Entretien avec Belén Maya

vendredi 27 mai 2016 par Chantal Maria Albertini

Au cours de sa brève existence, la revue Flamenco Magazine, dont Flamencoweb est l’héritier, a publié une série d’entretiens dont la plupart, nous semble-t’il, n’ont rien perdu de leur intérêt une décennie plus tard. Nous les proposons donc à nos lectrices et lecteurs.

Belén Maya - entretien réalisé par Chantal Maria Albertini et Louis Julien Nicolaou, à l’occasion de la représentation de "Flamenco de Cámara" au Théâtre de Chaillot (Paris) - publication dans le numéro 6 de Flamenco Magazine (juin / juillet / août 2006)

Photo : Joss Rodríguez / Flamenco Events

Auréolée de finesse et de grâce, Belén Maya ressemble à une miniature persane. Sa danse est un concentré de féminité et d’intelligence. Par moments, presque mutine, elle joue comme aucune autre de la "bata de cola". Comme si elle était elle-même musicienne, Belén dialogue avec la musique, que ce soit le chant de Mayte Martín, les guitares de José Luis Montón et Juan Ramón Caro ou le violon de Olvido Lanza, avec un bonheur évident.

Chantal Maria Albertini et Louis Julien Nicolaou.

Belén Maya avec Mayte Martín

Flamenco Magazine : Belén, ton spectacle s’intitule :
“Flamenco de cámara”.
Quel est son rapport avec la musique de
chambre ?

Belén Maya : ll s’appelle ainsi parce que c’est un flamenco “en réduction”.
Les musiciens sont très peu nombreux. C’est
un flamenco très intime, très tourné vers l’intérieur, qui peut se donner dans un espace très réduit.
ll n’y a pas de grands développements musicaux,
tout est tourné vers l’intérieur, de manière très
intime.

F M : C’est à dire qu’il s’éloigne de la forme du ballet flamenco classique ?

B M : Oui, il n’y a pas de corps de ballet, je suis
la seule à danser, et il n’y a pas vingt musiciens
derrière moi.

ll y a deux guitares et chaque personne, chaque
musicien a un rôle déterminé. José Luis Montón, Juan Ramón Caro,
Mayte Martín, Olvido Lanza et aussi les deux palmeras, nous les
avons choisis très soigneusement chacun. C’est
pourquoi nous sommes si peu, parce que chacun a beaucoup de responsabilité.

F M : C’est donc comme un ensemble de
musique de chambre ?

B M : Oui, chacun a sa spécificité.

F M : Une autre question que j’aimerais te
poser : le baile de féminin, comment l’as-tu
pensé ? Quelles sont, parmi celles qui t’ont
précédée, les bailaoras qui t’ont inspirée
ou accompagnée ?

B M : J’aime beaucoup étudier. J’ai étudié avec
Carmen Cortés et avec La Toná. De Carmen, il ne
reste rien dans ma danse, mais j’ai beaucoup
appris auprès d’elle en ce qui concerne la discipline.
Je me suis beaucoup inspirée de sa
manière de concevoir le flamenco. Ensuite, j’ai
étudié pendant plusieurs années avec La Toná.
La Toná est une danseuse très honnête et très
sobre, de l’école sévillane ancienne. Mais il ne
reste rien d’elle non plus dans ma danse.

De ma mère, Carmen Mora, j’ai surtout essayé de retenir la
partie théâtrale, l’expressivité du visage, la
façon de raconter une histoire, d’entrer dans
un personnage déterminé selon les “palos”,
comme le Taranto, les Alegrias, dans un personnage qui soit différent de moi.

Et dans ce registre, ma mère fut une pionnière.
Elle le faisait sans vraiment en être consciente,
de façon innée. Et cela, j’ai essayé de le reprendre.

J’aime beaucoup aussi Cristina Hoyos. Je n’ai
jamais étudié ni travaillé avec elle, mais je l’aime
beaucoup. Et j’aime surtout beaucoup Martha Graham. J’ai
lu sa biographie, et j’aime son sens du mouvement et son esthétique.

F M : As-tu vu des spectacles ou des vidéos d’elle ?

B M : Je n’ai vu que des vidéos anciennes.

F M : Qu’est-ce qui t’intéresse le plus chez Martha Graham ?

B M : Son esthétique me semble
austère, presque tendue. La tension ne vient pas des mouvements eux-mêmes,
mais de sa manière de découper le corps et le
mouvement en séquences. Je trouve cela très
beau et très efficace à un moment donné, sur la
scène.

Photo : Javier Suárez

F M : Le travail de Martha Graham repose à
la fois sur le lyrisme et sur une grande
rigueur géométrique. Qu’en penses-tu ?

B M : Il y a chez elle, du moins à mon avis, une
grande profondeur, des sentiments qui s’expriment sans ornements superflus,
de façon un peu abrupte. Je crois que le flamenco a besoin
de cela aussi. Dans le flamenco, une danse peut
durer quinze ou vingt minutes, alors que seulement cinq minutes racontent vraiment quelque chose. Or, on peut raconter non pas une
seule chose mais beaucoup, du début jusqu’à la
fin, si l’on sait les mettre en ordre et les organiser. Mais le flamenco pense avoir besoin d’un processus de temps très long, puisque comme
je l’ai déjà dit, un baile peut durer quinze,
vingt, ou même trente minutes !

F M : Cela vient peut-être de son histoire ?

B M : Je ne sais pas, mais je crois qu’on peut
travailler sur la longueur, si l’on en a besoin
seulement, pas de façon systématique.

F M : Je parlais de l’histoire moderne du
flamenco, car en passant à la scène, il
s’est transformé en quelque chose de
très spectaculaire, ce qu’il n’était certainement pas à l’origine, lorsqu’il se
pratiquait dans le cadre familial ou
dans le “barrio”.

B M : Je ne sais pas si le spectacle a vraiment besoin de tout cela. Le spectacle a
besoin surtout que l’artiste parvienne à
raconter ce qu’il veut raconter. Or, les
artistes de flamenco ne sont pas habitués
à contracter le temps sur seulement cinq
minutes, au lieu des vingt ou trente habituelles !

F M : Penses-tu que les artistes du
flamenco veuillent toujours raconter
quelque chose ?

B M : Je crois que oui, même si ce sont des
sentiments très simples et basiques,
comme être fâché ou être joyeux : par
exemple dans les Alegrías. Davantage non,
mais cela oui, il veut le raconter.

F M : Parmi les bailaoras de flamenco
d’autrefois, certaines t’ont-elles inspirée, ou pas ? Par exemple, il semble que
tu ne revendiques d’aucune manière
l’héritage de Carmen Amaya...

B M : Non, ce n’est pas quelqu’un avec qui
j’ai de de l’affinité. On m’a proposé récemment, à Séville, de faire un spectacle sur elle, et de jouer son rôle. Mais j’ai refusé
car cela n’aurait pas de sens, étant donné
que ce n’est pas quelqu’un proche de moi.
J’ai proposé Mercedes Ruiz qui, je crois,
convient parfaitement.

A propos de Carmen, j’ai lu beaucoup de
choses sur elle. J’ai lu sa biographie. Elle
m’intéresse comme personne, car elle me
semble très particulière. Comme danseuse
elle me plait, mais, encore une fois, je ne
me sens pas proche d’elle.
D’ailleurs, je ne me sens proche d’aucune
des danseuses d’autrefois.

F M : C’était seulement une question
pour essayer d’approcher un peu plus
ton parcours, comprendre d’où est
venue ta recherche.
Ainsi, pour parler un peu de ton père, Mario Maya,
peux-tu me dire comment tu
te situes par rapport à lui ?
Comment t’es-tu éloignée ou
séparée de lui ? Ton père a
été un bailaor fantastique et
très théâtral...

B M : Très théâtral, c’est vrai... De mon
père, j’ai appris la discipline et la musicalité,
beaucoup de musicalité. Et j’ai essayé d’apprendre le concept de spectacle : comment
il commence et comment il finit, prendre garde à ce qu’il n’y ait pas de baisses
d’intensité, soigner les transitions... Mais en réalité,je n’ai pas étudié avec lui, et je n’ai rien de lui.
C’est que je suis très éclectique, j’étudie
avec de nombreux artistes, j’en vois beaucoup, mais j’essaye de ne
ressembler à personne.

F M : Tu parlais de Martha Graham. Y a-t-il d’autres danseuses, dans la danse contemporaine d’aujourd’hui, qui t’intéressent ?

B M : En Espagne, il y a Teresa Nieto, avec qui
j’ai étudié et travaillé.
Elle me plait beaucoup. Sol Pico me plait beaucoup aussi. Je la connais personnellement, mais je n’ai jamais travaillé avec elle. J’ai aussi travaillé avec Ramón Oller, avec qui j’ai
une très bonne relation et dont j’aime beaucoup le travail.

ll y a aussi une autre catalane qui me plait beaucoup. Elle a fait un spectacle sur Camille
Claudel et a remporté le Prix National de la Danse.
ll y a vraiment de très bons artistes de danse
contemporaine en Espagne, et chaque fois que
je peux, je vais voir leurs spectacles

F M : Que penses-tu du flamenco d’aujourd’hui.
Du moins du baile, puisque nous parlons de baile ?

B M : Le baile se porte très bien. Les artistes
actuels dansent très bien. J’aime beaucoup
Eva Yerbabuena. Eva et lsrael Galván sont mes grandes
idoles, et je crois que ce sont vraiment deux
génies du flamenco, des artistes qui vont au-delà, qui racontent davantage de choses. lsrael, pour moi, est merveilleux.

Les gens dansent très bien et, parmi les plus
jeunes, il y a par exemple Rafaela Carrasco, Rocío
Molina
, Mercedes Ruiz... Le baile a donc tout l’avenir devant lui.

F M : As-tu des élèves ?

B M : Oui, car je donne beaucoup de cours en
Espagne et ailleurs depuis de nombreuses années.

F M : Mais as-tu des élèves dont tu penses
qu’elles peuvent suivre un peu ton chemin ?

B M : A un certain moment, il y a quelques
années, beaucoup voulaient danser comme
moi, faisaient les mêmes pas que moi, suivaient la même esthétique.
Mais récemment, elles s’inspirent davantage de Eva ou
de Mercedes. C’est ainsi : les gens qui commencent à danser se focalisent pour un temps sur quelqu’un.

Photo : Joss Rodríguez / Flamenco Events

F M : Le baile participe-t-il, pour toi, à un certain discours sur le
Féminin ?

B M : Oui, bien sûr. Il y a quelques années,
il n’y avait pas autant de bonnes danseuses
célèbres avec leurs compagnies. Il
fallait alors lutter davantage pour prouver que
nous, les femmes, nous pouvions former
une compagnie et la mener au plus haut.
Aujourd’hui, il y a plus de diversité, chacune assume son propre style et le défend.
Avant, c’était plus difficile. Il y a Sara
Baras
, Eva Yerbabuena

Nous sommes beaucoup plus détendues
et nous nous permettons aussi davantage
de danser en tant que femmes, avec la
“bata de cola”, ou le “mantón”. Nous dansons
moins avec les pieds. Même Eva, actuellement, utilise moins les pieds.

Nous n’avons plus à prouver autant, ni à
lutter autant qu’auparavant. Nous pouvons
être plus féminines, rechercher des bailes
comme la Guajira, les Tangos, et les danser
en tant que femmes.

En ce qui me concerne, je raconte ce que
je suis en ce moment présent. Et, bien
sûr, tout ce qui vient de moi est en relation
avec le fait d’être femme - mes émotions, les
expériences que je vis... Et par ailleurs,
certains de mes bailes, comme les Tientos
de ce spectacle, sont basés sur des mouvements très féminins que j’ai travaillés de
façon très précise. Mayte a recherché des
paroles que chantait Pastora (La Niña de los Peines – NDR), car nous
voulions rendre hommage à Pastora et
nous avons cherché à lui donner une coloration très féminine, très délicate et très musicale.

La "bata de cola" doit également être très
féminine. On ne peut pas danser autrement
avec la bata de cola, c’est inacceptable.
Il doit en être ainsi.

F M : Souvent, pour le public français
néophyte, la danseuse de flamenco est
assimilée à Carmen, la gitane ensorceleuse de l’opéra de Bizet. Vis-tu cette réaction du public comme quelque chose de réducteur ?

B M : Autrefois, par exemple à l’époque de
mon père, ces stéréotypes étaient utilisés par
les artistes de flamenco eux-mêmes pour que
le public comprenne ; et l’on ne peut pas lui
demander de les oublier aujourd’hui. Que
peut-on y faire ?

Mais aujourd’hui, ni moi-même, ni aucune des
autres danseuses de ma génération ne nous
identifions à ces stéréotypes. Car une de nos
caractéristiques, c’est que nous n’acceptons
pas que l’on nous limite, que l’on nous impose
quoi que ce soit - ni le public, qu’il
soit espagnol ou étranger, ni la
tradition du flamenco d’autrefois. Nous voulons faire ce dont nous avons envie. Et je crois que nous y parvenons peu à peu. Certains
continuent à utiliser ces clichés, mais pas les
jeunes. Nous travaillons davantage à l’étranger
qu’en Espagne et petit à petit, le public comprend que ces stéréotypes n’existent plus dans le flamenco.

F M : Il y a donc un public pour le flamenco
actuel ?

B M : Bien sûr ! C’est un flamenco plus “cultivé’
d’une certaine manière. ll relève du “ballet flamenco”, bien que nous n’utilisions pas de corps
de ballet. Mais il y a une chorégraphie, des éclairages...

F M : T’es-tu déjà sentie à l’étroit
dans l’esthétique du flamenco ou dans les
différents “palos” ?

B M : Oui. Pendant longtemps, je l’ai ressenti comme des limites imposées, comme des jugements à mon égard. Ces derniers temps
beaucoup moins, car je joue aussi un peu à
entrer et sortir du cadre. Par exemple, les
Alegrías que je danse dans le spectacle sont
très traditionnelles, mais je joue à entrer dans
la tradition et à en sortir, parce que je le veux
ainsi, et non pas parce que quelqu’un m’oblige
à le faire d’une manière déterminée.
Mais, malheureusement, le flamenco est
défendu par des gens qui pensent que c’est
“leur manière de vivre”, et croient donc que si
cela change, c’est pour eux une attaque personnelle. En ce qui me concerne, il n’en est pas ainsi. Si pour eux c’est une façon de vivre, pour moi,
c’est une forme d’art, un travail. Et je n’admets
pas que l’on me dise ce que je dois faire.

Par ailleurs, le flamenco ne peut ni évoluer, ni
changer, ni grandir s’il faut toujours faire
comme faisaient ceux d’autrefois. S’il est
important de s’emparer de la tradition, il faut aussi
chercher à la renouveler.

F M : Donc, aujourd’hui, tu te sens parfaitement libre de faire ce que tu veux ?

B M : Oui. Dans le dernier spectacle que j’ai
conçu, sans Mayte, qui s’intitule “Dibujos”, je
danse une chaconne de J. S. Bach avec la bata de
cola et l’éventail, accompagnée par une violoniste. C’est une esthétique absolument traditionnelle, mais avec un violon, sans “cante”, sans
guitare et sans aucune rythmique flamenca.
C’est de la musique classique à part entière. Je
m’y sens totalement libre et je défends ce spectacle comment étant flamenco.

Propos recueillis par Chantal Maria Albertini et Louis julien Nicolaou.

Transcription et traduction : Chantal Maria Albertini





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