jeudi 3 décembre 2020 par Claude Worms
Mathias "el Mati" Berchadsky : "ManiFiesta" - un CD ¡ Butano !, 2020.
"Manifiesta" : le titre polysémique du nouvel album de Mathias "el Mati" Berchadsky peut être compris de diverses manières. S’il sous-entend une "fête des mains", il ne s’agira pas alors d’une référence réductrice à la seule virtuosité, mais plutôt à l’intelligence et à la sensibilité musicales dont elle n’est qu’un prérequis dont le guitariste à la pudeur et le bon goût de ne pas faire étalage. Toutes les compositions démentent le vieil adage cher aux tocaores, qui voudrait que la main gauche pense et que la main droite exécute. Les deux mains de Mathias Berchadsky se partagent équitablement l’ "esprit de géométrie" et l’ "esprit de finesse". Certes, la main gauche dessine les mélodies à la pointe sèche et les revêt d’harmonies d’une motricité jamais à cours d’invention (on prêtera une oreille attentive aux parties médianes, souvent à deux voix, qui déjouent constamment nos réflexes auditifs) ; mais la main droite n’est pas en reste de créativité, traçant avec acuité les pleins et les déliés dynamiques, et baignant d’une délicatesse lumineuse des thèmes qui cultivent volontiers l’ellipse, dans laquelle ils puisent un surcroît d’expressivité (paradoxalement, de "peso" ) — ce dont nulle partition ne saurait rendre compte. C’est donc un "manifeste" en forme d’offrande à Euterpe (cf. , ci-dessus, la photo de la jaquette) que l’auditeur s’apprêtera à savourer avec émotion et délectation.
Pour éclairer le lecteur, et sans nous en dissimuler la part d’arbitraire, tentons une classification en trois catégories des huit palos du programme, dont trois rarement fréquentés par les guitaristes flamencos contemporains (tiento, malagueña et sevillanas).
Un premier groupe, le plus prévisible, est placé sous le signe de l’effervescence rythmique, déclinée selon les codes du zapateado, de la bulería et de la siguiriya. Par la souplesse de leur pulsation et leurs relances, d’autant plus imparables qu’elles sont distillées avec parcimonie et sobriété, les trois percussionnistes ((Vincent Couprie, Edouard Coquard et Andrián Trujillo) mettent remarquablement en valeur le swing de l’interprétation et la précision d’accentuation du guitariste. "La escapada" (Ré majeur) est la pièce la plus traditionnelle : rythme ternaire en spirales d’arpèges dont les thèmes mélodiques semblent effectivement s’"échapper" progressivement, et structure clairement signalée par de brèves césures soulignant les modulations (à la tonalité homonyme mineure et au mode flamenco sur la dominante, entre autres), avec toute la grâce qu’Estebán de Sanlúcar savait insuffler au zapateado. Ce souci d’ancrage dans l’histoire de palo est notamment marqué par des anacrouses prototypiques en notes répétées (première occurrence à 0’35) et, de manière plus archéologique, par l’apparition fugace des canarios, lointains ancêtres baroques du genre (1’15). Une telle échappée (belle) ne saurait s’achever : elle disparaît finalement dans un silence lointain, dans la brume d’un bourdon de morshang (guimbarde carnatique).
La bulería ("La picaresca") peut être comprise comme un hommage au Paco de Lucía de la période "Almoraima" – "Siroco", sans mimétisme stérile. En forme de mouvement perpétuel, elle démontre brillamment que l’on peut encore créer dans le vénérable mode por medio. Suivant une pratique ancienne, la dernière partie module à la tonalité de La mineur et à son mode flamenco relatif (sur Mi), non sans quelques savoureux retours au mode d’origine : humeur enjouée des bulerías de Cádiz, avec l’humour qui leur convient (cf. le titre) — motifs de basse répétitifs solidement plantés au fond de la pulsation et clins d’œil aux campanilleros por bulería (2’51 à 2’57) et à Moraíto (3’58 à 4’07), inopinément détournés par des développements modaux. Le mode por rondeña (avec la scordatura usuelle : 6ème corde en Ré et 3ème en Fa#) donne à la siguiriya ("Raíces") une profondeur poignante. Après une démonstration virtuose de konnakol (système d’onomatopées rythmiques de l’Inde du sud) en introduction, la guitare se lance abruptement dans une course à l’abîme sur tempo rapide, qui substitue le vertige rythmique au tragique attaché traditionnellement au palo — une succession de boucles mélodiques hypnotiques sans la moindre trêve, même pendant de brefs rappels des compases en rasgueados et des llamadas étroitement insérés dans un flux musical haletant, jusqu’à y perdre le souffle. Alors que tout semble dit, un break de percussions lance le "temple" du cante, sur fond de morshang et de palmas. Le silence de la guitare est alors le plus éloquent des accompagnements, pour un chant original psalmodié, avec quelques inflexions de trilla (Cristián de Moret). La coda reprend le konnakol initial, la siguiriya s’immergeant dans le mode rythmique d’où elle avait surgi. A la fin de l’album, cette siguiriya fait l’objet d’une seconde version, qui ne diffère de la première que par le chant, cette fois dévolu à Kanchana Rajech (cf. vidéo). L’audition successive des deux versions montre à quel point le style vocal influe rétrospectivement sur notre perception de la composition pour guitare. Contrairement à une théorie trop répandue, le cante n’est pas "modal", si l’on entend par là l’emploi d’échelles incluant des intervalles non tempérés — d’où la possibilité de l’accompagner avec la guitare, un instrument tempéré, les micros-intervalles n’étant pas constitutifs des modèles mélodiques du cante, mais purement ornementaux. Tel n’est pas le cas du chant de l’interprète indienne : l’expérience tentée par Mathias Berchadsky n’est donc pas une énième "fusion", mais plutôt un stimulant dialogue de deux cultures distinctes sur un socle rythmique commun.
Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, les alegrías ("Djebel Musa") évoquent plus la saudade lusitanienne que l’exubérance gaditane. Le tempo modéré et la tonalité de Mi mineur, que ne vient pas perturber l’habituelle modulation finale en majeur, sont particulièrement propices au lyrisme nostalgique de superbes thèmes mélodiques qui trouvent un écho idéal dans une cantiña de Córdoba d’autant plus émouvante qu’Alicia Carrasco la chante tout en tension retenue (l’harmonisation de Mathias Berchadsky est en parfaite empathie avec la cantaora). On retrouvera ce ton de confidence douce-amère dans les tientos ("El mago") et les sevillanas ("Polyptico sevillano"). Le mode flamenco sur Ré, et surtout la scordatura (6ème corde en Ré, 2ème en Sib et 1ère en Ré) donnent aux tientos une plénitude et une densité harmoniques qui auraient pu être signées par Manuel de Falla, s’il avait consenti à écrire pour la guitare d’autres pièces que le seul "Hommage pour le tombeau de Claude Debussy". Dès l’introduction, une falseta emblématique du palo y gagne, par des dissonances inédites, la sombre tension qui marquera toute la composition. La dernière partie du plan en arche (tiento / tango / "tiento por tango") souligne rétrospectivement la consanguinité de ses composantes : le motif traditionnel du premier volet y est alors repris et varié a compás de tango, souligné par les palmas. Il nous est impossible de décrire, sans la trahir, la tendresse attentionnée des sevillanas, recréations plus que simples harmonisations de quatre classiques : "No sé rezar ", "Que también es de Sevilla", "Contando los días" et "Yo me enamoré una vez", successivement dans les tonalités mineures de La, Mi, Sol# et Fa# - cadences andalouses comprises. Nous n’hésiterons pas à ranger ce "Polytico sevillano" , que Roland Dyens aurait aimé, dans la catégorie des rares chefs-d’œuvre guitaristiques inspirés par les sevillanas, que nous devons à Paco de Lucía, Manolo Sanlúcar, Rafael Riqueni, Gerardo Nuñez et Óscar Herrero. En d’autres temps, on aurait intitulé cette suite "Tombeau de Manuel Pareja Obregón", tant la voix du maître du genre y hante les cordes de l’instrument, et leurs silences – tempo modéré, comme il se doit pour des sevillanas "pa escuchar" (et à réécouter, inlassablement).
La voix et le chant — parfois de manière franchement assumée, parfois de manière subliminale — habitent également le dernier groupe que nous croyons pouvoir discerner dans le programme de ce disque. Il s’agit de deux pièces sur des palos "libres", dont nous persistons à penser qu’ils sont les plus difficiles à traiter par les moyens de la seule guitare, ni le compás ni les paseos traditionnels n’y permettant de masquer le manque d’inspiration ou de cohérence. La minera ("Acetileno") est logiquement composée dans le mode flamenco sur Sol#, qui est son unique caractère distinctif. Mathias Berchadsky insiste à juste titre sur la cadence II - I (A - G#) sur laquelle il revient constamment, mais jamais de manière identique — toutes ses variantes sont à la fois originales et profondément idiomatiques, de telle sorte que quelques secondes lui suffisent pour atteindre le cœur essentiel du palo (écoutez, par exemple, la cadence de 3’15 à 3’23). Le chant apparaît une première fois fugitivement dans l’extrême aigu, soutenu par de lumineux arpèges (1’30 à 2’30). Surtout, il est paraphrasé, en référence directe à un modèle mélodique traditionnel, par un long trémolo dont la ligne de basse fait plus office de deuxième voix que de simple marqueur de l’harmonie — les brefs traits mélodiques qui cassent la continuité du mécanisme ont valeur de "quiebros" (3’25 à 4’36). La malagueña est encore plus redoutable pour la guitare soliste, tant la vocalité y est déterminante et tant l’empreinte de Ramón Montoya y est indélébile — même Paco de Lucía ne l’a affrontée qu’une seule fois, au tout début de sa discographie ("En la Caleta" 1967). Mathias Berchadsky résout la difficulté en appliquant aux falsetas classiques de Ramón Montoya (paseos P / i pour l’introduction et la coda, arpèges en 3/4 et 6/8, trémolo pour l’évocation du chant) deux modes flamencos successifs, sur Si puis sur Do (modulation à 3’06) et une scordatura ad hoc (6ème corde en Do, 2ème en Do et 1ère en Ré) : "Elegía" est une malagueña debussyste, non sans parenté avec la "Cathédrale engloutie" pour les couleurs harmoniques, appelée pour longtemps à faire référence.
Pour tous les passionnés de musique, "Manifiesta" sera un cadeau idéal pour le prochain Noël... et pour ceux de la décennie à venir : : le premier enregistrement de Mathias Berchadsky ("Cantos del posible"), très différent mais également délectable, datant de 2010, nous attendons 2030 avec impatience.
Claude Worms
Galerie sonore
"Polyptico sevillano" (sevillanas) - composition et guitare : Mathias "el Mati" Berchadsky.
"Elegía" (malagueña) - composition et guitare : Mathias "el Mati" Berchadsky.
Vidéo
Making of des sessions réalisées en Inde en février 2020
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