dimanche 6 juin 2010 par Claude Worms
L’ avalanche de rééditions discographiques et autres célébrations festivalières suscitées par l’ "année Chopin" risque fort d’ éclipser d’ autres commémorations, parmi lesquelles le tricentenaire de la naissance de Pergolèse, le bicentenaire de celle de Robert Schumann, les cent-cinquantièmes anniversaires de celles d’ Hugo Wolf et de Gustav Mahler, et, pour la musique qui nous est chère, le cinquantième anniversaire de la mort de Manuel Vallejo (nous lui consacrerons un prochain article) et le centenaire de la naissance de Rafael Romero.
Né à Andújar (Jaén) en 1910, Rafael Romero n’ est devenu cantaor professionnel que tardivement, sporadiquement après son installation définitive à Madrid en 1939 (certaines sources donnent une date légèrement antérieure, 1937), et définitivement à la suite de la reconnaissance internationale que lui vaut sa participation à l’ Anthologie du Cante Flamenco dirigée par le guitariste Perico el del Lunar, publiée en France par Ducretet-Thomson en 1954 (grand prix de l’ Académie Charles Cros), et par Hispavox en Espagne l’ année suivante.
Le père de Rafael était négociant en bétail, mais il était aussi guitariste (comme le grand père), et, comme dans la plupart des familles gitanes d’ Andújar, chacun chantait et dansait lors des fêtes célébrant les mariages, baptêmes... Le jeune Rafael, dès l’ âge de douze ans, gagne quelques sous en écumant les ferias et les "juergas" organisées par les "señoritos", à Jaén, Grenade et Cordoue, essentiellement comme bailaor, mais aussi en entonnant les Villancicos et les Alboreas locales. Il semble qu’ il ait aussi appris à cette époque, auprès du cantaor amateur El Tonto Caricadíos, le Cante de Madrugá (ancêtre des Tarantas de Linares), et, par sa tante Pepa, la Soleá de son compatriote José Iyanda (ce dernier avait été contraint de s’ "exiler" à Jerez pour fuir quelques vengeances familiales, à la suite d’ un conflit matrimonial - Rafael ne l’ a donc jamais entendu chanter).
Quoi qu’ il en soit, le répertoire de Rafael Romero est donc des plus restreint quand il s’ établit à Madrid, et le contexte de la Guerre Civile ne facilite guère ses ambitions artistiques. Il avait fui Jaén pour s’ engager dans les troupes républicaines (un engagement qu’ il s’ appliquera à occulter dans les années franquistes d’ après-guerre, pour des raisons évidentes), et avait été affecté à l’ intendance, pour assurer l’ approvisionnement en viande (spécialité familiale...) des régiments envoyés sur le front. Après la chute de Madrid, Rafael continue à survivre en chantant et dansant des refrains populaires, dont une certaine "Gallina Papanata" qui lui vaudra une certaine notoriété et son surnom "El Gallina", qu’ au demeurant il détestait.
C’ est pendant cette période d’ après-guerre que commence véritablement sa formation de cantaor. Lors de quelques incursions à Séville, il fréquente Tomás Pavón, la Niña de los Peines, et surtout Manuel Torres, qui restera l’ une de ses références, notamment pour les Siguiriyas (pour ce palo, Rafael chante fréquemment les versions de Manuel Torres des cantes d’ El Marruro et de Paco la Luz, mais aussi des créations de Tomás el Nitri et la Cabal del Fillo). Cependant, c’ est dans les "colmaos" de Madrid (Los Gabrieles, Villa Rosa...) qu’ il trouve la plupart de ses maîtres : Juan Mojama, Bernardo el de los Lobitos..., et, de manière plus originale, deux guitaristes, Andrés Heredia "el Bizco" (qui lui aurait enseigné la Caña - sauf les fameux "ayes" attribués à Curro Durse, qu’ il apprit de Perico el del Lunar) et surtout Perico el del Lunar. Ce dernier devient son véritable mentor, et oriente définitivement sa carrière vers le cante "pur et dur". Perico el del Lunar, puis son fils, Perico el del Lunar Hijo, seront dès lors les guitaristes attitrés de Rafael Romero.
Maître d’ oeuvre de l’ anthologie de 1954, Perico el del Lunar entend en faire un instrument de formation du public et des jeunes artistes, en exhumant des formes tombées en désuétude, notamment issues du répertoire d’ Antonio Chacón, dont il avait été le dernier accompagnateur. Rafael Romero sera sa voix. C’ est sans doute pour cette raison que le cantaor s’ adjuge le plus grand nombre de cantes : le long passé artistique des autres protagonistes (Pepe de la Matrona, Jacinto Almadén, Bernardo el de los Lobitos, El Chaqueta, Pericón de Cádiz...) les rend sans doute moins malléables.
A la suite du succès de l’ anthologie, la carrière de Rafael Romero est presque totalement centrée sur l’ axe Madrid - Paris.
_ A Paris, il participe au mémorable spectacle de Vicente Escudero, présenté par le Théâtre des Champs Elysées, qui fait suite à l’ anthologie, avec notamment Escudero et Rosita Durán (danse), Perico el del Lunar et Andrés Heredia (guitare), et Pepe el de la Matrona et Juan Varea (chant). Le triomphe du spectacle est immédiatement exploité par l’ enregistrement, en 1955, de trois vyniles. Suivront de nombreux autres disques pour La Boîte à Musique (Alvarès / BAM, déjà "responsable" des enregistrements historiques de Ramón Montoya - 1936), avec les artistes du tablao "Zambra" (Pepe el de la Matrona et Juan Varea, entre autres - cf. ci-dessous), en 1956 et 1959. Rafael Romero enregistrera un dernier disque parisien, avec le guitariste Miguel Valencia, en 1971 (LP Alvarès). Parallèlement, Rafael figure régulièrement à l’ affiche du Catalan, vénérable tablao du quartier latin.
_ A Madrid, Fernán Casares, ami de Joaquín Turina, fonde en 1954 le tabalo Zambra. Artistes peu nombreux mais de haute qualité, programme exigeant, silence impératif pendant le spectacle... : le lieu devient rapidement une sorte de conservatoire du "flamenco authentique". A partir de 1957, les artistes permanents de la Zambra se nomment Rosita Durán, Pericón de Cádiz, Manolo Vargas, Juan Varea, Pepe el Culata, Perico el del Lunar, Andrés Heredia, et Rafael Romero. En décembre 1959, le "Cuadro Zambra" remplit trois semaines durant le Théâtre des Champs Elysées. Rafael Romero, Juan Varea, et Perico el del Lunar en profitent pour enregistrer quatre fameux LPs pour la BAM (pour Rafael Romero : "Deux maîtres du cante grande. Rafael Romero / Juan Varea" - BAM LD 359. "Maîtres du cante flamenco. Rafael Romero" - BAM LD 361). La fermeture du Villa Rosa (1963), puis celle de la Zambra (1975) marquent la fin de la carrière de Rafael Romero. Même s’ il reçoit épisodiquement quelques hommages (dont le "Premio Nacional de Cante" de la "Cátedra de Flamencología" en 1973), les contrats et les enregistrements (les derniers au Japon, en 1988, avec Perico Hijo) se font de plus en plus rares : comme beaucoup d’ autres artistes de sa génération, Rafael Romero connaît l’ oubli et la misère, et meurt en 1991 dans le dénuement.
Rafael Romero fut avant tout l’ un des meilleurs spécialistes des Tonás (Tonás, Martinetes et Debla), de la Soleá (répertoires de Triana, de José Iyanda et de Juaniquí) notamment), de la Caña, du Polo, de la Serrana (version canonique de Pepe el de la Matrona : Liviana / Serrana / Cambio de María Borrico) et de la Petenera. A ce répertoire fondamental, il convient d’ ajouter les Siguiriyas mentionnées ci-dessus, les Mirabrás, la Romera (version sans doute apprise d’ El Chaqueta), les Tarantas de Linares (Cante de Madrugá...), les Bulerías de Jerez, et une variante originale de la Rondeña, dont il faut sans doute lui attribuer la paternité. Rafael Romero aura aussi grandement contribué à donner leurs lettres de noblesse à des cantes réputés "mineurs" (?), notamment les Alboreás et les Villancicos de sa région natale, le Garrotín, et la Farruca.
Photo : Paco Sánchez
"Tengo muy poquita voz pero sé cantar", nous avait confié Rafael lors d’ un entretien qu’ il nous avait accordé à Paris dans les années 1970. Il convient de nuancer la première partie de cette affirmation : sans doute s’ agissait-il d’ une comparaison implicite avec quelques collègues effectivement mieux dotés vocalement (Varea, Almadén, Matrona...), mais nous connaissons beaucoup de cantaores qui se contenteraient aisément de ce "peu de voix". Par contre, effectivement, Rafael Romero "savait chanter". Il reste l’ un des maîtres de la vocalité flamenca, avec une technique impressionnante qui supplée largement au "peu de voix" : émission, placement de la voix, gestion du souffle, large gamme de dynamique, avec une sorte de version flamenca du "messa di voce" belcantiste... Et s’il doit peut être son goût pour un style plutôt austère aux exemples de Juan Mojama et Bernardo el de los Lobitos, qu’ il a longuement fréquentés, Rafael Romero n’ est redevable à personne de l’ expressivité de son chant.
Le cantaor a lui-même beaucoup transmis, et nombre d’ artistes de la génération postérieure lui sont plus ou moins redevables. Citons, entre autres, Rosario López, Carmen Linares, Enrique Morente, Gabriel Moreno, Miguel Vargas, José Menese, Carlos Cruz... Mais le plus fidèle héritier de son école de chant reste actuellement l’ un de ses compatriotes, Paco "El Pecas" (cf : Galerie sonore).
Andújar et le centenaire de Rafael Romero
L’ Ayuntamiento, l’ Area Cultural et la Peña Flamenca "Los Romeros" d’ Andújar commémorent dignement le centenaire pendant toute l’ année 2010, avec notamment :
_ du 28 mai au 18 juin : exposition de photographies de Paco Sánchez
_ du 9 au 20 juin : exposition de photos inédites de Rafael Romero ("Vida y trayectoria artística")
_ le 18 juin : remise du trophée "Rafael Romero" à Pedro del Valle "Perico Hijo" / récital de José Menese
_ le 4 septembre : XXV édition du festival "Gazpacho Flamenco", en hommage a Rafael Romero
_ du 7 octobre au 4 novembre, chaque jeudi : projections de films auxquels Rafael Romero a participé ("Llanto por un bandido" / "Brindis a Manolete" / "Mestizo" / "Debla" / "La cigarra")
Discographie en CD :
Rafael Romero
Les deux indispensables :
"Grabaciones en París. 1956 - 1959" : Production El Flamenco Vive (intégrale des enregistrements parisiens de Rafael Romero, Juan Varea et Perico el del Lunar, de 1956 à 1959)
"Antología del Cante Flamenco" : Hispavox 7 91456 2
On pourra aussi se procurer :
"Rafael Romero y el duende gitano", collection "Cultura jonda. Vol. 5" : Fonomusic CD 1393
"Grands cantaores du flamenco. Vol. 18" : Chant du Monde LDX 274 1027
"Cante Jondo. La Caña" : Planet Records P 502 CD (anthologie avec entre autres les enregistrements parisiens de 1971)
"The art of cante flamenco. Vol. 1 et 2" : Victor VDC 1316 et 1386 (enregistrements live au Japon de 1988)
Paco "El Pecas"
"Tres épocas del Cante Flamenco en Andújar" (guitare : Paco Cortés) - Area de Cultura - Excmo Ayuntamiento de Andújar / Fonoruz CDF 194
Galerie sonore :
Rafael Romero
Cantes non réédités en CD, extraits du LP "Lección de Cante Jondo" (RCA CAS 275, 1973 -) : enregistrements de 1958, avec Perico el del Lunar :
Tonás et Debla
Caña
Polo et Soleá Petenera
Alboreás de Jaén et Grenade
Paco "El Pecas"
Rondeñas (guitare : Paco Cortés)
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