Una hora : un CD - autoproduction, 2010
EUG2 : un CD - autoproduction, 2014
"Versos de sangre y de fuego
¡Ay ! son los que canto y escribo
para decirle al mundo
la vergüenza que por el siento
y así no morir en silencio."
"Versos de sangre" - Júlian Demoraga
Si votre discothèque est soigneusement ordonnée, il vous faudra ouvrir une nouvelle catégorie pour classer les deux albums d’ El Último Grito, quelque chose comme "flamenco underground radical". La musique du groupe étant à l’évidence flamenca (cf : ci-dessous), le terme qui nous importe ici est "radical".
Radicalité d’abord de la formation instrumentale, par rapport aux canons communément établis de l’instrumentarium flamenco. A la base, un duo fondateur composé de Julián Demoraga (chant et "letras" - et quel parolier !) et Diego El Kinki, aux "maquinas" pour lesquelles il signe tous les arrangements - comprendre ici un programme d’ordinateur (samples, boucles, échantillonnage de timbres instrumentaux...) et un synthétiseur numérique. Les possibilités de cette machinerie sont infinies, mais son maniement musicalement délicat, tant est grande la tentation d’expérimenter toutes sortes d’effets aussi spectaculaires que vains, et de transformer chaque pièce en catalogue sonore des Trois Suisses. Rien de tel ici. Tous les arrangements - il serait plus exact d’écrire ici toutes les compositions, des plus minimalistes au plus inextricables - de Diego El Kinki cachent sous leur apparent délire sonore une rigueur implacable que l’on découvre au fil des écoutes, et surtout une parfaite adéquation avec les textes, ou plutôt les poèmes, de Julián Demoraga, ou avec les "letras" traditionnelles qu’il a choisies, souvent avec des incises personnelles. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de plates illustrations sonores, mais de commentaires musicaux, qui prolongent les textes au-delà des mots, ou encore leur apportent une sorte de contradiction, en une fascinante dialectique texte / musique - on en trouvera un bon exemple dans les deux versions de "Sereno" (album "ELG2"), avec pour la seconde, en forme d’épigramme, un motif claudiquant de clarinette basse qui nous a rappelé la métamorphose grotesque du thème de l’ "idée fixe", dans le dernier mouvement de la Symphonie Fantastique de Berlioz… Ou encore dans le contraste entre un accompagnement plutôt suave et le terrifiant texte testamentaire de Julián Demoraga qui clôt "EUG2" - ton sarcastique façon Léo Ferré ("Monsieur William") pour l’interprétation : "¡Ay ! buitres de baja tierra / no dejéis restos futiles / limpiar mi carcasa inmunda / de tanto suspiro y martirio / comeros tambien mi esencia / os ruego queridos infames / que de mí no quede nada / nada de nada de nada / ni tan siquiera el recuerdo" ("Exquisito manjar"). La connivence sans faille des deux artistes s’explique sans doute par le fait qu’ils cosignent la quasi totalité des musiques, sauf quelques modèles mélodiques traditionnels et deux hommages bienvenus (Juan Legido y sus Churumbeles de España et Los Romeros de la Puebla).
Car le duo est transformé en trio dans les deux disques, avec Xavier Sibre (saxophone et clarinette basse) ou Jean-Pierre Saint-Dizier ("trompa", cor) pour "Una hora", et David Marcos (saxophone ténor et clarinette basse) pour "EUG2". Les trois musiciens participent savamment aux trames instrumentales tissées par Diego El Kinki (avec de ci de là quelques polyphonies bitonales ou bimodales, selon le contexte musical), interviennent en contrepoints sur le chant, et nous livrent quelques beaux solos entre free jazz et soul décapante. Ces trios successifs n’ont guère besoin d’invités pour créer un univers sonore inouï, au sens étymologique du terme - Natalia Molinaro (choeur sur "Como tantos" et "Un beso"), Stéphane Péron (guitare flamenca sur "Todo termina en la vida", savoureuse version de Sevillanas de Los Romeros de la Puebla), Mouton de poussière, qui cosigne les arrangements d’une Zambra et de "Odian"... et c’est tout.
Mais c’est surtout la radicalité de son projet esthétique qui rend El Último Grito absolument unique : il s’agit ici de considérer le flamenco, non comme un répertoire de formes et de modèles mélodiques qu’il conviendrait de réinterpréter de manière singulière (ce qui d’ailleurs ne serait déjà pas si mal), mais plutôt comme un matériau littéraire et musical à partir duquel il est possible (et également nécessaire et salutaire) de créer une musique populaire contemporaine - savante quant à sa conception, mais immédiatement prenante et compréhensible. D’où sans doute le choix délibéré d’éviter toute connotation trop directement flamenca, au sens traditionnel du terme, et en particulier la guitare. Disons que le groupe reprend, avec ses moyens propres, le fil de l’oeuvre d’Enrique Morente là où une mort prématurée l’avait interrompue : "Martinete", "Cristalina fuente" ou "La última carta" (album "Morente sueña la Alhambra") ; "Compases y silencios" et surtout "Guern-Irak"
(album "Pablo de Málaga") ; les expériences avec Sonic Youth... Ces références, et celles qui suivent, n’impliquent naturellement aucun soupçon de mimétisme, et moins encore de plagiat. Nous espérons simplement qu’elles aideront nos lecteurs à mieux appréhender une musique dont la richesse, la créativité et l’impact émotionnel défient toute tentative de description écrite, du moins en l’état de nos moyens limités...
Dans le désordre, comme elles se sont imposées à nous au fil de nos écoutes, et transmuées en composantes d’un nouvel idiome flamenco en gestation, auquel nous souhaitons un bel avenir :
_ Père Ubu ("Final Solution", "Cloud 149", "Modern dance"...) pour certains enchevêtrements bruitistes diaboliques et quelques accès de fureur destructrice.
_ King Crimson pour les oasis de sérénité élégiaque ("Islands"), de savantes polyphonies, et la complexité polyrythmique des textures ("Red").
_ Van der Graaf Generator (Peter Hammil et David Jackson) pour le lyrisme de certains duos chant / saxophone.
_ Charles Mingus ("The black saint and the sinner lady") pour les orchestrations foisonnantes.
_ Radiohead, période "Kid A" ou "Amnesiac", pour la créativité rigoureuse de l’utilisation des "maquinas".
_ Akosh Szelevényi pour le saxophone et la clarinette basse tour à tour rageurs ou lyriques de David Marcos (le climat oppressant de certaines pièces de Noir Désir n’est d’ailleurs souvent pas bien loin).
Julián Demoraga est aussi un grand interprète. Sa voix, fondamentalement "rockera - flamenca", peut se faire blanche, détimbrée et distanciée, d’une ironie amère et glaçante, ou encore suave et presque crooneuse, quand le contexte l’exige. Il peut aussi, comme d’ailleurs Morente, utiliser une sorte de sprechgesang, dont la scansion rythmique génère parfois le phrasé des arrangements ("crucificaíto yo" / "y que culpa tengo yo" - "Crucificaíto"’). Le rythme des textes et leurs allitérations innervent souvent le débit mélodique, comme pour le cante flamenco traditionnel, ou les textes empruntés à Federico García Lorca ("Zorongo", "Madre"), Lope de Vega ("Esto es amor"), Martirio ("La plaza de la luna") ou Bajo Fondo ("Iglesia abandonada") . Petit florilège :
"Hoy mi melancolia es una flor
que me habla con voz de novio antiguo
a orillas de la lámpara
la mariposa cruel de mi nostalgia
tiene amarillas las alas" (extrait de "Mi melancolia")
" Me duele el atardecer
igual que una puñalada
y hasta el roce de la brisa
me deja una estela amarga (...)
(...) Y cantar a los que duermen
por las esquinas de la vida." (extrait de "Zambra")
"Pobrecitos, pobrecitos
tan solos, tan solos
como un cuadro viejo
en un salón cerrado" (extrait de "Odian"’)
"Entre una rosa y un cante, mira tú
quise quedarme a tu vera
eras mi luna y mi amante, mira tú
mi cariño y mi bandera.
Rasgaste tú mi alegria y mira qué
y mi boca tu callaste
ya no se ríen mis ojos mira qué
qué has hecho con mi cariño.
Cómo has tenido el valor
de dejarme en el camino
de la amargura mayor." (extrait de "Entre una rosa y un cante")
"Dale que dale y dale
dale que dale y toma
dale que dale tres veces
dale que dale y toma.
Dale al molino viento
dale a la tierra agua
al corazón un te quiero
y a la tempestad la calma (...)
(...) Dale a la piedra un camino
dale al cuchillo un guerrero
dale a mi voz un grito
pa que despierte a los muertos." (extrait de "Dale que dale")
La chant de Júlian Demoraga est souvent enserré par les compositions de Diego El Kinki entre des boucles rythmiques et/ou mélodiques dans l’extrême grave et des dessins mélodiques pointillistes ou des notes tenues en larges nappes sonores dans l’extrême aigu. L’effet est particulièrement saisissant quand les instruments à vent, surgissant des tréfonds de la masse sonore, en parcourent tout le spectre, transpercent la voix, et transforment le tout en continuum déferlant. On devine alors des menaces subliminales issues du sous-sol (Dostoievski pourrait aussi être une référence littéraire de Júlian Demoraga, ou Antonin Artaud...) qui jaillissent soudain en surface en éclats destructeurs avant qu’on ait eu le temps d’en prendre conscience.
Mais la mise en sons peut aussi se limiter à des ostinatos austères (riff et percussions minimalistes de la Zambra) ou nimber les "baladas" d’une lumière mélancolique irisée de délicates mélodies répétitives (quelque chose dans l’esprit du "Sunday morning" du Velvet Underground - "Como duele" par exemple)
Les deux albums sont indissociables, tant leurs programmes sont construits de manière similaire. Pour simplifier (et de manière quelque peu réductrice) nous pensons pouvoir y distinguer trois types de compositions :
_ de brèves vignettes apaisées (relativement...), récitatifs psalmodiés très diversifiés quant aux arrangements ("No digas nada", "Se ha ido la luna", "Mi melancolia", "Y si mañana", "Odian", "Madre"...) ; ou fragiles chansons finement ciselées qu’auraient pu enregistrer Ray Heredia s’il en avait eu le temps ("La plaza de la luna", "Como duele", "Un beso"...)
_ des adaptations de cantes traditionnels, franchement flamencos ou plus proches du folklore : Tonás ("Yo no te obligo"), Peteneras ("Sentenciao" - les deux letras sont chantées par José Menese dans le film "Flamenco" de Carlos Saura), Zorongo, Zambra, Granaína ("Versos de sangre"), Sevillanas ("Todo termina el la vida"), Campanilleros (letras du répertoire de Manuel Torres), Bulerías ("Bulerías del Último Grito", "El agua y el puente") .
On pourra associer à cette catégorie le folklore imaginaire de "Dale que dale" et l’hommage à Juan Legido y sus Churumbeles de España ("Virgen de la Macarena").
Les arrangements sont souvent iconoclastes - ce qui n’empêche pas le respect de l’esprit, sinon de la lettre - (le rythme binaire des Tonás et des Peteneras...) et toujours inventifs et stimulants. Pour ne pas décourager définitivement les quelques lectrices et lecteurs qui ont eu la patience de nous lire jusque là, nous nous contenterons de quelques exemples. Tels l’ostinato de zambomba fictive qui scande imperturbablement les Campanilleros ; les brillantes variations rythmiques sur le medio compás binaire caractéristique des Bulerías de Utrera ("Bulerías del Último Grito"), qui prouvent qu’une Bulería peut être à la fois électro, voire techno, et traditionnelle, avec en coda une évocation des onomatopée que les musiciens indiens utilisent pour mémoriser leurs séquences rythmiques, et un détournement réjouissant du "Tran, tran, tran / Tirititrán" ; ou encore le lugubre et lancinant rythme de "marcha procesional" de la Semaine Sainte en fond sonore de la Granaína "Versos de sangre" (tambours et ponctuations de la clarinette basse figurant quelque glaçant pas du légionnaire).
_ des pièces d’ample envergure divisées en plusieurs sections, souvent en triptyque A / B / A’. C’est le cas notamment de "La iglesia abandonada", qui commence sur un piano qui fleure bon la Seguidilla des "Salones de baile" du XIX, passe en quasi Bulería après un solo de trompa, puis revient au premier thème qui dérive vers une véhémence franchement flamenca, jusqu’aux "ayes" conclusifs.
"Crucificaíto yo" est un long récitatif sur fond de percussions haletantes et de trompa rampante, sorte de "Sept paroles du Christ" revisitées en monologue crûment réaliste :
"Aquí me tenéis, éste soy yo
a la vista estoy de todos
y me insultan, y me agravian
y me escupen en la cara
y me aprietan las heridas
y las carnes me desgarran
crucificaíto yo.
Y me insultan, y me agravian
y me escupen en la cara
y me tratan de cobarde, y de bastardo
y pido agua, y agua con sal me dan
y qué culpa tengo yo
qué culpa tengo yo."
Terminons par un dernier exemple, parmi tant d’autres. "Como tantos" est une vaste composition sur un ostinato de basse à compás de Siguiriya (commencé sur la première noire pointée, donc le troisième temps). Le premier "cante" (entre guillemets parce qu’il s’agit d’une mélodie originale) est interrompu par une boucle en forme de ritournelle sautillante dans les aigus, légèrement pop façon Comateens, qui change brusquement l’atmosphère et complexifie la texture rythmique (sur deux mesures à 3/4 : rendez-vous avec la basse toutes les douze croches...). Après un chorus très free jazz du saxophone ténor, retour à la Siguiriya, cette fois avec une évocation de la Cabal, puis réapparition de la ritournelle, tandis que l’affaire rythmique se corse encore un peu, les percussions jouant par moments sur trois mesures à 2/4, non sans quelques contretemps pour brouiller un peu plus les pistes - rendez-vous avec les deux autres toutes les douze croches...
Nous vous laisserons le plaisir d’autres découvertes, d’autant que le minutage des deux albums est plus que généreux. Nous attendons avec impatience le prochain opus, que nous espérons comme les deux premiers sans concessions. Mais ce n’est certainement pas le genre de la maison.
Claude Worms
NB :
El Último Grito n’a pas de label. Mais vous pouvez écouter l’intégralité des deux CDs, et surtout les commander, ou les télécharger au format wav, sur le site du groupe - nous vous déconseillons de vous contenter du format Mp3, inapte à la restitution correcte d’une musique aussi riche.
El Último Grito |
Le groupe sera en concert le 22 avril prochain à Paris, au Studio de l’Ermitage (voir notre agenda). Gageons que leur musique est encore plus intense en live.
Galerie sonore
"Iglesia abandonada" - extrait de l’album "Una hora"
Textes : extraits de "Perfume", de Bajo Fondo / Júlian Demoraga
Musique : Júlian DEmoraga / Diego El Kinki
Arrangement : Diego El Kinki
Chant : Julián Demoraga / Máquinas : Diego El Kinki / Trompa : Jean-Pierre Saint-Dizier
"Versos de sangre" (Granaína) - extrait de l’album "EUG2"
Texte : Julián Demoraga
Musique : traditionnel / Júlian Demoraga / Diego El Kinki
Arrangement : Diego El Kinki
Chant : Julián Demoraga / Máquinas : Diego El Kinki / Clarinette basse : David Marcos
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