lundi 5 janvier 2015 par Corinne Savy
Le flamenco entre camera obscura et camera lucida (chronique sur la photographie de flamenco) - 1
A l’occasion de sa 25ème édition, le Festival Flamenco de Nîmes rendra hommage à René Robert, par une exposition au Carré d’Art (mur Foster) : un parcours d’un demi-siècle (1967-2015) en 48 photographies.
Les photographies de René Robert m’ont toujours étonnée. Elles me ramènent sans cesse à cet "étonnement" dont parle Roland Barthes dans son livre La chambre claire. Note sur la photographie ; "un étonnement qui dure et se renouvelle, inépuisablement (1)". Elles arrêtent un instant musical. Elles montrent seulement ce qui a été. Elles en attestent simplement. Parfois, elles se jouent de notre mémoire, et fusionnent avec nos propres souvenirs sans forcément éveiller tout sentiment nostalgique. Elles rendent tout à coup un geste, une attitude, une expression familière. Peut-être parce qu’elles portent en elles ce pouvoir d’être silencieuses.
"Au fond – ou à la limite – pour bien voir une photo, il vaut mieux lever la tête ou fermer les yeux". “La condition préalable à l’image, c’est la vue", disait Janouch à Kafka. Et Kafka souriait et répondait : "On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux". La photographie doit être silencieuse (il y a des photos tonitruantes, je ne les aime pas) : ce n’est pas une question de "discrétion", mais de musique. La subjectivité absolue ne s’atteint que dans un état, un effort de silence (fermer les yeux, c’est faire parler l’image dans le silence). La photo me touche si je la retire de son bla-bla ordinaire : "Technique", "Réalité" "Reportage", "Art", etc. : ne rien dire, fermer les yeux, laisser le détail remonter seul à la conscience affective (2)".
Photographies de scène, elles désamorcent toute ambiguïté exotique. Le sujet photographique est le geste musical dans le flamenco. Mais en creux, il se révèle dans le geste infatigable de René Robert à saisir l’insaisissable depuis près de cinquante ans. Mais qu’en est-il vraiment du sujet ? La scène nous ramène à une pratique professionnelle où l’artiste a une maîtrise de son image et en joue. Malgré ce, tout l’art du flamenco centre sa rhétorique du visuel sur un sens à la fois aigu et paroxystique de l’émotion. L’artiste suspend son geste musical à son vécu émotionnel dans l’instant. Le chant nous entraîne vers ce cheminement à vif. Son matériau est le plus sobre des expressions du flamenco. Il exclut toute tentation luxuriante. La danse doit se défaire de l’image construite dans le reflet du miroir du studio de répétition. Elle vise la sensation du corps. Elle transcende les brillants enchaînements percussifs en langage rythmique centré sur la musicalité des frappes. Seul, le guitariste semble contraint à une ascèse, un travail sur lui-même sans répit, celui de concentrer dans ses doigts l’énergie qui le traverse.
René Robert photographie des émotions que la scène exacerbe, des êtres transfigurés par la musique ou par la danse. Il est question ici de "vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie" selon Baudelaire. Dans un jeu spéculaire, mon regard me rappelle des ressentis et des sensations d’écoute. Est-ce le souvenir qui importe ? La photographie se mue en document témoignant d’un moment révolu. Sa force rend présente l’émotion fugace.
Chaque photographie devient un manifeste du flamenco. Elle scelle les promesses émotionnelles des futurs spectacles. Elle rappelle l’intensité de l’instant vécu et la fragilité du rituel dont se joue le spectacle flamenco.
Chacune reste étrangère à toute transformation emphatique de la réalité. Le geste photographique entre en phase avec l’élan et le suspend en un cliché. Parfois, il atteint la phase magique du climax et l’immortalise. Chez René Robert, le musical passe par l’image sans revendication esthétique exprimée. Seule la photographie de reportage correspond à sa recherche artistique. Il explique : "son respect pour l’art flamenco, pour les artistes", et sa volonté de s’effacer devant son sujet. Il ne s’agit pas pourtant de photographies unaires comme le sont la plupart des photographies de reportage ou encore la photographie documentaire à la seule visée informative. Roland Barthes rappelle que "la photographie unaire a tout pour être banale, l’unité de la composition étant la première règle de la rhétorique vulgaire (…) : la recherche de l’unité (3)". Au regard de l’œuvre de René Robert, il semblerait que l’œil démultiplie les compositions malgré certaines récurrences. Il requiert du photographe une entière disponibilité. Invoquer la photographie de reportage, c’est partager avec Roland Barthes l’idée que "la voyance du photographe ne consiste pas à voir mais à se trouver là (4)".
Quelle image revient presque à saturation à l’intérieur du cadre ? C’est celle du portrait. Dans son choix de "se trouver là", René Robert crée un art du portrait inédit dans le flamenco. Il épingle des poses, accumule des tableaux vivants, rapproche la photographie d’un théâtre primitif au sens de Roland Barthes. Il réévalue le portrait à travers un inventaire inépuisable de proposition : en pied, en buste, en demi-grandeur, assis, de dos, de face, de profil, de trois-quarts, individuel ou de groupe. L’invention vient du cadrage et nous éloigne paradoxalement de la peinture. Il cultive les hors champs. Il les obtient par le choix de plans serrés, par le déploiement subtil d’une palette de noirs ou d’un jeu chromatique de gris. Le hors cadre participe de l’énergie vitale saisie. Il semble parfois la ramasser, voire la condenser. Il la libère. Certains visages ont la force de masques. Ils incarnent l’esprit subversif du flamenco, se laisser atteindre, toucher, transformer, voire transfigurer par la libération à peine policée de l’énergie vitale. En grand portraitiste, René Robert rejoint le panthéon des grands mythologues.
Cette pratique du portrait participe de la fabrique de l’histoire du flamenco par accumulation de détails.
"Comme la Photographie est contingence pure et ne peut être que cela (c’est toujours quelque chose qui est représentée) – contrairement au texte qui, par l’action soudaine d’un seul mot, peut faire passer une phrase de la description à la réflexion –, elle livre tout de suite ces "détails" qui font le matériau même du savoir ethnologique (5)".
Le détail a certes vertu documentaire. Sa présence rappelle surtout la "voyance du photographe", le fait de "se trouver là". Elle entretient une lecture polysémique afin que le regard du spectateur puisse trouver la marque de quelque chose. Elle atteste ainsi que la photographie n’est pas l’invention des peintres, mais celle des chimistes. Dans son laboratoire, René Robert est seul en avoir le secret. Sa science des rayons lumineux fait de chaque tirage une émanation unique du référent, puisque quasi fantomatique sur le négatif. Elle raconte un parcours de la photographie en noir et blanc depuis la camera obscura jusqu’à la camera lucida.
Corinne Frayssinet Savy
Notes
(1) BARTHES, Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Seuil (Cahiers du cinéma), 1980, p.129.
(2) Ibid., p.88-89.
(3) Ibid., p.69-70.
(4) Ibid., p.80.
(5) Ibid., p.52
El Portugués, Carlos Habichuela, El Moro, Juan Carmona - Paris, 1984
María la Burra - Ronda, 1986
La Paquera de Jerez - Cádiz, 1987
Rancapino - Isla de San Fernando, 1993
Matilde Corral - Nîmes, 1994
La Farruquita - Suresnes, 1994
Carmen Cortés - Paris, 2000
Rocío Molina, Rome, 2009
Sabicas - Córdoba, 1983
Israel Galván - Paris, 2013
Tomatito - Isla de San Fernando (Hommage à Camarón), 1993
Andrés Marín - Béziers, 2000
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