mardi 10 octobre 2023 par Claude Worms
Antonio Lizana Quintet : "Vishuddha" — un CD Cristal Records, 2023.
Nous avions rendu compte en août dernier d’un concert donné par Antonio Lizana (Antonio Lizana Quintet en concert) le 30 juillet 2023 à la "Java des Baleines" (Saint-Clément des Baleines — Île de Ré) dans le cadre d’une tournée rétrospective dont le programme était extrait de trois de ses quatre premiers enregistrements ("Quimeras del mar", 2015 ; "Oriente“, 2017 ; "Una realidad diferente", 2020). Elle préludait à la sortie en France, le 13 octobre prochain, d’un cinquième opus, "Vishuddha". Cet album ne manquera pas d’être considéré comme la pierre de touche de la "période de maturité" du compositeur-auteur-arrangeur-chanteur-saxophoniste (...) par ses futurs biographes, tant il y atteint une sereine perfection de la forme et une interpénétration/interaction (et non une "fusion") spontanée entre ses deux langages musicaux de prédilection, le jazz et le flamenco — on serait tenté d’y voir le manifeste d’un style définitif, si une telle assertion n’était hasardeuse et prématurée s’agissant d’un artiste aussi imprévisible et aventureux.
La composition instrumentale du quintet est conforme à celle des combos de jazz, avec une section rythmique constituée de Daniel García (piano et claviers), Arin Keshishi (basse) et Shayan Fahi (batterie et percussion), tous issus du jazz, auxquels s’ajoute un "flamenco" pur jus, Mawi de Cádiz (palmas, voix et taconeo). On soupçonne que ce dernier, qui assure à l’évidence les fameuses "racines", fait aussi fonction de test lors de l’élaboration des compositions : s’il peut danser sur les arrangements et les chorus de ses partenaires, c’est que tout va bien... Dans ce contexte, Antonio Lizana officie comme un Chet Baker qui aurait joué du saxophone alto et aurait chanté "por lo flamenco", selon l’expression du début du XXe siècle, qu’il s’agisse de chansons originales ou de cantes traditionnels — les multiples références de la suite de cet article visent à donner une idée des humeurs changeantes de l’album et n’impliquent évidemment aucune copie stérile, ou "à la manière de" scolaire, de la part des musiciens.
Les idas y vueltas permanentes et inextricables entre jazz et flamenco sont d’autant plus cohérentes qu’elles nourrissent simultanément toutes les composantes des pièces : arrangements et chorus, mélodies associant sans hiatus compositions originales et cantes, textes d’Antonio Lizana et letras traditionnelles en profonde résonance thématique et/ou affective (tous les textes sont reproduits intégralement dans le livret). Sur le plan de la continuité du discours musical, soulignons le rôle essentiel de la section rythmique, notamment celui de Daniel García dont les harmonisations évitent intelligemment tous les clichés "espagnols", "andalous" ou "flamencos" et s’en tiennent, quel que soit le contexte, au vocabulaire jazzistique. Le plus souvent, la fonction d’accompagnement de la guitare flamenca est ainsi équitablement transférée au trio piano/basse/batterie pour le compás et l’harmonisation et au saxophone pour les "réponses" au cante.
"Camino", qui ouvre l’album, est un condensé du style du quintet. Après quelques palmas por tango, la pièce commence par un thème bipartite, d’abord un riff pêchu que l’on jurerait tout droit sorti du catalogue du label Blue Note grande époque (années 1950-1960), puis un second thème qui pourrait être la suite logique de l’"Epistrophy" de Thelonious Monk. Il suffit ensuite de quelques mesures pour que le saxophoniste passe insensiblement de Charlie Rouse au tango façon Jorge Pardo. Après le "le, le, le..." de rigueur (Ana Salazar), Antonio Lizana chante d’abord une entame mélodique originale métamorphosée finalement en cante del Piyayo (l’entame remplace donc le long "ayeo" du modèle mélodique traditionnel). Après plusieurs breaks de taconeo par El Mawi, un long chorus de saxophone opère une synthèse entre la grille harmonique du thème initial et celle du cante del Piyayo. Suivent un deuxième cante similaire au précédent, puis une reprise en boucle du "le, le, le..." sur laquelle les instruments mélodiques récapitulent les épisodes précédents en improvisation collective — coda abrupte par un retour à "Epistrophy (suite)".
A l’exception de "Amar" et "El río" (cf. ci-dessous), toutes les autres compositions sont construites de manière similaire sans qu’il en résulte la moindre monotonie, du fait de la diversité des palos revisités et de leur traitement sonore. Avec un saxophone particulièrement euphorique en maître de cérémonie, les bulerías ("Los motivos") sont articulées sur un plan A/B/A’, dont les sections A sont des cantes originaux et la section B un classique de Jerez ("¿ Pajaritos jilgueros qué habéis comido ?..." cf. Terremoto, Romerito, El Sernita, etc.), en réjouissant mano a mano entre Montse Cortés et Antonio Lizana pour le chant, avec le renfort d’Ana Salazar pour les chœurs. A l’accompagnement, en duo avec Daniel García, José Manuel León (guitare et aussi maître de chant d’Antonio Lizana — cf. Entrevista a Antonio Lizana ; Entretien avec Antonio Lizana) fait une nouvelle fois preuve d’une remarquable acuité harmonique et rythmique — il récidive pour les alegrías ("Mis melodías").
Après un bref prélude lyrique en duo saxophone/piano, "Preludio a la soledad" (convoquons cette fois Art Pepper...), "Soledad" est une suite de soleares que l’on pourrait rapprocher de "Y Es Ke Me Han Kambiao Los Tiempos" de Ketama (1990, album de même titre), avec cette différence que le cante original et les cantes traditionnels n’y sont pas juxtaposés sous la forme couplets/refrain mais superposés avec, une fois encore, la complicité d’Ana Salazar, mezza voce : le cante original agit ici comme commentaire musical/textuel sous-jacent. La soleá del Mellizo finale ("Ya no puedo aguantar...") avait été enregistrée il y a juste un siècle par Manuel Torres (1922, Odeón, avec Hijo de Salvador), puis par Cayetano Muriel "Niño de Cabra", El Gloria et Pepe Marchena à la fin des années 1920,... jusqu’aux lectures personnelles tout aussi recommandables de Carmen Linares, Enrique Morente ou Mayte Martín : preuve que la stricte orthodoxie flamenca s’accommode fort bien de chorus de saxophone, parfaitement en situation comme toujours. "Mis melodías" sont des alegrías "classiques" pour les deux premiers cantes (adaptation d’une letra habituellement associée à une soleá de La Serneta pour la seconde : "Y yo no me quejo de mi estrella..."), suivies de la cantiña de Las Mirris dans une version plus proche de celles de Carmen Linares que de celles de Chano Lobato. Le saxophoniste y renoue fugitivement, pour une paraphrase du fameux "tiri ti trán...", avec les imitations du cante, remontant aux années 1930, de Fernando Vilches et Negro Aquilino (respectivement accompagnés par Ramón Montoya et Sabicas). Palmas de Cepillo, comme pour les tangos et les alegrías, estribillos originaux en chœur et baile d’Ana Salazar sur "falseta" d’Antonio Lizana pour faire bonne mesure. "Vishuddha" est une suite de trois fandangos choisis parmi les plus beaux d’un répertoire qui n’en manque pas — rondeña dans la version de Rafael Romero, fandango del Gloria et malagueña "abandolá" de Juan Breva. C’est la seule pièce comportant un chorus de Daniel García, exemplaire de limpidité et de concision (lignée Bill Evans/Brad Meldhau...). On reste en famille : Ruven Ruppik, par ailleurs membre de l’excellent groupe "Mujer Klórica" avec Alicia Carrasco et José Manuel León, vient enrichir les textures percussives de "Vishuddha", comme celles de "Amar".
La "Nana del caballo grande" est une poignante interprétation a palo seco (chant et saxophone) de la composition de Ricardo Pachón sur un texte de Federico García Lorca, si singulière qu’elle vous dissuadera de la comparer à la version de Camarón.
Deux chansons complètent le programme du disque,"Amar" et "El río". La première est une ballade jazzy/flamenca dans la veine douce-amère, pour la mélodie sinon pour l’arrangement, du Ray Heredia ("Alegría de vivir" ou "Lo bueno y lo malo", de l’album "Quien no corre, vuela" — Nuevos Medios, 1991). Le saxophoniste y dialogue avec le guitariste Louis Winsberg, familier de ce style avec son propre groupe, "Jaleo", ou avec celui du saxophoniste Pierre Bertrand, "Caja negra". "El río" est une pièce minimaliste sur ostinato de piano, alternant couplets pour voix soliste (Sheila Blanco) et refrain à deux voix (la même et Antonio Lizana). "Creo que en otra vida fui un río / que bajaba al mar desde la sierra / e inundaba cauces escondidos / entre los matorrales y las piedras". [ ] "Mi casa era la montaña, / mi vida era el movimiento. / Si me fundía con las nubes, / dejaba que me arrastrara / el viento" (Antonio Lizana). Musique descriptive : le rythme comme les courbes mélodiques figurent délicatement les flux et reflux du courant... et sans doute aussi, plus généralement, le style du musicien. Pour rendre compte de sa beauté, nous nous contenterons d’écrire qu’Helen Merrill en aurait sans doute fait son miel.
Le flamenco comme le jazz ne se vivent pleinement que sur scène. Ce qui tombe bien, puisque le quintet d’Antonio Lizana vient de commencer une tournée en France pour présenter "Vishuddha" :
• 2023 — 14/10 : Nîmes Métropole Jazz Festival (Antonio Lizana Quintet + Chano Dominguez) |18/10 : Festival Rhino Jazz | 19/10 : Le Bal Blomet, Paris (concert de sortie de l’album) | 08/11 : Villeneuve-sur-Lot | 09/11 : Juan-les-Pins | 17/11 : Sarlat | 18/11 Saint Céré.
• 2024 — 01/02 : Tournefeuille | 02/02 : Scène Nationale de Bourges | 08/02 : Île d’Oléron | 09 et 10/02 : Pau (Antonio Lizana Quintet + Chano Dominguez) | 11/02 : Eauze | 17/03 : Théâtre des Franciscains, Béziers |05/04 : Le Thors | 06/04 : Digne-les-Bains.
Claude Worms
Photos : Ana Solinís
Photo : Noah Shaye
Galerie sonore :
"Camino" — composition et arrangement : Antonio Lizana ; Antonio Lizana Quintet + Ana Salazar (chant et taconeo), Miron Rafajlović (trompette), Pablo Martínez (trombone), Juan Carlos Aracil (flûte), Cepillo (palmas).
"Vishuddha" — composition et arrangement : Antonio Lizana ; Antonio Lizana Quintet + Ruven Ruppik (percussions).
"Nana del caballo grande" — texte : Federico García Lorca ; musique : Ricardo Pachón Capitán ; arrangement, chant et saxophone : Antonio Lizana.
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