Entretien avec Antonio Lizana

samedi 5 août 2023 par Claude Worms , Maguy Naïlmi

30 juillet 2023 — Entretien avec Antonio Lizana après son concert au festival "Jazz au Phare" (Île de Ré).

Merci à lui et à Vincent Thomas pour leur disponibilité et leur courtoisie.

Flamencoweb : Si ça ne t’embête pas, on va commencer par la fin. Pour le bis tu as joué un standard de jazz dans le style hard bop, et tu as embrayé sur des bulerías de Cádiz. Ça t’est venu comme ça , sur le moment ou tu l’avais déjà préparé ?

Antonio Lizana : Non. Mon idée c’était de faire quelque chose pour aboutir à la bulería de Cádiz. Je savais que je voulais aller là, alors tous les jours je testais des choses différentes, au début je jouais quelque chose de calme pour ensuite entrer dans la bulería. Un jour pour accentuer le contraste je me mets a jouer quelque chose de jazzy pour, tout d’un coup, jouer "por bulería" dans la même tonalité mais avec un rythme différent.

FW : Tu chantes des bulerías de Cádiz et tu te réponds à toi-même, comme le ferait un guitariste...

A L : C’est exactement ça. Normalement je le fais sur des palos libres parce que ça me donne de l’espace pour chanter, et je joue comme le font les flamencos, quand il n’y a pas de rythme, comme dans les fandangos naturels ou les malagueñas. Ils chantent et le guitariste leur répond. C’est un jeu de questions/ réponses. C’est ça qui m’a mis sur la voie, "moi je peux faire les deux", et après j’ai essayé avec des palos flamencos "a compás", mais c’est plus difficile.

FW : Tu réponds au premier "tercio" par une phrase que Paco Cepero jouait souvent pour la Perla de Cádiz, mais ensuite ta seconde réponse est une phrase de Be Bop…

A L : Je suis content que quelqu’un l’entende, que quelqu’un s’en rende compte, personne ne sait d’où ça vient. Pour moi c’est amusant, je chante quelque chose, et c’est Charlie Parker qui répond.

FW : Les guitaristes accompagnateurs ont tout un tas de réponses toutes prêtes et ils les sortent au fur et à mesure selon le chant qu’ils accompagnent. Il me semble que tu fais la même chose mais toi tu as deux sacs à ta disposition, un de flamenco et l’autre de jazz.

A L : il y a un peu de tout, il y a deux cerveaux qui fonctionnent, il se passe quelque chose et alors une idée te vient … C’est comme composer, tu as une idée, ça c’est la première chose et ensuite il y a la pratique. On est dans une certaine tonalité et ça m’arrange de faire plutôt ça ; c’est comme pour les guitaristes, s’ils jouent "por arriba" ils vont utiliser un certain vocabulaire, et s’ils jouent "por medio" ils en utiliseront un autre. Pour le saxo c’est pareil. Selon la tonalité, tu vas te trouver plus à l’aise en jouant telle chose, même si dans l’idéal on peut jouer dans toutes les tonalités… mais ça ne sonne pas pareil. Chaque tonalité a son point fort. Donc... si cette tonalité sonne plus flamenca, tu peux vraiment réussir certaines choses.

FW  : Certaines de tes chansons ont quelque chose de Ketama pour la mélodie et l’harmonie.

A L : La tradition pour ma génération, c’est La Niña Pastori, Maíta Vende Cá, Triana... c’est ce que j’ai reçu en premier, et après je me suis plongé dans le flamenco traditionnel. Chez moi, quand j’avais dix ans et qu’on voyageait en voiture, on écoutait toujours el Barrio, la Niña Pastori, Ketama... Le flamenco traditionnel aussi, mais ça je l’ai étudié plus tard.

FW : Tu mélanges souvent des textes personnels et des textes traditionnels. Parfois tu nous contes une histoire et la morale de cette histoire, c’est un texte traditionnel. Parle-nous de ce processus d’écriture...

A L  : Normalement, quand je compose, j’écris des paroles personnelles mais quand arrive le direct, il y a des choses dans les paroles traditionnelles qui me donnent de l’assurance. Avec elles c’est comme si j’atterrissais. La musique originale est impalpable, c’est comme un test, tu ne sais pas si ça va plaire, mais les paroles traditionnelles ont des racines, ça marche toujours. Si bien que, alors que dans mes disques je n’enregistre pas de paroles traditionnelles por bulería, j’aime bien les chanter sur scène ; elles te permettent de te connecter à autre chose, et ensuite, à partir de ça, j’interprète une composition à moi, qui se nourrit de tout cela.

FW : Très souvent , quand tu improvises au saxo, tu commences par des motifs très courts, anguleux, de deux ou trois notes parfois, et tu joues ensuite des phrases de plus en plus développées. Ça me fait penser aux "temples" de certains chanteurs comme Chano Lobato ou Manolo Caracol...

A L : J’essaye de commencer chaque solo en pensant à une chose différente pour qu’ils ne se ressemblent pas entre eux, mais c’est vrai que je joue très court. Je veux jouer rythmiquement très clair, proposer quelque chose de rythmique au groupe… c’est ma façon de faire. Il y a des solistes qui jouent leur truc et tirent la couverture à eux, mais moi j’aime bien faire des choses qui me connectent avec la batterie, je veux motiver mon batteur, le provoquer un peu, c’est pourquoi je joue toujours des choses comme ça, “ta ta ta tiró doro ra”. J’aime bien provoquer comme ça, mais bon, jusqu’à un certain point. Si je veux en faire plus, je joue des phrases plus longues et je me mets à passer à d’autres types de connexions.

FW : Le disque Oriente commence par un thème intitulé "Fronteras", sur des paroles émouvantes qui parlent de la vie des immigrés. Le groupe Chambao a écrit des chansons sur le même thème. En étudiant ta discographie je me suis aperçu que tu avais invité la Mari dans ton premier disque, "De viento".

A L : Chambao , c’est un autre groupe qu’on écoutait à la maison. Quand j’étais jeune j’ai commencé avec un groupe qui faisait leur lever de rideau. On a fait des tournées avec eux et on s’est lié d’amitié. Elle adorait ma façon de chanter et elle m’incitait toujours à le faire, mais à cette époque-là je ne chantais pas encore, je jouais juste du saxophone... Elle m’embêtait toujours avec ça et je me rappelle qu’un jour dans les loges, je lui ai chanté une chanson. Elle m’a dit " Ah que c’est beau !" et plein d’autres choses encore. Quand j’ai voulu la mettre sur le disque j’ai demandé à Mari de la chanter avec moi.

FW : En France tu joues surtout dans les festivals et les clubs de jazz et les Centres Culturels. Qu’en est-il en Espagne ?

A L : En Espagne je tourne plus pour le jazz… parce que, tu le sais bien, les festivals de flamenco sont plus tournés vers les chanteurs traditionnels, les guitaristes ou la danse, surtout à la Biennale de Séville… Ceux qui remplissent les salles, ce sont Vicente Amigo ou les bons danseurs. La Biennale de Séville a un cycle consacré aux instruments mais on ne m’a pas encore invité. J’ai participé à la Suma Flamenca de Madrid, à Flamenco on Fire de Pamplona, j’ai fait quelques festivals, mais pour moi ce n’est pas une source de travail importante, il y a des choses de temps en temps mais… je suis plutôt invité dans des festival de flamenco à l’étranger.

FW : Quand tu composes, écris-tu tout sur partition, les thèmes les harmonies, les arrangements ?

A L : Il y a de nombreuses étapes avant que les thèmes soient ainsi. D’abord j’écris tout, la musique et les paroles. Ensuite je les apporte aux répétitions et pendant les répétitions, avant d’enregistrer, chaque musicien les passe par son propre filtre et me dit : "ça, ça marche", "on devrait peut être essayer comme ça". Daniel me dit : "plutôt cet accord-ci que celui-là" ou bien Shayan… Chaque musicien apporte sa participation, et après on enregistre.

Mais il est vrai que dans le programme que nous sommes en train de faire en ce moment, par exemple, il y a deux nouveaux thèmes qui sont sur le dernier disque, il y en a deux qui datent de trois ans, les autres datent de sept ou huit ans, on les a joué bien des fois. Donc, c’est sûr, dans un thème comme "Nos quisimos asì", que tu as déjà écouté dans Oriente, la partie solo n’a plus rien à voir, on a introduit une partie dansée au milieu, il y a un nouveau solo de Daniel à la fin, et ça finit par des paroles de soleá por bulería. Tout cela n’est pas sur le disque, tout ça ce sont des idées de direct : tu vas au concert et tu te dis "on ne va pas choisir ça, c’est un peu faible", on modifie des choses pour obtenir plus d’effet sur scène. Il faut que le public lance un "olé !", non ?. Ça c’est très flamenco... En fait, sur les disques il y a de très belles choses mais en direct, sur scène, elles sont froides, elles ne passent pas.

FW : A la fin du concert tu as organisé un cours d’initiation au chant flamenco, ça a très bien marché. Le public a participé très spontanément et il était ravi.

A L  : Quel culot ! Mais ça c’est Cádiz … et ça marche ! Je ne fais pas ça tout le temps mais à ce moment bien avancé du concert, ça m’a semblé couler de source.

FW : Pour le disque Oriente, tu as invité José Manuel León. Il est également dans ton dernier enregistrement, Visshuda ; ça a été pour moi une agréable surprise car c’est un guitariste que j’aime beaucoup. Il a un style très personnel mais n’est pas assez reconnu à mon avis. Vous avez en commun une conception très ouverte du flamenco et de la musique en général, bien que dans des styles différents, lui avec Mujer Klórica et toi avec ton quintet.

A L : José Manuel est un des meilleurs guitaristes actuels mais le style est différent... le format est différent. Cela fait longtemps que nous nous connaissons et nous nous entendons très bien. Lui c’est un flamenco traditionnel mais il écoutait Joshua Redman et d’autres musiciens de jazz qui le faisaient flipper. Il s’inspire pas mal de leurs idées. Il ne connaît pas la théorie mais il capte bien la sonorité. Il y a des choses qu’il joue, en matière de tonalité, qui ne sont pas flamencas. Il y a chez lui des sonorités qu’il prend du jazz. En fait, on se retrouve à un bon point de rencontre parce que lui sait parfaitement que je sais comment cette musique fonctionne. Quand j’ai fait sa connaissance, je n’étais pas aussi impliqué dans le chant, je chantais quelques paroles, surtout pour les "palos festeros", mais je ne m’attaquais pas aux siguiriyas, aux soleares... et c’est un de ceux qui m’a le plus appris sur le chant. J’ai appris grâce à d’autres chanteurs aussi, mais c’est lui qui m’a appris le plus simplement du monde, en m’accompagnant. Il m’a obligé à étirer la voix, il me disait : "tiens la note, allez tient la encore plus longtemps". J’ai de la chance parce qu’il aime ma façon de chanter. J’ai eu de la chance… disons que je lui fournis un maximum d’infos sur le jazz, qui est pour lui un mystère, et lui m’apprend beaucoup sur le flamenco que moi je ne pratiquais pas tant que ça. Il est vrai que ma discographie est basée sur ce format jazzy mais je veux y introduire des ingrédients de ma terre natale. C’est pourquoi je l’invite lui, ou j’invite des palmeros qui me rappellent l’odeur de ma terre natale. Cela dit, ce n’est pas facile de faire jouer ensemble des musiciens de flamenco et des musiciens de jazz.

Un jour où nous sommes allés au studio, José Manuel y était avec sa guitare. Il y avait Montse Cortés, et la maquette du thème "Los motivos" était déjà presque terminée. Nous avons alors demandé à Montse de chanter ces paroles et elle les a chantées avec José Manuel à la guitare, ce qui l’a mise à l’aise. Nous, on a joué le thème sur nos arrangements.

FW : Quels sont tes saxophonistes préférés ?

A L : Il y en a beaucoup… je ne sais pas… les plus connus, les plus évidents comme Charlie Parker et John Coltrane, bien sûr. Mais je suis à l’aise avec Cannonball Adderley, et celui qui me branche le plus c’est Kenny Garrett. Quand j’ai commencé à jouer du jazz, c’était Kenny Garrett ; Perico Sambeat a eu aussi une grande influence sur mon jeu, et Jorge Pardo.

FW : Et pour le chant flamenco ?

A L : Les deux principaux pour moi : Camarón et Morente. Il y a ceux qui me communiquent leur énergie comme El Pele pour la soleá, mais pour les bulerías, c’est Jerez, surtout Fernando de la Morena et El Capullo… j’adore… et El Chocolate. Pour les femmes, pour moi c’est surtout Carmen Linares, je lui ai piqué plein de trucs. Je me rappelle qu’un jour j’ai acheté un de ses disques dans une station service Lo mejor de Carmen Linares. Quand elle commence les cantiñas de La Mejorana avec ces paroles "toma ese puñal dorado..."...

FW : Elle a eu de l’influence sur ta musique ?

A L  : Je ne sais pas très bien comment l’expliquer... Chez Carmen, j’aime les paroles de bulerías, de tangos, et aussi les chants du Levant, ce qu’elle chante dans le film de Carlos Saura, une taranta… Je ne saurais pas te dire quelle influence elle a eu directement sur moi, mais je la vois comme celle qui est capable de prendre ce qui vient de la grotte, qui était là avant le flamenco, de le traduire, de le rendre compréhensible par tous et de faire en sorte que tout le monde puisse apprendre et chanter en se faisant plaisir. "La Tana y la Juana eran de Jerez", ça tout le monde le chante à Jerez ; mais quand Carmen l’a chanté..., ça m’a semblé facile à chanter. Et bien sûr, il faut le dire, chacun doit faire avec son type de voix et sa propre tessiture. Et il faut composer aussi entre ce que l’on veut faire et ce que l’on peut faire. Il y a des chanteurs pour lesquels je me dis : "Ça, je peux le faire" ; et il y en a d’autres, je ne pourrai jamais chanter comme eux, jamais de la vie. Des chanteurs comme Fernando de la Morena ou même El Capullo, je ne sais pas comment ils font avec leur voix, c’est très compliqué, ça me semble inaccessible. En revanche, Carmen, Morente, voire même Camarón, je peux les apprendre et je peux faire quelque chose d’approchant. Mais il y a d’autres voix…, je me dis : "je ne sais pas par où les prendre".

Interview réalisée par Maguy Naïmi et Claude Worms

Traduction : Maguy Naïmi

Discographie :

De viento : Autoproduction (2012)

Quimeras del mar : Legacy / Sony Music (2015)

Oriente : Sony Music (2017)

Una realidad diferente : Warner Music Spain (2020)

Vishudda : Oued Music / Cristal Records (sortie le 13 octobre 2023)





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