lundi 2 février 2009 par Claude Worms
Conférence donnée à Morón de la Frontera, le 12 décembre 2008, dans le cadre du Congrès International "Una época a través del Centenario de Diego del Gastor"
On a longtemps prétendu, malgré de nombreux et anciens contre-exemples (à commencer par la méthode de Rafael Marín, de 1902), qu’ il était impossible de transcrire la guitare flamenca. Depuis une vingtaine d’ années, le flux des nouvelles parutions de recueils de transcriptions ne cesse de croître, ce qui a au moins l’ avantage de préserver et de diffuser un merveilleux patrimoine musical.
Mais ce récent engouement ne va pas sans risques : au cours de stages, il m’ est fréquemment arrivé de devoir dire à un guitariste classique, qui me jouait parfaitement l’ une de mes transcriptions , que « ce n’ était pas ça », et que nous devions tout reprendre à zéro. C’ est donc qu il ne suffit pas de restituer exactement les notes de la partition, et qu’ on ne peut pas tout écrire Je ne fais pas ici allusion à l’ interprétation, ou au « duende », ou au « feeling »… C’ est le cas pour tous les genres musicaux, qu’ ils admettent ou non une part plus ou moins grande d’ improvisation : l’ interprète dispose toujours d’ un espace d’ improvisation. Dans le cas contraire, il suffirait de confier les sonates pour pianos de Beethoven à un programme informatique, et nous n’ aurions pas besoin de choisir entre une bonne centaine de versions enregistrées. Transcrire la guitare flamenca ne signifie pas seulement, écrire exactement les notes qui sont jouées. Il faut aussi rendre compréhensibles, au moins en partie, les structures des différentes formes flamencas, et la pensée musicale du guitariste.
Nous souhaiterions dans cette conférence exposer quelques réflexions sur ces problèmes. L’ œuvre de Diego del Gastor nous semble un exemple particulièrement éclairant, en ce qu’ elle est à la fois très enracinée dans sa « terre », et pourtant universellement admirée. Peut – on apprendre réellement le « toque » de Morón, et donc le style de Diego del Gastor, avec des partitions, et à quelles conditions ? Nous nous attacherons plus particulièrement à l’étude de quelques falsetas « por Bulería », parce que c’ est évidemment cette forme qui a assuré la célébrité de Diego, et nous nous limiterons à des exemples « por medio », pour simplifier l’ analyse.
_________________________________________________________
TRANSCRIRE LA GUITARE FLAMENCA : PROBLEMES METHODOLOGIQUES
Nous avons tous entendu, à propos d’ un guitariste de flamenco, cette expression stupéfiante : « et pourtant, il ne connaît pas la musique ». Qu’ elle soit admirative ou péjorative, la remarque est stupéfiante parce qu’ on voit mal comment un artiste produisant de la musique pourrait tout en ignorer. La traduction est évidemment : il ne sait ni écrire, ni lire une partition. Cela revient à exclure de la connaissance musicale la majorité des musiciens de la planète, en particulier ceux qui partout dans le monde pratiquent des musiques savantes de tradition orale, ou utilisant d’ autres système de notation ou de mémorisation que le solfège, et parmi eux les guitaristes de flamenco.
Or, comme le dit justement mon ami et musicologue Phillippe Donnier, la notation en solfège est l’ écriture de la musique ethnique de la bourgeoisie ouest – européenne du XIXème siècle, c’ est - à - dire de la musique savante occidentale, et de ses dérivées, telles qu’ elles se sont développées historiquement pendant un peu plus d’ un siècle et demi, en gros de Haydn ou Mozart à Schoenberg ou Bartok. Cette écriture ne préexistait pas aux périodes classique, romantique, et post-romantique ; elle a été créée et a évolué en fonction des besoins des compositeurs, et en particulier de la suprématie des modes majeur et mineur, et de la division du flux rythmique en cellules courtes et simples (les mesures), deux caractéristiques liées au développement de la forme sonate. Il est clair que cette écriture risque d’ être mal adaptée à des formes flamencas majoritairement modales, et dont certaines sont fondées sur des cycles métrico - rythmiques longs et / ou complexes (Soleá , Siguiriya, et Bulería notamment).
D’ autre part, le processus de composition d’ une œuvre de guitare flamenca est similaire à celui d’ une œuvre classique. Similaire, parce qu’ il s’ agit dans les deux cas de la réalisation d’ une pensée musicale préexistante : exactement comme un compositeur classique entend mentalement les signes qu’ il écrit sur une portée, un « tocaor » entend mentalement la note qu’ il visualise par telle corde et telle case, avant même de l’ avoir jouée. Le processus est identique : le compositeur entend d’ abord mentalement tel accord de La mineur, puis il l’ « écrit », que ce soit sur le papier ou en posant ses doigts sur le manche de la guitare. La part de routine induite par les réflexes professionnels est aussi identique, qu’ elle se manifeste par des règles d’ harmonie et de contrepoint apprises de longues date, ou par des réflexes d’ enchaînement de positions ; comme est identique aussi la part de la créativité de l’ artiste : les innombrables retouches et ratures sur les manuscrits de Beethoven ne témoignent pas d’ une pratique fondamentalement différente de celle d’ un « tocaor » répétant inlassablement la même idée de falseta jusqu’ à ce qu’ elle prenne une forme qui lui convienne.
La différence essentielle porte sur le rapport entre écriture et interprétation. Alors que l’ interprète d’ une œuvre « classique » travaille sur un texte préalablement écrit par son propre auteur, le « tocaor » joue son œuvre avant qu’ elle ne soit, éventuellement, écrite. Le transcripteur n’ étant pas, en général, l’ auteur lui même, la fiabilité de la partition repose sur l’ aptitude du transcripteur à traduire fidèlement ce que joue le compositeur – interprète. La fidélité ne se limite pas ici à entendre et à écrire correctement une série de notes. Il est plus indispensable encore de comprendre la pensée musicale de l’ auteur, et la forme sur laquelle elle se fonde, et d’ utiliser un système d’ écriture qui les rendent aussi apparentes que possible pour les futurs lecteurs.
La transcription de la guitare flamenca est ainsi assez proche de celle de la musique instrumentale de la Renaissance ou du premier Baroque. La musique instrumentale était alors en train de se dissocier progressivement de la musique vocale, et de créer ses propres formes. Les instrumentistes transcrivaient eux-mêmes leurs œuvres, après les avoir jouées et souvent partiellement improvisées, avec des systèmes de tablatures étroitement liées à leur pratique instrumentale. Ils ne notaient que les canevas, les conventions d’ interprétations (valeurs rythmiques, diminutions, ornements…) étant supposées connues, et pouvant varier selon les régions et les époques. De même, les guitaristes jouant mes partitions, ou celles de mes collègues, devraient connaître préalablement les conventions d’ interprétation de la Bulería ou de la Siguiriya, et leurs variantes selon qu’ il s’ agit d’ un guitariste de Morón, ou de Jerez, ou du Sacromonte…
L’ idéal serait donc de disposer d’ un système d’ écriture adapté à la guitare flamenca, comme l’ est l’ écriture en solfège à la musique européenne telle que l’ a définie Philippe Donnier. Ce n’ est pas le cas, et nous sommes donc contraints de passer par le système d’ écriture majoritairement utilisé, c’ est à dire l’ écriture en solfège (avec éventuellement une tablature additionnelle), même s’ il est inadéquat, sauf à réserver l’ usage des transcriptions à quelques musicologues avertis. Ce n’ est pas le cas, notre but étant au contraire de permettre à un maximum de guitaristes, aussi éloignés soient-ils de la culture flamenca, d’ avoir accès à un répertoire musical d’ une richesse inépuisable.
L’ écriture en solfège de la guitare flamenca oblige donc à faire des choix, qui sont autant de compromis, pour :
_ Eviter les malentendus induits par la signification habituelle de cette écriture, concernant notamment les modes et tonalités (armature), et le rythme (barres de mesure).
_ Mettre en évidence les éléments structurels de chaque forme (« cierres », « llamadas », « remates »…) et leurs conventions d’ interprétation.
_ Hiérarchiser la signification musicale des notes écrites (écrire toutes les notes jouées ne permet pas de différencier les notes « intentionnelles » des notes « réflexes »).
Nous donnerons dans la suite de ce chapitre quelques exemples, limités à la forme Bulería, qui permettrons de mieux comprendre notre propos.
_ Tenir la résonance des notes au delà de leur durée écrite.
_ Faciliter la compréhension du style du compositeur dont les œuvres sont transcrites.
Ce sera l’ objet du deuxième chapitre, consacré aux falsetas « por Bulería » de Diego del Gastor.
1) L’ armature (exemple de la Bulería « por medio »)
« Por medio » signifie que la gamme utilisée est une transposition du mode flamenco à partir de la note La. Le mode flamenco est construit, comme le mode phrygien, sur les notes « naturelles » à partir de la note Mi. Il diffère du mode phrygien par l’ harmonisation du premier degré par un accord majeur ( E ) et non mineur ( Em ) . Le troisième degré est donc variable, tierce mineure ou majeure, selon qu’ on le déduit de la gamme de référence (Sol bécarre) ou de l’ accord harmonisant le premier degré (Sol#).
A partir de la note La, la transposition de ce mode donne les notes :
La (VIII) / Sol (VII) / Fa (VI) / Mi (V) / Ré (IV) / Do ou Do# (III) / Si bémol (II) / La (I)
Ecrire le mode flamenco « por medio » implique donc un bémol à la clé. Il est important de comprendre que cette armature n’ a pas dans le cas des formes flamencas « por medio » le sens que lui donne communément le solfège « classique » : tonalités de Fa Majeur ou de Ré mineur. L’ équivalent de la cadence parfaite tonale V – I est, pour le mode flamenco, une cadence II – I (=, « por medio »
Bb – A), ou, par extension IV – III – II – I : Dm – C – Bb – A. Cette cadence est pour le flamenco une cadence conclusive, et non comme dans l’ harmonie classique une cadence suspensive à la dominante : elle ne doit donc pas être interprétée comme une cadence en tonalité de Ré mineur : Dm – C – Bb – A, vers un accord du premier degré qui serait Dm. C’ est le cas de la « cadence andalouse », que l’ on trouve fréquemment dans les œuvres classiques inspirées de la musique populaire andalouse, ou dans les zarzuealas…
Il suffit donc, pour lever l’ ambiguïté induite par l’ armature, de procéder à une brève analyse harmonique portant sur les cadences conclusives :
_ A(7) – Dm = tonalité de Ré mineur
_ C(7) – F = tonalité de Fa majeur
_ Bb(7) – A = mode « por medio » (cadence flamenca, et non cadence andalouse).
2) Ryhme et compás (exemple de la Bulería)
L’ écriture des cycles métrico – rythmiques (compases) est l’ un des problèmes majeurs de la transcription de la guitare flamenca, et celui qui provoque couramment le plus de malentendus.
Le choix de la mesure est déterminant : une mesure n’ est pas un espace neutre qu’ il conviendrait simplement de « remplir » par un nombre adéquat de durées, c’ est une grille de lecture qui induit une interprétation des accents rythmiques et de la structure harmonique.
L’ erreur habituelle concernant la Bulería consiste à commencer les cycles au temps 1 du compás, et à utiliser une mesure à 3/4 : ces deux choix combinés aboutissent à rendre incompréhensibles le rythme de la Bulería, et surtout le phénomène des « medios compases », constitutif des styles locaux traditionnels du « toque por Bulería », notamment à Jerez et Morón.
Si la Bulería est effectivement liée historiquement à la Soleá ou aux Alegrías (les premières falsetas enregistrées, par exemple par Luis Molina avec la Niña de los Peines, sont souvent des falsetas « por Alegría », un peu accélérées), elle n’ est devenue une forme indépendante qu’ à partir du moment où les guitaristes ont commencé à jouer les compases en rasgueados à partir du temps 12 de la Soleá ou des Alegrías, au cours des années 1920 / 1930. Cette évolution est très nette dans les enregistrements de Manolo de Huelva ou de Niño Ricardo (cf : exemple n° 1). Si nous commençons chaque ligne de compás au temps 12, et en affectant par convention à chaque temps la durée d’ une croche, nous obtenons une alternance 6/8 / 3/4 (deux noires pointées, temps 12 et 3, suivies de trois noires, temps 6, 8, et 10 – convention d’ écriture : croche = croche) :
12 1 2 3 4 5 | 6 7 8 9 10 11 ||
Nous écrivons chaque compás sur une ligne, des tirets séparant la mesure à 6/8 de la mesure à 3/4. Nous obtenons ainsi deux medios compases : respectivement temps 12 à 5, puis temps 6 à 11.
Cela permet de visualiser facilement, et de comprendre, la mise en boucle de l’ un ou l’ autre de ces deux medios compases. C’ est là la particularité rythmique essentielle de la Bulería : le guitariste peut à tout moment répéter le medio compás ternaire (temps 12 à 5), ou le medio compás binaire (temps 6 à 11) aussi longtemps qu’ il le souhaite. La particularité des styles locaux, notamment de ceux de Morón, Jerez, et Lerija / Utrera, est la fréquence du phrasé en medios compases binaires. Dans ce cas, les temps des deux medios compases deviennent équivalents (ce qui est mis en évidence par la battue du pied, qui tombe fréquemment sur tous les temps pairs) :
6 7 8 9 10 11
12 1 2 3 4 5
En fait, ce type de phrasé, surtout dans les styles locaux traditionnels, est beaucoup plus fréquent que l’ alternance 6/8 / 3/4. A tel point qu’ on peut dire que cette alternance n’ apparaît (et encore, pas toujours, surtout à Morón) que lors des compases d’ attente, lorsqu’ il « ne se passe rien » : une bonne partie de l’ accompagnement de la danse et du chant, et des falsetas, est basée sur une succession de medios compases binaires. C’ était déjà le cas dans les enregistrements anciens de Ramón Montoya, Miguel Borrull, ou Luis Molina (cf : exemple n° 2). Cette manière de jouer est tellement prégnante que la manière de réaliser le medio compás binaire permet souvent à elle seule de savoir si le guitariste qui joue est de Morón, Jerez, ou Utrera / Lebrija (cf : exemples n° 3, 4, et 5). Notons d’ ores et déjà que le medio compás binaire caractéristique de la Bulería de Morón s’ appuie plus nettement sur chaque noire, ou battue du pied (temps 6, 8, et 10 ; ou leurs équivalents : temps 12, 2, et 4). Nous retrouverons ce trait distinctif dans la structure des falsetas.
3) « cierres »
Comme pour la Soleá et les Alegrías, les falsetas « por Bulerías » doivent obligatoirement conclure harmoniquement sur le temps 10. Si elles sont construites sur des medios compases (ternaires ou binaires), et qu’ elles commencent au temps 12 ou au temps 1 (cf : deuxième partie), elles concluent mélodiquement sur le temps 6 (ou son symétrique dans le premier medio compás, temps 12). Dans ce cas, très fréquent, il faut « remplir l’ espace 6 – 10 (ou 12 – 4) : cet espace musicalement neutre est similaire à celui des « cierres de la Soleá et des Alegrías (trois noires : temps 10 à 12), ou de la Siguiriya (une noire pointée + une noire : temps 4 et 5). Dans les transcriptions, la manière de réaliser ce « cierre » (le plus souvent en rasgueado) est toujours optionnelle, et peut donc être variée par l’ interprète, qui ne sera jamais contraint de s’ en tenir à ce qui est écrit. On notera que, là encore, le style de Morón est fortement typé, avec de nets appuis sur les temps 7 et 8 (cf : exemple n° 6).
L’ écriture rythmique que nous proposons permet de mettre en évidence ces espaces d’ « improvisation » : dernier medio compás des falsetas, ou de chaque période d’ une falseta (temps 6 à 10, ou 12 à 4).
NB : certaines falsetas basées sur x medios compases, de construction plus complexe, concluent cependant mélodiquement sur le temps 10 (ou 4) :
x groupes de trois noires (temps 12, 2, 4 | 6, 8 , 10 || …) + un groupe final de deux noires sur les temps 6 et 8 (ou 12 et 2).
4) Hiérarchisation des notes
Certaines notes sont jouées de manière non intentionnelle, et doivent donc être jouées très légèrement : elles n’ ont qu’ une valeur rythmique, et ne participent pas au discours mélodique, ni à la séquence harmonique de la falseta. C’ est le cas notamment, pour les Bulerías, des notes jouées en attaque pincée de l’ index (en général sur la première corde), sur les contretemps de chaque pulsation : il s’ agit d’ une sorte de « métronome corporel », qui permet à l’ interprète de contrôler la régularité du tempo. Ces notes occupent donc en fait des silences internes au discours musical : méconnaître cette convention d’ interprétation conduit irrémédiablement à fausser la perception de la logique mélodique et / ou harmonique de la composition.
5) Tenir la résonance des notes au delà de leur durée écrite
Les guitaristes classiques ont tendance à lire les partitions horizontalement. Or, les guitaristes flamencos pensent la plupart du temps leurs lignes mélodiques comme des réalisations de séquences harmoniques, mémorisées par des enchaînements de positions de main gauche (« posturas »). Ces positions comportent souvent une ou plusieurs notes communes, dont la résonance est maintenue tout au long de la séquence, ce qui provoque des superpositions d’ accords et des disonnances qui sont indissociables du « son flamenco ». Ecrire ces tenues de notes rendrait le déchiffrage de la partition très ardu (cf : exemple n°7). La convention d’ interprétation pourrait se résumer ainsi : ne jamais bouger un doigt de la main gauche tant que ce n’ est pas absolument nécessaire…
ANALYSE DE 17 FALSETAS DE BULERÍAS « POR MEDIO » DE DIEGO DEL GASTOR
Le corpus sur lequel porteront nos analyses est extrait d’ un enregistrement amateur réalisé pendant la nuit de la Saint Sylvestre, à Morón, en 1964. J’ en dois la copie à la générosité de mon ami, le guitariste Antonio Fernández. J’ en ai transcrit la plupart des falsetas significatives, en écartant les passages en rasgueados et les esquisses avortées, et la deuxième falseta (2’ 23’’ / 2’ 40’’), qui se trouve déjà transcrite dans le recueil que j’ ai consacré à Diego del Gastor. Le CD joint au texte de cette conférence reproduit chacune des falsetas, puis la totalité du toque « por Bulería » de Diego, d’ une durée approximative de 15’ 30’’.
Participaient à cette soirée quelques intimes et familiers de Diego, dont Joselero, Joselillo de Morón, Fernandillo de Morón, Juan Talega, et Paco del Gastor : il nous a semblé que cet enregistrement reflèterait mieux le toque de diego que ses enregistrements officiels, dans lesquels il semble souvent inhibé par la pression du public ou du matériel de prise de son. Il semble s’ y livrer à quelques expérimentations, surtout sur la première falseta, que je n’ avais jamais entendue auparavant, qui comporte une harmonisation qui lui est assez inhabituelle (le premier accord, qui pourrait être chiffré F#7dim ou Ab7/Gb – par enharmonie, Fa# = Sol bémol - et sur laquelle il revient obstinément (six fois : n° 1, 2, 3, 4, 7, et 8), avec des modifications substantielles.
Les analyses qui suivent pourront surprendre par leur sécheresse et leur abstraction. C’ est que, pour le flamenco comme pour toute autre musique, la sensibilité singulière d’ une interprétation résiste toujours à l’ analyse. Mais cette interprétation s’appuie toujours sur un discours musical cohérent. Je ne méconnais pas non plus à quel point, pour la guitare flamenca, cette cohérence est immédiatement induite par un rapport physique et instinctif à l’instrument. Mais c’est là justement que réside la beauté de la guitare flamenca (comme d’ ailleurs de toute musique savante populaire) : le corps (en l’ occurrence les doigts du guitariste) s’ y révèle capable de produire en acte une pensée musicale d’ un haut niveau de complexité et d’ abstraction : par la transcription et l’ analyse, il est possible au moins de la décrire avec exactitude, à défaut d’ en comprendre le cheminement.
1) Caractères généraux des falsetas
A) Durée
Elle sera évaluée en medios compases (parce que c’ est l’ espace de base de la structure des falsetas), et hors anacrouses.
Nous avons divisé la falseta n°5 en deux parties (5a et 5b), parce qu’ elle juxtapose en fait deux idées distinctes, liées par un compás en rasgueados (6/8 | 3/4 – accord de A).
n° 1 : 10 / n° 2 : 10 / n° 3 : 14 / n° 4 : 14 / n° 5a et b : 19 / n°6 : 17 / n° 7 : 18 /
n° 8 : 16 / n° 9 : 6 / n° 10 : 8 / n° 11 : 13 / n° 12 : 8 / n° 13 : 9 / n° 14 : 12 /
n° 15 : 13 / n° 16 : 11 / n° 17 : 14
Total : 212 medios compases
Extrêmes : 6 / 19 medios compases
Moyenne : 12,5 medios compases (donc, entre 6 et 7 compases)
La durée moyenne apparaît très élevée, surtout si l’ on compare les falsetas de Diego à celles des guitaristes de sa génération. Elle résulte du système de construction des falsetas, que nous étudierons ultérieurement dans ce chapitre.
B) Cadrage des falsetas dans l’ espace métrique du compás
a) Début mélodique
Direct sur le temps 12 : 2 falsetas (n° 10 et 14)
_ par anacrouses vers le temps 12 : 10 falsetas (n° 1, 2, 3, 6, 7, 8, et 9 – anacrouses au temps 11 + falsetas n° 12 et 16 – anacrouses au temps 11 1/2 + falseta 10 – anacrouse sur le temps 10)
_ par anacrouse vers le temps 6, équivalent du temps 12 dans le second medio compás : 2 falsetas (n°4 et 5 – anacrouse au temps 5)
_ direct sur le temps 1 : 3 falsetas (n° 11, 13, et 15) (+ la partie b de la falseta n° 5)
Synthèse : temps 12 (ou son équivalent,6) : 14 falsetas
temps 1 : 3 falsetas
b) Conclusion mélodique
Sur le temps 6 : 8 falsetas (n° 1, 5, 7, 8 , 9, 10, 14, 17)
_ sur le temps 12, équivalent du temps 6 dans le premier medio compás : 2 falsetas (n° 4 et 13 – cette dernière peut en fait être analysée de deux manières : conclusion au temps 12 du quatrième compás, sur la fondamentale de l’ accord du premier degré, A ; ou conclusion au temps 12 du cinquième compás, en suspension sur l’ accord du deuxième degré, Bb)
_ sur le temps 10 : 3 falsetas (n° 2, 3, et 12)
_ sur le temps 4, équivalent du temps 10 dans le premier medio compás : 4 falsetas (n° 6, 11, 15, et 16)
Synthèse : temps 6 (ou son équivalent, 12) : 10 falsetas
temps 10 (ou son équivalent, 4) : 7 falsetas
c) Conclusions
Diego del Gastor apparaît de ce point de vue comme l’ un des principaux précurseurs de la Bulería moderne. Chez la plupart de ses contemporains, nous aurions trouvé une proportions beaucoup plus importante de débuts mélodiques au temps 1 (poids de l ‘ « hérédité » des Bulerías : Soleá et Alegrías). D’ autre part, la fréquence des anacrouses sur le temps 12 montre à quel point Diego « sent » le compás de la Bulería comme une sorte de continuum de medios compases (le plus souvent binaires) dans lequel les lignes mélodiques entrent très librement, sans nette rupture entre rasgueados rythmiques et idées mélodiques. Ces deux caractéristiques ne s’ imposeront réellement dans le « toque por Bulería » majoritaire que plus tardivement, avec la génération de Serranito, Manolo Sanlúcar, et Paco de Lucía.
Pour les conclusions mélodiques, les falsetas suivent en général la logique de la division par medios compases que nous avons décrite précédemment (cf : chapitre I / 2) : conclusion au temps 6, suivie d’ un « cierre » de remplissage harmonique jusqu’ au temps 10. On notera cependant que 40% des falsetas concluent mélodiquement au temps 10, selon une strcture plus complexe : x groupes de trois noires + un groupe de deux noires pour le dernier medio compás (cf : chapitre I / 2) : une preuve supplémentaire de l’ aisance de Diego à couler ses lignes mélodiques dans le continuum des medios compases.
2) Phrasés rythmiques internes des falsetas
A) Choix binaires / ternaires
_ 6 falsetas sont entièrement basées sur des medios compases binaires : n° 6, 7, 8, 9, 10, et 14.
_ 5 falsetas ne comportent qu’ un seul medio compás ternaire : n° 2, 3, 4, 5 (a et b), et 16.
_ 3 falsetas ne comportent que deux medios compases ternaires : n° 1, 13, et 17
Seules 3 falsetas comportent un nombre important de medios compases ternaires : n° 11 ( 5 sur 13) ; n° 12 (4 sur 8) ; et n° 15 (la seule où ils constituent la majorité : 8 sur 13).
Sur un total de 212 medios compases, la répartition est de 183 medios compases binaires pour 29 medios compases ternaires . De plus, 8 de ces derniers résultent de la répétition ou de la transposition du motif mélodique initial de la faseta 5b – temps
1 à 3 (falsetas n° 11, 13, et 15) ; et 6 sont des figurations en accords de medios compases en rasgueados (falsetas n° 1, 2, 3, 4 et 5a).
Si ce phrasé majoritairement binaire existe aussi dans les styles de Jerez et de Lebrija / Utrera, il est encore plus marqué dans les Bulerías de Morón. Nous verrons plus loin que les motifs mélodiques y sont aussi beaucoup plus nettement appuyés sur la pulsation binaire (temps 12, 2, 4, 6, 8, et 10), avec très peu de syncopes ou de contretemps internes. C’ est là l’ une des caractéristiques principales des falsetas « por Bulería » de Diego del Gastor.
B) Phrasés internes des groupes binaires (un groupe = une noire)
La majorité des groupes binaires sont réalisés sur quatre modèles simples :
Une noire / deux croches / une croche + deux doubles croches / quatre doubles croches.
Les phrasés plus complexes sont exceptionnels :
_ une croche + un triolet de doubles croches : 22 occurrences (falsetas n° 4, 7, 14, et 17).
_ un triolet de doubles croches + une croche : 4 occurrences (falseta n° 5b).
_ un quintolet de doubles croches : 8 occurrences (falseta n° 7)
_ deux doubles croches + un triolet de doubles croches : 1 occurrence (falseta n° 17).
Sur un total de 549 groupes binaires (= 183 medios compases), les groupes complexes ne constituent donc que 35 exceptions.
Les syncopes sont produites par deux procédés simples : soit par un silence sur la première croche d’ un groupe, soit par des liaisons mélodiques portant sur la première croche d’ un groupe (cf : exemple n° 8). Je n’ ai relevé qu’ une seule franche syncope interne : une croche pointée + une double croche (falseta n° 14, premier compás, temps 2 et 3). Ainsi, les motifs mélodiques de Diego del Gastor sont-ils solidement articulés, non seulement sur la pulsation binaire, mais aussi sur chaque temps (= chaque croche) du compás.
C) Phrasés internes des groupes ternaires (un groupe = une noire pointée)
Il est plus difficile de dégager des règles dominantes pour les phrasés des groupes ternaires.
On distinguera cependant deux groupes principaux :
_ des phrasés internes à 12 / 16 (division de la noire pointée en deux croches pointées, réalisées par deux groupes de trois doubles croches) : le plus souvent par des liaisons mélodiques portant sur des cellules de trois doubles croches (donc produites mélodiquement par la main gauche) ; une seule fois par la répétition d’ un mécanisme de main droite – l’ alzapúa, portant sur une séquence d’ accords dont chacun occupe un medio compás (séquence Dm – C – Bb – A7 : falseta n° 12, compases 1 et 2 (cf : exemple n° 9)
_ des phrasés internes à 1 / 8 || 2 / 8 (division de la noire pointée en une croche + un noire, réalisées le plus souvent par des liaisons mélodiques portant sur des groupes de deux doubles croches, puis quatre doubles croches) (cf : exemple n° 10). Là encore, le phrasé résulte du jeu mélodique de la main gauche, et non d’ un mécanisme de main droite.
Les autres types de phrasés internes sont exceptionnels (14 medios compases) , et résultent fréquemment de la figuration de medios compases en rasgueados :
_ trois croches : 6 occurrences (faseta n° 4, compás 6 ; falseta n° 5, compás 3 – rasgueados ; falseta n° 13, compás 4 ; falseta n° 15, compases 5 et 6)
_ une noire pointée : 4 occurrences (falseta n° 1, compás 4 ; falseta n° 13, compás 4, falseta n° 15, compás 5)
_ une noire + une croche : 3 occurrences (falseta n° 1, compases 4 et 5)
_ quatre doubles croches + un triolet de doubles croches : 1 occurrence (falseta n° 15, compás 5)
D) Conclusions
Le phrasé des falsetas « por Bulería » de Diego del Gastor est donc caractérisé par la prédominance écrasante des medios compases binaires. A l’ intérieur de ces medios compases, les groupes sont fortement ancrés sur la pulsation binaire, et même sur chaque temps du compás.
D’ autre part, nous avons observé que les éventuelles syncopes, comme les types dominants de phrasés des groupes ternaires, sont produits essentiellement par le jeu mélodique de la main gauche, et non par la répétition de mécanismes de main droite.
Le flux quasi permanent de croches et doubles croches en phrasés binaires pose le problème du contrôle de la durée des medios compases : comment dans ces conditions ne pas « perdre le compte » des groupes, et ne pas sortir du compás en jouant des séquences mélodiques sur deux ou quatre noires, au lieu de trois noires. Nous verrons dans l’ analyse de la réalisation mélodique des falsetas que ce contrôle repose sur le subtil agencement de cellules mélodiques, qui fonctionnent comme des marqueurs du compás.
C’ est là ce qui distingue le « toque de Morón » de celui des autres styles traditionnels locaux : alors qu’ à Jerez, au Sacromonte, et dans une moindre mesure à Utrera / Lebrija, le contrôle du compás repose sur la répétition de mécanismes de main droite (contrôle des groupes) associée à des séquences harmoniques (contrôle des medios compases : un accord – une position – par medio compás), il résulte à Morón de la répétition, de la transposition, et de l’association aléatoire de cellules mélodiques dont les profils ascendants ou descendants bornent les groupes internes à chaque medio compás
Claude Worms
Exemples musicaux et transcriptions : Claude Worms
Transcriptions
Galerie sonore
Diego del Gastor : Bulerías "por medio" (falsetas n° 1 à 8)
Site réalisé avec SPIP 4.3.2 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par