continuelle de nouvelles danses, ni la fusion (notez le terme, textuellement employé par l’auteur. NDR) des autres, n’empêche la persistance des souvenirs et des vives images des anciennes Zarabanda, Chacona, Don Colorado…".
Café del Burrerro
L’évolution que nous décrit Estébanez Calderón est donc un processus de "fusion" entre des traditions locales et des cultures musicales étrangères pénétrant en Andalousie par Cádiz et les ports voisins. L’importation de ces "nouvelles danses" est naturellement liée au commerce colonial. Le Guadalquivir (puis le chemin de fer à partir de 1847) lie ces ports à la capitale andalouse, et le "creuset" se situe dans un faubourg populaire (et non uniquement gitan) de Séville, Triana. La naissance d’une culture populaire "pré flamenca" urbaine en Andalousie est liée à une évolution économique, sociale, et politique qui donnera ailleurs, selon les ingrédients mijotant dans le "creuset", le blues, le tango, le chôro, le fado, la chanson napolitaine, le bal musette… En Andalousie comme ailleurs, l’évolution économique affecte d’abord le système de la propriété foncière. Le système seigneurial fondé sur le droit d’aînesse
("mayorazgo") est remplacé dans la première moitié du XIXème siècle par la propriété capitalistique. La rentabilité des grands domaines latifundiaires progresse, mais les masses paysannes y perdent le peu de droits collectifs dont ils bénéficiaient. Comme en Grande-Bretagne et en France auparavant, la paupérisation des paysans provoque un fort exode rural, que les villes andalouses sont bien incapables d’absorber. Si l’on excepte une éphémère activité minière (Alpujarra, Jaén, Almería, Cartagena, La Unión, et Río Tinto), l’emploi industriel est quasi inexistant. Les faubourgs (Triana pour Séville) se peuplent rapidement d’un sous-prolétariat de paysans déracinés, andalous ou gitans, qui s’ajoute aux immigrants attirés par l’activité portuaire régionale, originaires en particulier du nord-ouest de l’Espagne (d’où la grande quantité de mélodies et de "letras" de cette région incorporées au répertoire flamenco). C’est dans les tavernes de ces faubourgs, tenues souvent par des "Montañeses", Galiciens ou Asturiens (un phénomène assez comparable à celui des Auvergnats de Paris), que naît le flamenco.
Parallèlement, la puissance économique croissante de la bourgeoisie provoque un conflit avec l’aristocratie liée à l’absolutisme, pour le contrôle du pouvoir politique. La monarchie absolue est remplacée par une brève monarchie constitutionnelle, avec Cortés constituantes, reconnaissance des libertés individuelles, et suffrage universel théorique (règne d’Amédée de Savoie : 1870 / 1873), à laquelle succède une Première République plus éphémère encore (1873 / 1874). Un coup d’état militaire ramène finalement la dynastie des Bourbons au pouvoir , le 29 décembre 1874. C’est que la bourgeoisie est très vite confrontée à une révolution sociale dont elle ne veut à aucun prix. L’Andalousie est secouée par une vague de révoltes "cantonales" qui installent des pouvoirs locaux autonomes à Séville, Cordoue, Grenade, Málaga…, marquées par des actes de violence contre l’ Eglise et par des mouvements d’occupation des terres des grands domaines. La bourgeoisie préfère alors s’en remettre à l’armée, et à la restauration des Bourbons. La répression sera terrible et laissera des souvenirs durables. Le dernier acte se jouera au cours de la Deuxième République et de la Guerre Civile (lire à ce sujet les mémoires du cantaor Luís Caballero, fils d’un ouvrier agricole républicain de tendance anarchiste. Cf : bibliographie).
Sur le plan culturel, le conflit politique entre l’aristocratie et la bourgeoisie se traduit par l’opposition entre la culture cosmopolite des premiers (traduire : opéra italien et danse française), et la création d’une culture nationale bourgeoise. Les "Salones y Academias de Baile" perpétuent la tradition de l’école "bolera", et développent sur cette base de nouvelles danses, nommées "bailes nacionales", " bailes españoles", "bailes andaluces", et enfin "bailes flamencos". Le terme "flamenco" se diffuse rapidement, et désigne d’abord l’origine des artistes : "flamenco" est alors synonyme de gitan, et par extension, de marginal peu recommandable, habitant des faubourgs, "apache". Dans les années 1850, les théâtres suivent le mouvement et assurent la promotion de ce "folklore imaginaire" (Gerhard Steingress), avec des "zarzuelas" (opérettes) agrémentées d’intermèdes chorégraphiques (à Séville, les théâtres "de San Fernando", "de Triana", et "de Hércules"). La musique de ces zarzuelas est l’œuvre de compositeurs de formation classique, souvent fort étrangers à la musique populaire andalouse. Si des artistes gitans y apparaissent exceptionnellement, leurs rôles sont en général tenus par des acteurs grimés : le public veut bien s’encanailler un peu, mais dans certaines limites décentes. On constatera le même phénomène aux Etats-Unis, avec les spectacles de "minstrels" , ou avec Al Johnson maquillé en "nègre" pour jouer le rôle du chanteur de jazz au cinéma. Cependant, la bourgeoisie qui peuple les théâtres va être débordée par une révolution culturelle, comme elle l’est au même moment par la révolution sociale.
Café - Salón de Novedades
Dans les faubourgs, la mode de la danse et du chant "a lo flamenco" ouvre des perspectives économiques non négligeables. Le flamenco, tel que nous le connaissons, naît à ce moment, et répond à trois besoin distincts mais convergents :
_ Le chant, la danse, et la guitare sont des moyens de subsistance. Contrairement à une légende tenace, le flamenco est donc, dès l’origine, une activité professionnelle.
_ Les textes, mais aussi leur interprétation expressionniste, expriment directement le quotidien des artistes ; la misère, la faim, la maladie, l’hôpital, la mort violente… En ce sens, Gerhard Steingress oppose à juste titre le réalisme du cante flamenco au romantisme du "folklore imaginaire".
_ Une revendication de dignité : les artistes vont élaborer un art raffiné, basé sur la création individuelle. On passe ainsi d’un folklore collectif à une musique savante d’origine populaire.
Silverio Franconetti
A partir de la seconde moitié des années 1860, les théâtres, confrontés à une désaffection du public (crise économique provoquée par les conflits sociaux et politiques), cherchent à attirer une nouvelle clientèle plus populaire. Ils programment ainsi, brièvement, les premiers concerts de "cante y baile andaluz", de "cante y baile flamenco", puis de guitare flamenca. La presse, relayant l’opinion de la bonne société locale (bourgeoisie et aristocratie unanimes), se déchaîne immédiatement contre l’indécence de tels spectacles. L’expression sans fard de la réalité sociale était effectivement intolérable. Plus profondément, il était sans doute impensable de reconnaître aux marginaux des faubourgs une véritable dignité d’artistes, à plus forte raison s’ils étaient gitans (réaction récurrente : voir le film de Dominique Abel, "Polígono Sur", ou encore, en France, les multiples attaques contre le rap : les "sauvageons" et autres "racailles" ne sont dignes, au mieux, que du "karcher"). La censure frappa les concerts de flamenco, que les théâtres abandonnèrent au plus tard au début des années 1880. Les artistes trouvèrent alors une solution de rechange en se repliant sur les "cafés cantantes" (cafés-concerts), qui commencèrent à programmer régulièrement du flamenco à ce moment.
Tomás Pavón / Pastora Pavón "Niña de los Peines" / Pepe Pinto
Le musicien qui incarne le plus exactement le passage du folklore collectif à l’art flamenco est Silverio Franconetti. Né le 6 octobre 1823 à Séville, il était le fils d’une mère andalouse (de Alcalá de Guadaira), et d’un père italien, militaire originaire de Rome : une ascendance surprenante (pas tant que cela… Cf, ci-dessus, la "fusion" décrite par Estébanez Calderón) pour le futur "Rey del cante", adoubé par "El Fillo" et María Borrico. Après un épisode américain aventureux (il est successivement picador à Montevideo et officier dans l’armée uruguayenne), il revient en Andalousie en 1864, avec l’objectif clair d’imposer le cante dans les théâtres : "Circo Gaditano à Cádiz (1864), "Salón Recreo" à Séville (1865), "Salones Capellanes" à Madrid (1866), "Teatro Principal" à Jerez (1867), "Teatro El Recreo" à Grenade (1868), toujours accompagné par les meilleurs guitaristes de l’époque (Patiño, Paco el Barbero…). A la fin du premier "âge d’or théâtral" du cante flamenco, il fonde en 1881 à Séville son propre "café cantante", le "Café de Silverio", qui devient rapidement, avec son grand rival "El Burrero", l’un des deux grands conservatoires du cante de la fin du XIXème siècle. Il semble que Silverio ait développé son répertoire à partir de celui des grands cantaores immédiatement antérieurs (El Fillo, María Borrico, Frasco el Colorao), ou contemporains (Manuel Molina, Curro Dulce, El Loco Mateo, Joaquín La Cherna…). On trouve dans ses programmes de concert les cantes suivants : Polo Andaluz, Polo Tobalo, Caña del Fillo, Serranas, Seguidillas, "Seguidillas del Sentimiento" (peut-être nos actuelles Siguiriyas), et Rondeña. Surtout, Silverio Franconetti a fixé pour toute la période postérieure ("Cafés Cantantes", puis "Ópera Flamenca") les canons du cante classique :
_ Timbre clair, par opposition aux voix rauques pourtant considérées aujourd’hui comme plus "flamencas". Dans sa leçon à El Fillo, rapportée par Estébanez Calderón, El Planeta insistait déjà sur ce point : "Cette voix du "Broncano" est trop rude et ne se peut admettre. Quant à son style, il n’est ni fin ni de notre terre…". La citation suppose que les voix rauques existaient , mais étaient considérées comme inadéquates à l’exécution correcte du cante, ce que confirme la totalité de la discographie de la première moitié du XXème siècle, y compris les deux témoignages (Soleares et Siguiriyas) gravés sur cylindres par Manuel Cagancho, cantaor gitan légendaire de Triana.
_ Maîtrise du "jipio" : dans sa méthode de guitare publiée en 1902, Rafael Marín définit très précisément le terme. "Cantar en un jipio" signifie chanter toute une copla sans reprendre son souffle. C’est là ce qui distingue le chant flamenco du folklore populaire, et le réserve à des artistes de haut niveau technique, capables de rivaliser avec les chanteurs lyriques de l’époque.
_ Les mélismes : c’est un autre trait caractéristique qui distingue le cantaor, et dont s’offusque un critique assistant à un concert de Silverio à Jerez : "… car Dieu n’a pas permis que puisse être appelé "chanteur" ("Cantor, par opposition à "Cantador", terme qu’utilise le journaliste à propos de Silverio, dans une intention péjorative) celui qui se gargarise de notes indéfinissables".
Manuel Cagancho : Soleares et Siguiriyas (guitare : Niño del Carmen - cylindres, 1899
El Mochuelo avec Manuel López / Manuel Escacena
2) "Cómo se ponía el trayecto comprendido entre la calle Rosario y la calle Tarifa ! Verdaderas bandadas de aficionados de todas las clases sociales comentaban lo que acababan de oír…" (à propos de la rivalité entre Antonio Chacón ("Café de Silverio") et Fosforito (Café del Burrero)) Fernando el de Triana : "Arte y artistas flamencos"
El Mochuelo : Cartageneras (La Peñaranda / el Niño de San Roque) (guitare : Joaquín Hijo del Ciego)
Fernando el Herrero : Tientos (guitare : Ramón Montoya)
Manuel Escacena : Guajiras (guitare : Miguel Borrull Hijo)
Manuel Centeno : Caracoles (guitare : Juan Moreno)
Le succès du "Café de Silverio" fait rapidement des émules, non seulement à Séville, mais dans toute l’Andalousie et au-delà, notamment à Madrid et dans le nord de l’Espagne (Bilbao, San Sebastián, Barcelone…), dont le développement industriel attire une forte immigration andalouse. La vogue des "cafés cantantes" connaîtra son apogée dans les deux dernières décennies du XIXème siècle, et durera jusque dans les années 1920. Le phénomène prend une ampleur particulière à Séville, qui va devenir le principal centre de formation, et le point de passage obligé, pour les professionnels soucieux d’entreprendre une carrière nationale, d’abord dans les "cafés cantantes" de tout le pays, puis dans les tournées des troupes d’ "Ópera flamenca", qui renouent avec le bref épisode théâtral des années 1860 (à partir de 1924, date de la création du premier de ces spectacles par l’imprésario Carlos Hernández "Vedrines").
Pepe el de la Matrona : Siguiriya (Antonio Cagancho) (guitare : Manolo el Sevillano)
Manuel Oliver : Martinetes
Bernardo el de los Lobitos : Marianas (guitare : Perico el del Lunar)
Pepe el Culata : Bulerías por Soleá (guitare : Melchor de Marchena)
"Niño" de la Matrona / Manuel Oliver
C’est donc à l’époque des "cafés cantantes" que Séville aura un rôle déterminant dans la formation du répertoire flamenco contemporain. Dans un premier temps, la concurrence entre le "Café de Silverio" et "El Burrero" conduit à une certaine division des tâches. Alors que Silverio, du fait de sa formation, s’intéresse essentiellement aux artistes de Basse Andalousie (Cádiz et les ports voisins, et Jerez), Manuel Ojeda Rodríguez, directeur du "Burrero", va se tourner vers l’Andalousie occidentale : Fosforito, El Canario, La Peñaranda, África Vásquez, La Rubia de Málaga… diffusent ainsi à Séville une vaste gamme de Malagueñas et de Cantes de Levante (Granaínas, Tarantas, Cartageneras…). Le "Café Concierto Novedades", qui ouvre en 1897, se focalise pour sa part sur le baile, avec le "Cuadro de Baile Español" dirigé par Ángel Pericet, et quelques artistes majeures comme La Malena et La Macarrona : d’où le développement des Alegrías, Bulerías, Tangos , Garrotín, Farruca…, et l’engagement de cantaores spécialisés dans ce type de répertoire, comme El Niño de La Isla. C’est vraisemblablement aussi au Novedades que fut élaboré dans les années 1920 le compás de Bulería "moderne", par Javier Molina qui en était à l’époque le premier guitariste, et par deux de ses apprentis promis à un brillant avenir, Manolo de Huelva et Niño Ricardo. Nous n’entreprendrons pas ici une énumération fastidieuse des nombreux autres établissements du même type, situés pour la plupart dans le centre historique de Séville ou autour de la "Alameda de los Hercules". Parallèlement, le déferlement des cantes en provenance d’ Amérique latine ("Cantes de ida y vuelta") se poursuit : aux anciennes Guajiras (El Mochuelo, Niño de Medina, Manuel Escacena, Cayetano Muriel), succèdent la Milonga (Pepa de Oro), la Vidalita (Manuel Escacena), et enfin la Colombiana, une création de Pepe Marchena (1931). Ajoutons enfin que Triana perpétue et développe le répertoire de Silverio Franconnetti (Solerares, Serranas, et Siguiriyas) et de Frasco el Colorao (Tonás et Siguiriyas), transmis par Antonio Silva "El Portugués" et Ramón El Ollero, avec des cantaores comme El Pinea, Pareja, Emilio Abadia, et Manuel Oliver. Enfin, les artistes sévillans succombèrent à leur tour, à partir des années 1920, à la vogue des Fandangos de création personnelle : Enrique el Almendro, dont le style fut perpétué par Tío Bengala, Pepe Palanca, Pepe Aznalcollar, Pepe Marchena, Manuel Vallejo, Manuel Vega "El Carbonerillo", El Sevillano, Manolo Caracol, Gordito de Triana…, parmi tant d’autres.
Pastora Pavón "Niña de los Peines" : Petenera (guitare : Luis Molina)
Tomás Pavón : Soleares de Joaquín el de la Paula (guitare : Niño Ricardo)
Arturo Pavón / Tomás Pavón / Pastora Pavón "Niña de los Peines"
Les artistes nés à Séville vers la fin du XIXème siècle disposent donc "à domicile" de toutes les sources d’information et d’enseignement nécessaires. Dès lors, l’encyclopédisme sera la caractéristique majeure des cantaores sévillans : des professionnels de haut niveau maîtrisant la totalité des cantes du répertoire. Aux vétérans Antonio Pozo "El Mochuelo" (né en 1868) et Fernando "El Herrero" (né en 1877), succède une extraordinaire génération de talents nés en un quart de siècle, entre 1885 et 1919 : Manuel Escacena et Manuel Centeno (1885) ; Pepe de la Matrona et Bernardo el de los Lobitos (Alcalá de Guadaíra, 1887) ; Pastora Pavón "Niña de los Peines" (1890) ;
Manuel Vallejo (1891) : Juan Talega (Dos Hermanas, 1891) : Tomás Pavón (1893) ; Emilio Abadia, Pepe Marchena, et Pepe Pinto (1903) ; Oliver de Triana (1906) ; Manolo Caracol (1909) : Pepe El Culata (1911) ; Antonio Mairena (Mairena del Alcor, 1914) ; Enrique El Culata et Luis Caballero (1919)… Antonio Nuñez "El Chocolate" (né à Jerez, mais sévillan d’adoption, 1930), Naranjito de Triana (1933), Paco Taranto (1940), Calixto Sánchez (Mairena del Alcor, 1946), Esperanza Fernández (1966), Segundo Falcón (1970)… perpétuent cette tradition.
Manuel Vallejo : Media Granaína (guitare : Ramón Montoya)
Pepe Marchena : Fandangos (guitare : Niño Ricardo)
Manolo Caracol : Bulerías (guitare : Paco Aguilera)
Manuel Vega "el Carbonerillo" : Fandangos (guitare : Niño Ricardo)
Manolo Caracol / Pepe Marchena
"El Mochuelo" fut le premier à comprendre les possibilités offertes par l’industrie phonographique récente : sans compter les cylindres, il gravera 297 cantes sur 78 tours. Les autres "champions" sévillans de la discographie flamenca de l’époque sont tous des artistes dont le succès s’est prolongé pendant la période de l’ "Ópera Flamenca", jusque dans les années 1930 et 1940 : La Niña de los Peines (258 cantes, enregistrés entre 1910 et 1950 ; réédition intégrale en 13 CDs, sous le titre "Patrimonio de Andalucía", par la Junta de Andalucía) ; Pepe Marchena (273 cantes) ;
Manuel Vallejo (244 cantes) ; et Pepe Pinto (185 cantes). Trois autres cantaores poursuivront leur production discographique à l’époque des microsillons EP et LP :
_ Manolo Caracol, qui alterne habilement cante classique et "canción aflamencada".
_ Pepe de la Matrona : sa longévité artistique exceptionnelle lui permit d’enregistrer à partir de 1947 une bonne partie du répertoire qu’il avait appris au début du siècle ("Grabaciones inéditas de 1947", réalisées par Manuel García Matos, A&B Master Records ; "Antología del Cante Flamenco", 1954, Ducretet-Thomson / Hispavox ; "Tesoros del flamenco antiguo", 1969, Hispavox).
_ Antonio Mairena, dont une bonne part du legs discographique est lié au regain d’intérêt pour le cante traditionnel, initié, une fois de plus, à Séville.
Manuel Vallejo et Ramón Miontoya / Manuel Vega "el Carbonerillo"
3) "El intento renacentista del Cante surge de nuevo en 1950". "Visto por Luís Caballero" : Luis Caballero
Marginalisant les cantes majeurs du répertoire, l’ "ópera flamenca" avait privilégié les Fandangos, les "Cantes de ida y vuelta", et la "canción aflamencada" (Zambras, Cuplés por Bulería…). La réaction pour une "renaissance du Cante" fut impulsée à Séville par une initiative de Rafael Belmonte, le frère d’un des maîtres de la tauromachie, Juan Belmonte : il crée en 1950, sur les ondes de la "Radio Nacional de España en Sevilla", un programme consacré au flamenco, "Cantares de Andalucía". Le cantaor Luis Caballero est très vite associé à l’émission : diffusion de disques "anciens" et cante en direct, accompagné par les guitaristes Eduardo de La Malena et Antonio Sanlúcar. Le mouvement s’amplifie avec l’organisation de concerts-conférences dans la région de Séville, puis par la création de la peña flamenca "El Cañaveral", qui organise des concerts hebdomadaires. La participation d’Antonio Mairena au début des années
1960 infléchit sensiblement l’orientation esthétique du processus. Basant son action sur une distinction fallacieuse entre "Cante Gitano" ("noble et pur") et "Cante Flamenco" ("dangereusement décadent"), Mairena n’en a pas moins l’immense mérite de réincorporer dans le répertoire des cantes en voie de disparition (essentiellement des Romances et des variantes de Tonás, de Siguiriyas, et de Soleares), en s’ informant directement auprès de leurs derniers dépositaires, comme Juan Talega, Manolito el de La María, El Borrico, Joselero, Tía Añica La Piriñaca… La création du "Festival de Cante Jondo Antonio Mairena" (1963, Mairena del Alcor) marque le point culminant du "mairenismo". S’il n’est pas le premier festival andalou (le "Potaje de Utrera" avait été inauguré en 1957), le festival de Mairena sera sans conteste le plus coté des décennies 1960 et 1970. Le magistère d’Antonio Mairena aura une influence durable sur les choix stylistiques de Luis Caballero et Naranjito de Triana, et sur la formation de jeunes cantaores nés dans les années 1940, notamment à Mairena del Alcor (Calixto Sánchez), et à La Puebla de Cazalla (José Menese et Miguel Vargas, 1942 ; Manuel Gerena, 1945 ; et Diego Clavel, 1946).
Luis Caballero : Liviana, Serrana et Cambio de María Borrico (guitare : Melchor de Marchena)
Antonio Nuñez "El Chocolate" : Siguiriyas (guitare : José Cala "el Poeta")
Naranjito de Triana : Soleares de Triana, Polo et Soleá apolá (guitare : Manolo Domínguez)
Naranjito de Triana / Luis Caballero
On le voit, l’histoire du cante sévillan se confond totalement avec celle du Cante. Il nous reste à évoquer le rôle de Séville dans l’engagement politique de nombreux jeunes artistes, au moment de l’agonie du franquisme, puis de la "transition démocratique". En 1972, le groupe "La Cuadra de Sevilla" (du nom du local de Paco Liria, "La Cuadra"), dirigé par Salvador Tavora, réalise le spectacle de théâtre flamenco "Quejío, estudio dramático sobre cante y bailes de Andalucía". Succédant à des tentatives antérieures de Juan Bernabé à Lebrija, et de Alfonso Jímenez à El Arahal et à Paradas, ce spectacle revendique l’héritage de l’"Institución libre de enseñanza" de Giner de Los Ríos, et des expériences de théâtre populaire de Federico García Lorca, au cours de la Deuxième République. Pour Salvador Tavora, il s’agissait de "fondre le cante et le baile (…) dans la situation d’une collectivité opprimée, au sein de laquelle la plainte et le cri des individus n’a servi, à la suite d’une récupération préméditée, qu’ à divertir les responsables" (cité par José Manuel Gamboa. Cf : bibliographie). Aux nombreux spectacles de théâtre flamenco produits à cette époque, participeront des cantaores comme Miguel Vargas, El Cabrero, Paco Moyano… C’est au même moment que Francisco Moreno Galván écrit ses textes pour José Menese, et que Manuel Gerena, Luís Marín, et Paco Moyano chantent leurs propres "letras de protesta". De son côté, Paco Liria avait inauguré le premier local de "La Cuadra" en 1956, puis fermé et déménagé plusieurs fois sous la pression de la censure franquiste, avant de s’installer définitivement à "La Carbonería", qui existe toujours aujourd’hui au 18 de la rue Levíes, et qui perpétue la tradition de centre multiculturel libertaire voulue par son fondateur : dans les années 1970, Paco Liria programmait régulièrement au cours de la même soirée les jeunes groupes d’un rock andalou balbutiant (entre autres, Smash, avec Manuel Molina et Gualberto), et le cante très orthodoxe d’Antonio Mairena. En attendant Lole Montoya, Triana, Arrajatabla, Pata Negra...
Claude Worms
Manuel Gerena : Tarantos (guitare : Pepe Habichuela)
Lole y Manuel : "Un cuento para mi niño"
Smash : "Alameda’s blues"
Bernardo el de los Lobitos / El Chocolate
Bibliographie
José Blas Vega : "Los Cafés Cantantes en Sevilla" - Ed. Cinterco, Madrid, 1987
Manuel Bohórquez Casado : "La Niña de Los Peines en la casa de los Pavón" -
Ed. Signatura, Sevilla, 2000
Manuel Bohórquez Casado : "Tomás Pavón, el Príncipe de La Alameda" (CD inclus) - Ed. Pozo Nuevo,Sevilla, 2007
Luis Caballero : "Visto por Luis Caballero" - Ed. Castillejo, Sevilla, 1992
José Manuel Gamboa : "Una historia del flamenco" - Ed. Espasa Calpe, Madrid, 2005
Estébanez Calderón : "La Andalucía de Estébanez" - Collection "Temas de España", Ed. Taurus, Madrid, 1963
José Luis Ortiz Nuevo : "¿Se sabe algo ? Viaje al conocimiento del Arte Flamenco en la prensa sevillana del siglo XIX" - Ed. El Carro de la Nieve, Sevilla, 1990
Gerhard Steingress : "Sociología del Cante Flamenco" - Ed. Centro Andalúz de Flamenco, Jerez, 1993
Gerhard Steingress : "La aparición del Cante Flamenco en el teatro jerezano
del siglo XIX" - in "Dos siglos de Flamenco" - Ed. Fundación Andaluza de Flamenco, Jerez, 1989
Fernando el de Triana : "Arte y artistas flamencos" - Ed. Demófilo, Córdoba, 1978
Témine / Broder / Chastagnaret : "Histoire de l’Espagne contemporaine" - Ed. Aubier, Paris, 1979
Manuel Gerena
Discograhie
Cinq éditeurs proposent des séries anthologiques d’un grand intérêt pour notre sujet :
Sonifolk : Manuel Escacena, Fernando El Herrero, El Mochuelo, Niña de los Peines, Manuel Vallejo.
Fonomusic, collection "Cultura Jonda" : Bernardo el de los Lobitos, Luis Caballero, Joselero de Morón, Miguel Vargas.
Universal, collection "Grabaciones históricas" : Manolo Caracol, Pepe et Enrique El Culata, Antonio Mairena.
Le Chant du Monde, collection "Grands cantaores du flamenco" : Pepe de la Matrona, Niña de los Peines, Manolo Caracol, Antonio Mairena, Juan Talega,
Pepe Marchena.
Hispavox : collection "Historia del flamenco" : Bernardo el de los Lobitos, El Chocolate, Pepe de la Matrona ;
Quelques enregistrements délectables complèteront votre information :
"Obra completa de Manuel Vega "El Carbonerillo" - Calé Records
"Triana cantaora" - Pasarella (Tragapanes, Sordillo de Triana, Perla de Triana, El Teta, Niño Segundo, Oliver de Triana, Jarillo de Triana,
Manolito de Triana,Pepe de la Matrona, Niño de Triana, El Arenero,
Gracia de Triana, Naranjito de Triana, Chiquito de Triana, Felipe de Triana,
Carmen Florido, El Alfarero, Manolito El Pintor, Joaquinito Ballestero).
Luis Caballero : "La resurección de mi voz cantada" - Pasarella
Diego Clavel : "Cante jondo, arte flamenco" - Promúsica / Peña "Amigos del flamenco de Extremadura"
El Chocolate : "Mis 70 años de cante" - Universal
Segundo Falcón : "Una lección de cante" - 52 P. M.
Esperanza Fernández : "Recuerdos" - Discmedi
Manuel Gerena : "Canta con Miguel Hernández" - Alía Discos
Antonio Mairena : "Actuaciones históricas" - RTVE Música
José Menese : "21 cantes (1963-1975) - RCA / El Flamenco Vive
Naranjito de Triana : "Antología cantaora" - Tablao / BMG
Manuel Oliver : "Memoria viva de los cantes de Triana" - Pasarella
Tomás Pavón : collection "Figuras del cante jondo" - Planet Records
Calixto Sánchez : "Primer premio de la 1ra Bienal de Sevilla" - Dial Discos
Paco Taranto : "Suspiros al mar" - Senador
Enfin, vous trouverez dans la série dirigée par José María Velázquez Gaztelu, "Rito y geografía del cante flamenco", (RTVE, rééditée en DVDs par "Circulo Digital") un documentaire sur Triana, et des portraits de nombreux cantaores (Oliver de Triana, Manolo Caracol, Antonio Mairena, José Menese…).
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