XXVIIIe Festival de Jerez (du 23 février au 9 mars 2024)

jeudi 7 mars 2024 par Claude Worms

Concerts et spectacles du 5 au 8 mars 2024.

Estévez & Paños Compañía : "La confluencia" / Mercedes Ruiz : "Romancero del Baile Flamenco" / Juan Tomás de La Molía : "Vertebrado" / Cynthia Cano : "Locas mujeres" / Úrsula López : "Comedia sin título" / Jesús Corbacho : récital de cante / Francisco Hidalgo : "Moscas y diamantes" / David Romero : "Bailante"

Estévez / Paños & Compañía : "La confluencia"

Jerez, Teatro Villamarta — 7 mars 2024

Direction, idée originale et chorégraphie : Rafael Estévez et Valeriano Paños

Danse : Rafael Estévez, Valeriano Paños, Jesús Perona, Alberto Sellés et Jorge Morera

Chant : Rafael Jiménez “Falo”

Guitare : Claudio Villanueva

Percussions : Lito Mánez

Musique : Claudio Villanueva

Arrangements (musique populaire, flamenco et folklore : Rafael Jiménez “Falo”, Iván Mellén et Rafael Estévez

Scénario et répertoire musical : Rafael Estévez

Répertoire des cantes et choix des textes : Rafael Estévez et Rafael Jiménez “Falo”

Lumières et direction technique : Olga García (A.A.I.)

Répétitrice : Rosana Romero

Son : Chipi Cacheda

Espace scénique et costumes : EPCIA

Pendant les quatre jours de notre séjour à Jerez, nous avons vu trois spectacles de danse revenant, chacun à leur manière, sur l’histoire du flamenco : ceux d’Úrsula López ("Comedia sin título"), de Mercedes Ruiz ("Romancero del Baile Flamenco") et de Rafael Estévez et Valeriano Paños ("La confluencia"). La particularité de ce dernier est que son scénario est fondamentalement musical. Il s’agit de donner à voir et à entendre la généalogie pluri-centenaire du flamenco tel que nous le connaissons aujourd’hui : depuis la fin de la Renaissance (au moins...), en passant par la période baroque, les fameuses "idas y vueltas", non seulement entre les rives de l’Atlantique (Afrique et Europe / Amérique), mais aussi entre musiciens "savants" et "populaires", échangeant et réinventant rythmes, airs à danser et chorégraphies. C’est dire qu’il y est aussi question de l’histoire de l’Andalousie, de celle des gitans et de celle de l’esclavage (plusieurs tableaux et des textes dits par Rafael Estévez y font allusion), contées par des artistes du XXIe siècle, heureusement sans velléité de reconstitution historique.

Pour caractériser ce long et fertile processus, qui n’est pas près de s’achever, le terme "confluence(s)" nous semble particulièrement adéquat parce qu’il suggère, quelle que soit la phase chronologique que l’on examine, qu’il est impossible d’isoler dans son état transitoire l’une ou l’autre de ses composantes antérieures. Nous l’adopterons donc dorénavant, de préférence à "métissage" (ou pire, "fusion").

La musique est ici primordiale en ce qu’elle est la véritable narratrice du spectacle. Nous commencerons donc par la décrire, non sans souligner qu’elle est en tous points magnifique — les dithyrambes abonderont dans ce compte rendu, nous n’avons pas le choix. Conçue comme une longue suite sans interruptions (sauf applaudissements bien mérités) d’un peu moins d’ heure et demie, elle repose pour sa composition comme pour son interprétation sur trois musiciens exceptionnels. Les confluences étant essentiellement rythmiques, c’est Lito Mánez (percussions) qui assume l’exténuante tâche de porter le récit de bout en bout : régularité métronomique des tempi, parfaite conduite de rallentandos / accelerandos insensibles, subtilité des dosages de timbres et d’intensités, il excelle dans le décalage des accentuations à l’intérieur d’un même espace métrique pour métamorphoser instantanément un compás en un autre. C’est aussi ce qu’accomplit Claudio Villanueva (quel duo !), qui y ajoute l’art d’un accompagnateur du cante hors pair (cf. entre autres, ses réponses fulgurantes pour la caña et le polo). Il est pour une bonne part responsable de la continuité à grande échelle de la pièce, qui repose sur de belles boucles mélodiques récurrentes qu’il prolonge fréquemment en contrechants aux cantes, et dont il reprend certains motifs pour ses falsetas et ses introductions ad lib. Nous tenons Rafael Jiménez "Falo" pour un très grand cantaor depuis que nous avons eu le bonheur de découvrir son premier enregistrement, " ! Cante gitano !" (Celestial Harmonies, 1996) — cf. également : "El cante en movimiento" (RJF, 2011). Parmi ses nombreuses qualités, on retiendra sa connaissance encyclopédique du répertoire ancien, qu’il a étudié avec toute la rigueur d’un musicologue, et une assimilation profonde mais sans mimétisme de la technique vocale et du style d’Enrique Morente. Son timbre mat et légèrement nasal peut dérouter à première audition, mais il le transforme en une signature vocale fascinante, une sorte d’engagement distancié si l’on veut bien nous pardonner cet oxymore. Son chant peu orné met en valeur un art consommé de la paraphrase mélodique, ce qui lui permet de remodeler de manière très personnelle les cantes traditionnels les plus rares, avec un remarquable soutient vocal jusque dans les graves les plus périlleux. Ajoutons une manière unique d’épouser suavement le compás, sans accentuations intempestives, par les seules courbes de ses inflexions mélodiques (portamentos impeccables) : imaginez Lester Young cantando flamenco — merci au Festival de Jerez qui, coup sur coup, nous a donné l’occasion d’écouter Miguel Ortega, Jesús Corbacho, Rafael Jiménez "Falo" et David Lagos.

"La confluencia" est déclinée en cinq suites. Par rapport au programme inclus dans le dossier de presse, pour une fois très précis (merci !), la version présentée au Teatro Villamarta nous a semblé légèrement modifiée et/ou abrégée. Notre description suit l’enregistrement que nous avons honteusement piraté (il s’auto-détruira dès la publication de cet article), mais nous oublions sûrement quelques pièces :

Confluence 1] L’introduction (instruments et danse) est basée sur un ostinato à 5/8 (noire + noire pointée) auquel le guitariste adapte un patchwork de danses baroques (guineo, cumbé, zarambeque, jácara). La division des deux unités de la mesure (2 croches + 3 croches) et leur duplication engendre l’hémiole ternaire / binaire qui sous-tendra tout le spectacle et les passages en douceur d’une danse folklorique, d’un chant vernaculaire ou d’un palo à un autre. Pour l’heure : cante de trilla a cappella (toujours sur 5/8) / cantiña de Flecha "el Viejo" / seguidillas alosneras (casi sevillanas) / jotilla de Cádiz (escobilla avec un bref passage exécuté, non en zapateado, mais par le balancement synchrone des postérieurs des cinq danseurs, de dos au public) / bulerías a cappella / pregón del frutero (version de Manuel Vallejo... et de Rafael Jiménez "Falo").

Confluence 2] Il s’agit d’un bref intermède, uniquement dansé, transformant la mesure à 5/8 par l’ajout d’un silence d’une croche. Les six croches résultantes peuvent alors constituer une mesure à 6/8 ou une mesure à 3/4, selon les accentuations internes. Ce dont ne se privent pas les danseurs, dont les pas et les onomatopées, entre André Minvielle et beatbox, juxtaposent ou superposent ternaire et binaire. Nous voilà prêts pour ce qui va suivre.

Confluence 3] "¡ Silencio, que se va cantar y a bailar el romance del Conde Sol !" : l’hémiole por soleá, donc, avec des cantes ponctués d’introductions ad lib. du guitariste en variations sur un même thème mélodiques, toutes plus belles les unes que les autres : romance del Conde Sol por soleá (version Antonio Mairena) / caña (version Rafael Romero) / polo de Tobalo (version Pepe de La Matrona) / romance de José de los Reyes "el Negro del Puerto" (modèle mélodique du "romance de la monja contra su voluntad") / romance de Rafael Jiménez "Falo", brillante synthèse psalmodiée des deux romances précédents. En conclusion, un glas de percussions (cloches) et d’accords de guitare (diminuendo et rallentando), ébauche du compás por siguiriya, donne naissance à une nouvelle boucle mélodique qui irriguera tout le chapitre suivant — nous avons alors pensé à l’esprit du "Pequeño reloj" d’Enrique Morente.

Confluence 4] Hémiole por siguiriya : liviana / toná liviana (Diego “el Lebrijano”) / siguiriyas (Manuel Cagancho, Curro Dulce). Le tout chanté, joué et dansé de manière extraordinaire (dans tous les sens du terme), avec la fort intéressante idée de superposer des taconeos synchrones à 7/8 sur le cante de Cagancho .

Confluence 5] Ou comment la mesure à 6/8 peut être transformée en mesure à 2/4, chaque temps passant de la noire pointée à la noire — une fois de plus, les deux mesures peuvent être superposées, comme c’est le cas pour la habanera qui, en version gaditane, donnera les tangos et autres tanguillos. L’introduction reprend le procédé des boucles mélodico-rythmiques du début du spectacle, soulignées par force "tirititrán" et autres onomatopées. Suivent divers palos et cantes qui, tous, démontrent la dette du flamenco, surtout à Séville et Cádiz, à l’égard de l’Afrique — via les colonies américaines, ou non : rappelons la présence dans les deux villes de nombreux esclaves ou descendants d’esclaves et les fameux " bailes de negr(ill)os". C’est bien ce que souligne Claudio Vilanueva par des falsetas et des contrechants aux cantes façon guitare punteada caribéenne : zarabanda et zapateado / tango del Titi / tango romanceado de Triana (version Pepe de la Matrona : "Serranita me publicaste...") / "La Catalina" (version Manuel Vallejo) / tientos (versions Antonio Chacón/Enrique Morente) / zambra instrumentale — pour la guitare : ostinato de basses, détour par le tango argentin, trémolo et falseta en technique p et m simultanés / i, selon la tradition) / estribillo por tango selon Juan Peña "el Lebrijano" ("A rosas, a claveles y alhelíes..."). Répété diminuendo, cet estribillo se perd dans le squelette du compás por tango qui met fin au spectacle (noire + 2 croches + noire + noire), joué sans fioritures par Lito Mánez.

Et la danse ? nous direz-vous. Avouons que, trop occupé à prendre des notes sur la musique, nous sommes loin d’avoir tout vu. Même si les solos et les pas-de-deux ne manquent pas, l’essentiel de la chorégraphie est fondé sur un chœur de solistes (Rafael Estévez, Valeriano Paños, Jesús Perona, Alberto Sellés et Jorge Morera), musiciens autant que danseurs émérites. En témoignent certaines transitions qu’ils assument sans les instrumentistes : quelques frottements de semelles, quelques frappes de pieds, voire la durée millimétrée de leurs déplacements suffisent à incarner sobrement des compases ou des passages de l’un à un autre. Malgré la complexité et l’enchevêtrement des zapateados, les développements polyrythmiques, même avec le renfort des percussions, restent toujours lisibles parce qu’ils apportent le plus grand soin à la diversité individualisée des frappes et des timbres — nous ne sommes pas éloignés des mélodies de timbres . "Confluencias" étant aussi une histoire de la danse flamenca, on pourra y déceler des références à Vicente Escudero, Antonio Ruiz Soler, voire à Juana "la del Pipa", et à d’autres styles qui l’on nourrie et continuent à la vivifier : danses populaires, escuela bolera, ballet français, danse classique espagnole, danse contemporaine, hip-hop, etc. Les cinq danseurs peuvent aussi se faire acteurs et incarner les trois personnages du "romance del Conde Sol", ou se figer en images sculpturales — cf. entre autres, une saisissante Pietá masculine à la fin de la troisième confluence. Ajoutons que leurs pieds peuvent aussi parler, par exemple par des figuralismes rythmiques (piétinements, saccades percussives) en accompagnements ou en réponses aux cantes.

L’élaboration des spectacles d’Estévez & Paños Compañía est systématiquement précédée d’un rigoureux travail de recherche documentaire et musicologique, mais leur réalisation ne tombe jamais dans la pédanterie pédagogique. "La confluencia" ne déroge pas à cette règle et est à notre avis le plus abouti à ce jour. Il est si foisonnant qu’on ne sait plus où donner des yeux et des oreilles. C’est bien là son seul défaut, mais il a l’avantage de nous inciter à le revoir et à le réécouter. Une captation vidéo serait d’utilité publique.

Claude Worms

Photos : Estebán Abión / Festival Flamenco de Jerez


Mercedes Ruiz : "Romancero del Baile Flamenco"

Jerez, Teatro Villamarta — 8 mars 2024

Direction : Mercedes Ruiz

Direction musicale : Santiago Lara

Musique : Santiago Lara et David Lagos

Chorégraphie : Mercedes Ruiz et José Maldonado

Danse : Mercedes Ruiz et José Maldonado

Chant : David Lagos

Guitare Santiago Lara

Chant, palmas et percussions : Los Mellis

Lumières : Marcos Serna (A.A.I.)

Son : José Amosa

Premières secondes du "Romancero del Baile Flamenco" : Mercedes Ruiz et José Maldonado dansent en silence. Même sans leur face à face caractéristique, la simple ébauche du braceo initial aurait suffi pour que nous sachions avec certitude qu’il s’agissait d’une sevillana. Les trois suivantes présentent les musiciens : la deuxième chantée a cappella, en mano a mano puis en duo, par Los Mellis (experts es palmas et en chœurs, ils ne chantent pas mal non plus individuellement) ; la troisième jouée en solo par Santiago Lara (Manolo Sanlúcar aurait aimé sa composition) ; la quatrième chantée par David Lagos sur accompagnement de guitare et palmas (Enrique Morente aurait aimé son interprétation).

Pas de décors, pas d’argument, etc. ; le cuadro de toujours, pour peu qu’il soit constitué de six artistes de ce niveau, est auto-suffisant. Ce qui n’empêche ni le raffinement des lumières (Marco Serna), inspirées pour le meilleur de celles du film "Flamenco" de Carlos Saura, ni la qualité de la réalisation sonore (José Amosa — c’est bien le moins pour des musiciens tels David Lagos et Santiago Lara. Si l’on excepte quelques brèves transitions chorégraphiques ou musicales, il s’agit donc ici d’un spectacle "à l’ancienne", divisés en tableaux distincts consacrés chacun à un palo ou à plusieurs palos apparentés. Pour le déguster comme il le mérite, il faut jouer le jeu et s’accommoder des codes historiques, notamment de ceux qui ont longtemps régi les rôles féminin et masculin, qui auront pu troubler quelque peu les plus jeunes spectateurs et plus encore spectatrices. Les chorégraphies citent d’ailleurs plus ou moins explicitement quelques poses et pas-de-deux des duos Carmita García / Vicente Escudero, Pilar López / Alejandro Vega (leur caña), Pilar López / Roberto Ximénez et, surtout, Rosario et Antonio (alias "Los Chavalillos") et Antonio Gades / Cristina Hoyos (leur siguiriya).

Paradoxalement, le style de Mercedes Ruiz n’est jamais aussi singulièrement elle-même que quand elle revient à ses fondamentaux, qui sont aussi ceux du baile — ce qu’elle fait ici après un "Segunda piel" plus expérimental ; ni aussi ardent que quand elle danse chez elle, à Jerez. Chaque palo aura reçu en offrande ce qui lui est dû, dans sa juste durée, en solo ou en duo, sans accessoires ou avec (dans ce cas selon les usages qui les attribuent à tel ou tel) : bata de cola (siguiryia), chapeau cordobés (fandangos de Huelva), châle, (caña), castagnettes (siguiriya), et éventail (guajira). La virtuosié technique va sans dire, et nous ne l’évoquerons donc pas. Pas plus que les trucs de métier que Mercedes Ruiz utilise habilement mais sans excès pour llamar al público, qui ne s’est pas fait prier pour lui répondre avec enthousiasme — les "¡ Viva Jerez !" de Melchora Ortega, placée juste derrière nous, valaient toutes les critiques élogieuses. Nous lui avons par contre découvert une grâce sereine que nous ne lui connaissions pas, jusque dans les instants apparemment les plus anodins — par exemple alors que, assise, elle rajuste son châle. Pas de considérations techniques donc : les pellizcos ne se décrivent pas, ne s’apprennent pas, ne se décrètent pas, ni ne s’apprivoisent.

José Maldonado a fait montre d’une louable empathie en renonçant à certains traits de son propre style pour se fondre dans l’esthétique et dans le projet de sa partenaire. Mercedes Ruiz a d’ailleurs eu la courtoisie de lui offrir un solo plus personnel en duo avec Santiago Lara, sur une paraphrase por bulería d’ "Anda Jaleo" — les harmonisations et les modulations du guitariste font espérer qu’il nous offrira un jour ses propres versions de l’intégralité des "Canciones españolas antiguas" de García Lorca.

De bout en bout, les accompagnements et les falsetas de Santiago Lara ont préservé l’ancrage traditionnel impliqué par le projet sans rien renier de son langage musical personnel. Ses variantes sur le cierre por malagueña valaient à elles seules d’assister au spectacle, tout comme la manière dont ses transitions ont fondu une seule composition cohérente une longue suite finale pour le moins ardue : malagueña / cante por tango del Piyayo / guajira / levantica por taranto / bulería pa’ escuchar et sevillana (pour revenir au point de départ de la soirée). On mesurera à sa juste valeur la performance musicale, ce qu’il y faut d’expertise modulante et rythmique pour que la pièce semble couler de source.

Les remarques concernant cette suite valent également pour David Lagos : magnifique temple por malagueña bifurquant en souplesse sur le cante del Piyayo ; "ayeo" final de ce dernier métamorphosé en guajira, etc. Auparavant, il nous avait offert un exceptionnel concert traditionnel de cante... façon David Lagos, donc inimitable :

• fandangos de Huelva alternant avec ceux de Los Mellis (dont celui d’Antonio Rengel) achevés en polyphonie à trois voix.

• siguiriyas jerezanas, conclues par le cante de cierre de Manuel Torres.

• cantiñas a cappella : extrait des mirabrás, cantiña del Chaqueta et deux brillantes recréations de "El agua, no l’aminoro...", la première de sa version traditionnelle et la seconde de la variante originale d’Enrique Morente.

• après la voix diffusée off de Rafael Romero ("¡ Viva los cantes de época !"), nous ne pouvions que nous attendre à un polo... mais pas à celui de Pepe de la Matrona, cantes inversés : d’abord le "macho" ("De La Habana yo vengo, señores..."), puis le polo Tobalo ("Eres el diablo, romera..."). David Lagos développe ce dernier de manière de plus en plus complexe, jusqu’à un remate qui emprunte à la caña (après un long mélisme, la retombée sur l’accord de Fa majeur du dernier tercio). L’art d’un musicien consommé.

Grande soirée de danse flamenca et grands récitals de guitare et de cante. "¡ Viva Jerez !", pour reprendre l’enthousiasme parfaitement justifié de Melchora Ortega. Didascalie pour la mise en scène de cet article : "on entend alors des ¡ olés, olés, olés ! por bulería, partis de la salle, gagner tout les tabancos du quartier du Théâtre Villamarta".

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


Juan Tomás de La Molía : "Vertebrado"

Jerez, Sala Compañia — 8 mars 2024

Direction : Manuel Liñán

Danse : Juan Tomás de La Molia

Chant : Jesús Corbacho et José "el Pechuguita"

Guitare : Jesús Rodríguez

Compás : Emilio Castañeda

Lumières : Olga García

Son : Gaspar Leal

Todo se puede poner por bulería, même les propos échangés lors d’une tertulia entre amis — de fait, Jesús Corbacho et José "el Pechuguita" (chant) se livrent à cet exercice au cours du spectacle, évoquant des souvenirs d’enfance et des considérations sur les divers usages du palo.

"Vertebrado" est donc construit en continuité sur un seul palo, la bulería, dans tous ses états, des "cortas" jerezanas aux bulerías"pa’ escuchar" (soleares por bulería) — seul manque à l’appel le répertoire gaditan. Le prologue restera sans doute dans les annales comme un sommet de gracia flamenca. Le danseur (Juan Tomás de La Molía), le guitariste (Jesús Rodríguez, pour le moment sans guitare) et les deux cantaores, assis face au public, se livrent à quelques exercices préparatoires d’’échauffement : récital de temples de plus en plus développés en mano a mano par les deux chanteurs (répertoire complet des onomatopées nécessaires compris) ; compases exécutés par des palmas, des percussions corporelles (sur quatre cuisses synchrones par exemple), des nudillos sur le sol, des balancements des quatre postérieurs (synchones eux-aussi), etc. ; premières réponses en taconeo (restons assis pour le moment) ; premiers cantes et premiers éclairs de baile : on peut y aller, nous sommes prêts.

A partir de cette mise en train, les fils conducteurs de deux réalisations du compás ne cesseront plus de nous hanter une heure durant, juxtaposées ou superposées :

• frappes de pied et/ou palmas, boucles de medios compases (3/8 x 2 ou 6/8) : ( ) • • | ( ) • • etc.

• compás verbal sur les douze temps en hémiole (6/8 + 3/4) : ¡ bieeen ! (12) •• | ¡ bieeen ! (3) • • || ¡ bien ! (6) • | ¡ bien ! (8) • | ¡ bien ! (10) • || etc.

Dès lors, les quatre musiciens déclinent le palo sous toutes ses formes et dans toutes les configurations possibles. Nous écrivons "musiciens", sans autres précisions, car la bulería est aussi une sorte d’esperanto interdisciplinaire qui, pour peu qu’on ait le soniquete ou le swing, peut se passer d’expertise technique : chacun joue, chante et danse au cours du spectacle. Et, ça va sans dire, les quatre nous régalent aussi d’une magnifique leçon de palmas : les superposer en polyrythmie, combiner leurs timbres, savoir quand il convient de les faire sonner "sordas" (étouffées), quand il faut les interrompre brusquement pour mieux les relancer ensuite ("recortar") est un art en soi. Bref, nous assistons (et même participons, tant nous avons des fourmis dans les jambes) à une fête spontanée dans quelque bar ou place de quartier, jerezano de préférence.

Une fête, parce qu’il est évident que les quatre artistes s’entendent comme larrons en foire, qu’ils ne sont pas sur scène seulement pour remplir leur contrat, et qu’ils y prennent autant de plaisir que nous. Ce qui ne les empêche pas de revenir à leur cœur de métier et de talent : ne pas se prendre au sérieux n’interdit pas de faire de la bonne musique. La bulería peut être lente ou survoltée ; festive, humoristique ou dramatique ; vigoureusement a cuerda pelá ou lyriquement arpégée ( Todo se puede meter por bulería...). Chacun aura exploré toutes ces potentialités selon son propre langage : duo danse/guitare sur une composition de Jesús Rodríguez initiée par quelques notes mélodiques aériennes semblant survoler le compás mais y atterrissant suavement, achevée en bourrasques de rasgueados ; relectures personnelles du style de Camarón échangées, sur un tempo modéré, par Jesús Corbacho et José "el Pechuguita" et marquées délicatement, d’abord de dos, par Juan Tomás de La Molía. Ce dernier aura épuisé toutes les postures et tous les pas por bulería possibles, de braceos lentissimes à des remates/desplantes explosifs façon Farruquito, en passant par les gestes parcimonieux et les fulgurances des chanteurs-danseurs-entertainers flamencos (El Funi, El Marsellés, etc.) dont nous croyions la tradition en voie d’extinction.

Un historien de l’art pourrait attribuer ce spectacle à l’ "atelier de Manuel Liñán". Sans l’œil du maître qui lui a apporté la fluidité et la cohérence d’une architecture et d’un timing rigoureux, le projet aurait pu se perdre en digressions et répétitions. "Vertebrado" est un spectacle brillant et chaleureusement convivial, une performance alors qu’il était programmé salle Compañía, un lieu froid en forme de couloir qui ne favorise guère la communication entre les artistes et leur public.

Y nada más : quand c’est bien • • | bien • • || bien • | c’est • | bien • !

Claude Worms

Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez


Cynthia Cano : "Locas mujeres"

Jerez, Museos de la Atalaya — 7 mars 2024

Chorégraphie : Cynthia Cano

Idée originale et scénario : María Dolores Ros

Direction artistique et conseiller à la chorégraphie : Joaquín Grilo

Direction musicale : Francis Gómez

Scénographie : Cynthia Cano et Joaquín Grilo

Dramaturgie et textes : Mercedes Imbernon

Danse : Cynthia Cano

Chant : Carmen Grilo et Teresa Hernández

Guitare : Francis Gómez

Percussions : Carlos Merino

Actrice et voix off : Mercedes Imbernon

Lumières : Marcos Serna (A.A.I.)

Son : Manu Meñaca

Costumes : Belén de la Quintana

En prologue à "Locas mujeres", projeté sur les murs latéraux de la salle des Museos de l’Atalaya, un court documentaire résume pour nous la vie et l’œuvre de Gabriela Mistral. La séquence la plus révélatrice, du moins pour le thème du spectacle, en est un film d’actualités de 1945 retraçant la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature à l’écrivaine : lors de son discours, elle s’adresse à un parterre exclusivement masculin...

Cynthia Cano a donc choisi quatre des quinze poèmes de "Locas mujeres" publiés en deux recueils ("Lagar I", 1954 ; "Lagar II", posthume, 1991) pour organiser le déroulé symétrique de son spectacle, en deux grandes parties opposant de différentes manières oppression et libération — A1 : "La Otra" (soleares) vs A2 : "La Bailarina" (guajiras et cueca) / B1 : "La Abandonada" (siguiriyas) vs B2 "La Dichosa" (cantiñas et chuflas). Le propos est certes louable, même s’il ne retient des multiples combats de Gabriela Mistral que le féminisme. Mais il se heurte d’emblée à un écueil : l’ impossibilité de "traduire" des textes, récités sur scène ou diffusés off, en langage chorégraphique et musical. D’où sans doute des surcharges expressionnistes qui frisent le pléonasme et affectent autant la danse (expressions du visage surjouées de Cynthia Cano) que le chant — dans ce cas pour l’une des deux cantaoras.

Logiquement, les styles vocaux de ces dernières sont différenciés en fonction des ethos de chaque tableau. Nous avons très modérément goûté l’expressionisme outrancier de Carmen Grilo (soleares, siguiriyas), qu’elle nous infligea à fortes doses de décibels et de vibratos caricaturaux hors de contrôle. Heureusement, avec des moyens vocaux certes limités, Teresa Hernández (guajiras, cantiñas et chuflas) fit preuve de plus de retenue, de musicalité et, pour tout dire, de bon goût.

"Quieren que las saques a la luz, que seas piel de su piel. ¿ Locas ?". Cynthia Cano s’efforcera donc d’incarner, au sens propre du terme, les victimes d’un ordre patriarcal qui au mieux les invisibilise, quand il ne leur inflige pas des procès en sorcellerie ou des diagnostics psychiatriques (hystérie et autres). Elle apparaît ainsi écrasée tout au long de la chorégraphie por soleá, ses tentatives de rébellion étant brutalement et systématiquement interrompues (escobilla). Jusqu’à ce que...

... comme la littérature le fut pour Gabriela Mistral, la danse (flamenca ou autre) peut être une arme de résistance : "No fue fácil ser Gabriela Mistral", pas plus que vivre indépendamment de leur art ne le fut pour d’innombrables flamencas. Il faut bien peser stratégiquement le contexte professionnel et le rapport de force, jouer d’abord le jeu de la séduction, faire flèche de tout bois, tout en prenant garde à ne pas se laisser enfermer dans l’imagerie sexuée du baile : pour les guajiras, Cynthia Cano abandonne la pesante bata de cola des soleares précédentes et use de tous les charmes mutins ou langoureux du châle. Le stratagème semble lui réussir, à tel point qu’elle peut se lancer dans une joyeuse cueca (danse vernaculaire chilienne), avec son mouchoir blanc traditionnel — mais pourquoi donc en avoir ralenti et alourdi le tempo, alors que le 3/8 allegro aurait parfaitement convenu à une version por bulería ?

"Y supo que lo que la razón comprende, no lo entiende el corazón." : robe rouge sang et visage d’abord voilé, siguiriyas. Cynthia Cano aborde ce troisième tableau tragique à genoux, tournant péniblement autour d’une chaise sur laquelle elle s’assied finalement en posture de "Mater dolorosa". Elle ne parviendra à se lever qu’après un fiévreux zapateado (bel hommage à La Chana). Un leitmotiv obsédant de guitare (Francis Gómez) et percussions (Carlos Merino) souligne le caractère implacable d’une chorégraphie qui limite au maximum les braceos — même les marquages usuels sont remplacés par des taconeos en doubles croches crescendo sur les derniers tercios de chaque cante.

" ¡ Qué preciosa eres !". Cynthia Cano abandonne sa robe de souffrance, lit quelques pages d’un livre d’où tombent des pétales de fleur, et reste "en chemise" et "en cheveux" : une claire allusion à la relation entretenue à la fin de sa vie par Gabriela Mistral avec sa secrétaire particulière Doris Dana. Restée longtemps secrète, elle ne fut révélée qu’en 2009 par la correspondance de l’écrivaine, ce qui fit immédiatement scandale et débat au Chili. Par contre, ce quatrième acte ne fait pas débat, c’est incontestablement le plus abouti du spectacle, tant pour la danse que pour la musique. Teresa Hernández était entrée par la salle en costume de voyage, avec une valise, avant de rejoindre Cynthia Cano sur scène. Les deux artistes concluent ce dernier acte étroitement enlacées : libération accomplie.

A l’impossible nulle... On aura compris que nos réserves portent surtout sur la nature du projet et ne retirent rien au talent et à la fougue de Cynthia Cano, que nous aurons plaisir à revoir dans d’autres contextes.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez

PS : tout au long du spectacle, Francis Gómez et Carlos Merino sont dissimulés derrière des rideaux à franges qui recouvrent deux sortes de tours en échafaudage placées de part et d’autre du plateau, en fond de scène. Ils ne sont libérés de cette fâcheuse situation qu’in extremis, pour pouvoir saluer. Un tel traitement nous est demeuré énigmatique, compte tenu de la qualité de la musique qu’ils ont composée et de sa fonction structurante. Nous ne voyons que trois explications possibles : 1) un caprice incongru de mise en scène ; 2) les deux musiciens seraient atteints du syndrome de Manolo de Huelva — on sait que le guitariste, lors des rares tournées d’Ópera flamenca auxquelles il participa, exigeait de jouer dissimulé derrière un paravent, de peur qu’on ne lui "vole" ses falsetas ; 3) plus vraisemblable, la présence sur scène d’artistes masculins aurait brouillé le message d’un spectacle féministe — mais dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé des musiciennes guitaristes et percussionnistes de talent qui, fort heureusement, ne manquent pas ?


Úrsula López : "Comedia sin título"

Jerez, Teatro Villamarta — 6 mars 2024

Chorégraphie : Úrsula López

Chorégraphie de "Bernarda Hus" : Mats Ek et Benvenido Fonseca

Scénario et documentation : Pedro G. Romero

Musique : Alfredo Lagos, Juan Jiménez, Antonio Moreno

Danse : Úrsula López

Corps de ballet : Julia Acosta (répétitrice), Aitana Rousseau, Andrea Anto, María Gómez, Manuel Jiménez, Federico Núñez, Iván Orellana et Jesús Hinojosa

Chant : Tomás de Perrate et Sebastián Cruz

Guitare : Alfredo Lagos

Saxophones : Juan Jiménez

Percussions : Antonio Moreno

Costumes : Luis Delgado

Lumières : Eva Sáez

Son : Juan José Cañadas

Le propos de "Comedia sin título" est affirmé scéniquement, sans ambigüité, dès le début du spectacle. Le titre est aussi celui de la dernière œuvre théâtrale de Federico García Lorca, que son assassinat par les franquistes laissa inachevée. Pour le troisième acte, on trouve la didascalie suivante : "Les archanges, vêtus de robes à traîne, montent aux cieux." En ouverture du premier tableau, sur fond musical de choral joué aux saxophones (Juan Jiménez — l’opposition de registre entre soprano et baryton sera un leitmotiv de la musique de scène), une robe sévillane richement ornée monte vers les cintres et disparaît — 1936 : assassinat de Federico García Lorca. Une heure et demie plus tard, le spectacle s’achève sur une note plus optimiste, les cantiñas et alegrías de "Camelamos naquerar" et "¡ Ay, jondo !" (Mario Maya) dansées en un joyeux cortège par toute la troupe — 1976-1977 : deux ans avant la fin du franquisme. Nous assisterons donc à une anthologie, sur quatre décennies, des pièces chorégraphiques les plus marquantes (une douzaine au total) inspirées par l’œuvre de Federico García Lorca, en Espagne ou non, qui furent autant d’œuvres de combat. Si certaines ont marqué l’histoire de la danse flamenca (Antonio Gadés, El Güito, Mario Maya, etc.), d’autres sont beaucoup moins connues, du moins de nous. Nous devons leur résurrection aux recherches documentaires de Pedro G. Romero et au travail chorégraphique d’Úrsula López, qui en a restitué les grands traits stylistiques mais les a adaptés à sa propre esthétique et y a trouvé ample matière à varier les effectifs, des ensembles synchrones ou déstructurés aux solos, en passant par divers pas-de-deux, trios, etc.

Le premier tiers du spectacle est placé, dès son début, sous le signe de la siguiriya, avec la chorégraphie créée en 1939 par Vicente Escudero. Bien que le souci d’unité thématique soit certes louable, l’atmosphère constamment lugubre (costumes noirs sur rideau de fond noir, le tout dans la pénombre) et l’insistance sur un même compás, souvent impitoyablement martelé par Antonio Moreno (percussions) et Alfredo Lagos (guitare) ne va pas sans quelques longueurs : cabal et martinete por siguiriya — selon la création d’Antonio Ruiz Soler "el Bailarín" (1952) et "Prendimiento y Muerte de Antoñito el Camborio", du même (pas-de-deux en forme de combat). Seules les ritournelles-ostinatos polyphoniques des saxophones (boucles superposées), tour à tour funèbres ou sardoniques, et l’opposition-complémentarité des voix de Tomás de Perrate et de Sebastián Cruz varient sensiblement les couleurs sonores.

Le passage du noir à l’argenté du rideau de fond marque heureusement le début de la transition vers le deuxième acte, en trois séquences beaucoup plus brèves : "El Llanto" (José Limón et Doris Humphey — 1946) ; la danse de "Yerma" (Lester Horton et Valérie Betiis — 1953) ; l’ "Antología Dramática del Flamenco" (José Monleón, Manuela Vargas et Enrique "el Cojo" — 1963). Une chorégraphie de groupe légèrement décalée (costumes de bain à l’ancienne pour "Yerma" : "... la esposa triste se bañaba...") et une chanson por bulería : le spectacle allait enfin prendre une tournure moins monochrome.

Encore que... Après un extrait du "Romancero gitano" que récitait souvent Gabriela Ortega, dit évidemment par Tomás de Perrate ("Su luna de pergamino / Preciosa tocando viene..."), la saeta sera elle aussi "por siguiriya", mais cette fois pour un magnifique solo d’Úrsula López, bata de cola rouge, châle et castagnettes compris ("Poema de la Saeta"). L’éventail des palos s’est ensuite plus généreusement déployé avec la "Lorquiana" d’Alberto Lorca, Carmen Mora et José Greco (1962) : zorongo, farruca et petenera fondus en continuité par des transitions mélodico-rythmiques parfaites conduites par Juan Jiménez et Antonio Moreno. Suivirent, pour conclure ce deuxième acte, une première soleá, issue de la "Danza del Chivato" (extraite de la "Romería de los cornudos" de Gustavo Pittaluga — première en concert par La Argentina en 1930), revue et corrigée par El Güito (Trio Madrid, 1970-1972).

Le "Romancero gitano" d’Antonio Gades ("Bodas de sangre", 1974) nous conduit vers un troisième acte plus contrasté et historiquement virulent, à commencer par une parodie de ce que pouvaient être les écoles pour jeunes filles du franquisme, sur une sorte de suave concerto vivaldien pour saxophones. Après cette surprenante pièce de Mats Ek (1977-1978), le spectacle s’achève par une éblouissante rétrospective de grands classiques du baile "lorquien", jusqu’au "Camelamos naquerar" de Mario Maya (cf. ci-dessus) : la soleá de "Preciosa y el aire" (Los Bolecos — Matilde Coral, Farruco et Rafael "el Negro", 1962) et "Los Palos" de Salvador Távora et la Cuadra de Sevilla (1975) : siguiriya (encore...) et surtout une magnifique série de soleares a cappella (Tomás de Perrate et Sebastián Cruz) dansées en solo par (Federico Nuñez).

Nous avons donc (ré)visé nos classiques, de manière très documentée, grâce à cette "Comedia sin título" — les parenthèses pour souligner notre coupable méconnaissance de l’histoire du baile. Entre album de souvenirs et lectures contemporaines, les illustrations chorégraphiques de ce manuel historique d’un demi-siècle de baile utilisent toutes les possibilités offertes par un corps de ballet de très haut niveau (Aitana Rousseau, Andrea Anto, María Gómez, Manuel Jiménez, Federico Núñez, Iván Orellana et Jesús Hinojosa), au sein duquel chacun(e) se voit offerte une occasion de briller.

Claude Worms

Photos : Esteban Abión


Jesús Corbacho : récital de cante

Jerez, Palacio Villavicencio — 6 mars 2024

Chant : Jesús Corbacho

Guitare : Juan Campallo

Le Festival Flamenco de Jerez a fort heureusement renoué avec la tradition des concerts acoustiques dans l’auditorium du Palais Villavicencio, une salle idéale pour les récitals de cante et de guitare, dont celui de Jesús Corbacho, primé lors de l’édition 2023 pour le meilleur cante d’accompagnement et donc logiquement programmé cette année.

Le concert commença par une anthologie de pregones a capella entonnés depuis la salle, conclue sur scène par un fandango : "En este cestito llevo remedios para todos los males..." suivi d’autres pregones floraux — on sait que Jesús Corbacho est une encyclopédie de letras. Il enchaîna par une malagueña d’attribution incertaine (El Gayarrito, Antonio Chacón... ?) connue d’abord par les enregistrements historiques de Manuel Torres ("La flor que amaba..."), suivie d’une jabera et d’un cante abandolao de Juan Breva. Jesús Corbacho traita cette série en un long crescendo, de la sobre intériorité de la malagueña au déferlement vocal de la bandolá. Cependant, le dialogue avec Juan Campallo nous a semblé perfectible en ce début de programme : pour la malagueña, surcharges intempestives sur les fins de tercios et à l’inverse, réponses qui, tournant court, dissociaient les périodes mélodiques qu’elles auraient dû lier ; tempo précipité et instable pour la jabera. Même si l‘entente entre les deux musiciens s’est ensuite améliorée, il reste que nous avons globalement plus apprécié les falsetas du guitariste que l’exactitude de ses accompagnements, pas toujours suffisamment attentifs à la complexité et à l’originalité des phrasés et des paraphrases mélodiques du cantaor. Il est vrai que sa longueur de souffle apparemment inépuisable lui permet les variations les plus imprévisibles, mais Juan Campallo paraissait plus soucieux de son propre discours musical que de celui de son partenaire, ce qui n’est pas vraiment ce que l’on attendrait d’un accompagnateur.

Ce fut encore le cas pour les guajiras, un exercice de style basé sur la manière de Pepe Marchena (usage de la voix de tête), non sans quelques détours par Manuel Escacena et Cayetano Muriel : haute voltige vocale, tant pour la perfection des passages de registre, des sauts d’intervalles et de la solidité des graves que pour la continuité sur le souffle d’alternances parlé/chanté incessantes, enchâssée dans de subtiles modifications du tempo. On retrouva les mêmes qualité au service de deux tarantas, dont une belle version, à dessein lapidaire, de "Viva Chinchilla y Bonete..." (José Cepero). Si ses siguiriyas (Manuel Molina via Pastora Pavón : "Mirame a los ojos... / "A la sierra de Armenia..." ; Curro Dulce : "A las dos de la noche los campanilleros...") ne manquaient pas de musicalité mais sans doute de puissance et de densité, Jesús Corbacho a démontré une fois de plus qu’il est chez lui dans la soleá, d’autant que Juan Campallo s’y révéla cette fois tout aussi inspiré (beau trémolo en introduction). Cette suite de soleraes, essentiellement de Triana, mit en évidence l’une des grandes qualités du cantaor, sa capacité à penser la musique à grande échelle, et non cante par cante : le phrasé et l’ornementation appliqués à chacun, ciselés avec l’art d’un orfèvre-mélodiste, anticipent les caractéristiques du suivant, de telle sorte que l’ensemble apparaît rétrospectivement comme une pièce d’un seul tenant passant par diverses phases de développement.

A la fin du récital, aux bulerías de rigueur, compétentes sans plus, nous avons nettement préféré les fandangos de Huelva, autre spécialité de Jesús Corbacho. Il nous en a offert une anthologie qui répondait à celle des pregones initiaux, non sans un ultime hommage à Paco Toronjo.

Nous ne pouvons que remercier le Festival Flamenco de Jerez de nous avoir enfin offert l’opportunité d’écouter ce fin musicien-cantaor en récital, et non en accompagnement du baile — fonction qu’il assume d’ailleurs en grand professionnel, comme l’attestait la présence dans la salle de nombreux artistes avec lesquels il a collaboré. Espérons que l’heure de Jesús Corbacho soit enfin venue, ce qui ne serait que justice.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


Photo : Ana Palma / DeFlamenco.com

Francisco Hidalgo Cía Flamenca : "Moscas y diamantes"

Jerez, Museos de la Atalaya — 5 mars 2024

Idée originale et chorégraphie : Francisco Hidalgo

Scénographie : Carlos Chamorro

Direction musicale : Antonia Jiménez

Conseillère à la chorégraphie : Belén Maya

Danse : Francisco Hidalgo

Chant : Miguel Ortega

Guitare : Antonia Jiménez

Percussions : Iván Mellén

Espace scénique : Miguel Rego

Lumières : Jesús Díaz

Malgré quelques décennies de fréquentation assidue de spectacles de danse flamenca, nous ne souvenons pas avoir jamais vu une pièce ressemblant un tant soit peu à "Moscas y diamantes". C’est dire s’il nous est difficile d’en donner une description, même approximative, à nos lectrices et lecteurs. Peut-être faudrait-il commencer par écrire que Francisco Hidalgo n’est pas seulement un danseur-chorégraphe, encore moins un bailaor au sens traditionnel du terme, mais aussi un acteur, un circassien, voire un peintre et un sculpteur dont la palette et le marbre seraient son propre corps.

Notre tâche de chroniqueur est d’autant plus impossible que cette œuvre est dépourvue de scénario narratif ou simplement chronologique. Par contre, Francisco Hidalgo a intériorisé à tel point la peinture d’Oswaldo Guayasamín, son fil conducteur, que ses portraits semblent prendre vie sous nos yeux. Une telle identification de la danse, art du mouvement, et de la musique, art du devenir, à l’instantanéité et à l’immobilité de l’image ne va pas de soi, et impose sans doute un long temps de concentration. D’où le début de la pièce, en solo, dans le patio des Museos de l’Atalaya, puis dans la salle : le danseur entre lentement et silencieusement en lui-même, en une introspection douloureuse. Aux tréfonds de sa peur, de ses doutes, de sa souffrance, de sa rage, de sa jubilation, etc., bref de son imperfection et de ses contradictions, peut-être découvrira-t-il des universaux de la conscience humaine ("diamantes"), ceux-là même vécus dans des situations limites de violence et de harcèlement physiques et psychiques (les "moscas" pourraient bien être en fait des Érinyes) par les personnages de Guayasamín. Peut-être alors sera-t-il possible de dialoguer avec d’autres êtres humains, les musiciens, les spectateurs, ou à tout le moins d’en être compris (au sens premier du terme), non intellectuellement mais émotionnellement

Si l’on osait tout de même diviser la pièce en tableaux, ce seraient alors des sortes d’explorations temporelles-subjectives (avant / après), surtout pas narratives, de ce qui a conduit à tel portrait d’Oswaldo Gayasamín, à telle posture ou tel desplante de Francisco Hidalgo, et de ce qui pourra en advenir. Ce sont précisément ces "avant / après" que peuvent nous rendre immédiatement sensibles la danse et la musique par leur propres langages, sans recours à l’anecdote qui en détruirait l’universalité. C’est à ce moment de notre chronique que nous nous heurtons à l’indescriptible, le langage corporel totalement unique et personnel de Francisco Hidalgo : la danse certes, flamenca et/ou contemporaine, mais fondue dans quelque chose de plus fondamentalement humain par les expressions du visage, un corps et des membres impitoyablement contorsionnés, des gestes volontairement dissymétriques ou asynchrones, etc. Le corps du danseur condense à tel point l’énergie cinétique des émotions peintes par Guayasamín qu’il peut passer constamment, sans rupture et sans même que nous en ayons pris conscience, de l’immobilité totale ou d’un ralenti suspendant le temps, à des voltes frénétiques ou des zapateados explosifs (car il y a aussi des escobillas, pour une fois indispensables de par leur fonction de cathartique).

La densité et l’impact de la danse sont tels qu’ils rendraient presque superflus les rares éléments de décors : une chaise que Francisco Hidalgo porte douloureusement sur son dos au début du spectacle (symbole évident, elle vaut surtout pour les déformations corporelles torturantes qu’elle inflige au danseur) et, plus permanent, un arbre tubulaire en PVC dont le tronc peut être coupé en deux — vicissitudes de la condition humaine, "mère-nature" ou déchet post-industriel, il est en tout cas détruit, toutes ses branches jetées à terre, à la fin du spectacle. Une idée intéressante d’ailleurs : la pièce semble se conclure, le public applaudit... mais Francisco Hidalgo attend immobile, en fixant la salle, que le calme revienne ; c’est seulement ensuite que l’arbre est abattu impitoyablement dans un silence glacial.

Superbement composée (Antonia Jiménez) et interprétée, (Miguel Ortega et Iván Mellén), la musique est, par contre, absolument consubstantielle à la chorégraphie ; non en tant qu’illustration sonore mais, pour filer la métaphore picturale, comme architectures sous-jacente et couleurs indissociables des traits impérieux dessinés par Guayasamín-Hidalgo. Il arrive d’ailleurs à plusieurs reprises que le danseur écoute les musiciens sans esquisser le moindre geste, comme pour se ressourcer ; ce qui nous donna le bonheur d’écouter, entre autres, une belle et émouvante version pour voix et guitare le la chanson "Estampa fina" de Chabuca Granda. Il privilégie le duo dialogué avec la guitare (Antonia Jiménez), le chant (Miguel Ortega) ou les percussions (Iván Mellén), plus propice à l’intimité introspective que les ensembles. De ce point de vue, les deux premiers tableaux annoncent les "correspondances" (au sens du symbolisme) qui innervent le spectacle. Antonia Jiménez joue en solo por taranta tandis que Francisco Hidalgo danse, allongé ou accroupi ; au gré de multiples modulations, elle diffère la résolution/détente sur le premier degré jusqu’au moment où il se lève. Les premières voltes libératrices coïncident avec la première citation du paseo traditionnel sur l’accord de D7. Alors seulement Miguel Ortega entre en scène pour un premier cante por taranta — disposition significative : le cantaor debout sur une chaise, la guitariste assise et le danseur allongé à leurs pieds. Après une courte escobilla sur le motif de guitare traditionnel puis un cante por taranto, le percussionniste se joint à eux, s’empare du rythme binaire pour son premier duo avec Francisco Hidalgo et le transforme finalement en tango. Suivent deux cantes del Piyayo, avec une première letra traditionnelle significative ("Adios, patio de la carcel..."), sur un arrangement savoureux pour voix et basse. Nous ne connaissions pas ce talent à Antonia Jiménez : walking bass pour le premier cante, chorus savamment syncopé pour l’escobilla et riff latino chaloupé pour le second cante (à quand un duo avec La Tremendita ?). A la fin de ce tableau, Francisco Hidalgo, harcelé par ses trois partenaires qui l’encerclent de plus en plus étroitement, s’affaisse sur le sol, épuisé, Mais il lui reste bien d’autres combats à mener, dont, immédiatement, un affrontement avec Iván Mellén en une scène sans musique plus proche du mime que de la danse. Armé de balais de batterie, le percussionniste frappe sans relâche le corps du danseur, sans que l’on sache s’il s’agit de le débarrasser des mouches-Érinyes qui l’assaillent, de le châtier ou de le contraindre à obéir aux ordres (en l’occurrence, à quelques esquisses de compás). En tout cas, Francisco Hidalgo finit par crier por fandango : "No te metas en mi vida y déjame vivir tranquilo."

Nous n’entrerons pas dans le détail des autres scènes, toutes d’une égale densité théâtrale, chorégraphique et musicale. Soulignons cependant la beauté des soleares (La Serneta essentiellement) conclues par des bulerías romanceadas de Utrera et, plus encore, de la suite verdial traditionnel / malagueña / fandangos abandolaos (rondeña, jabera, etc.). La fiesta de verdiales est à la mode en ce moment, mais rares sont les chorégraphies qui parviennent à en restituer la force tellurique et transgressive avec un tel respect sans tomber dans la reconstitution folklorique. Pas d’accessoires, il suffit d’un arbre — tourbillonnant par instants, ou totem immobile qu’on embrasse et autour duquel on processionne — et d’une très exacte étude-recréation des pas et des postures vernaculaires.

Assister à "Moscas y diamantes" est une expérience tour à tour épuisante ou euphorisante, mais continuellement fascinante. Et un festin musical.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


David Romero : "Bailante"

Jerez, Sala Compañía / 5 mars 2024

Idée originale : David Romero

Chorégraphie : David Romero (et Jesús Carmona pour "Mandala")

Direction musicale : Javier Conde

Danse : David Romero

Chant : Antonio "el Pulga" et David "el Galli"

Chant et danse : Ana Salazar

Percussions : Raúl Domínguez

Lumières et son : Félix Vázquez

"Cosas buenas, cosas malas... y muchos viajes”, bref la vie d’artiste en version "Bailante" dans le cas de David Romero. Le prologue est sans ambigüité, non seulement le texte récité et dansé por bulería par David Romero, mais aussi les valises et sacs à dos de ses partenaires. Pour conclure de ces anecdotes ("Chascarillos", premier tableau), Ana Salazar entre par la salle, vêtue en hôtesse de l’air et poursuit la narration jusque sur scène, discrètement accompagnée par la guitare de Javier Conde jouant une sorte de valse sud-américaine.

Nous voilà donc en Argentine. Dès lors, chaque tableau nous conduira dans un pays qui a marqué la mémoire professionnelle du danseur, prétexte à chaque fois à des changements de costumes et à des jeux de lumières évocateurs. Même si le rapport entre chaque étape et tel ou tel palo ne va pas toujours de soi, la chorégraphie et quelquefois les letras y pourvoient. Pour l’Argentine donc, costume de "gaucho" (titre du deuxième tableau) et cantiñas de Córdoba en mano a mano par Antonio "el Pulga" et David "el Galli" (chant). N’y manquent ni le silencio dansé avec foulard, ni l’escobilla rythmée par le bombo de Raúl Domínguez, ni la bulería conclusive (logiquement, un tango argentin por bulería).

Quelques heures de vol, et nous voilà en Inde (Namaste), comme le soulignent les couleurs dominantes, le vert (la vie, la fête) et l’orange (la spiritualité), qui sont aussi les couleurs de son drapeau. Derrière un vaste châle déployé en guise de rideau, le buste et les bras d’Ana Salazar figurent quelque danse rituelle, sur un duo guitare / percussions orientales por zambra. Elle est ensuite rejointe par David Romero pour un pas de deux qui n’évite pas toujours quelques clichés, comme cet arrêt sur image qui immobilise les deux artistes confondus en dieu Shiva à quatre bras. Séduits par les inépuisables richesses culturelles du pays, nous décidons d’y prolonger notre séjour : taranto, levantica et tangos de La Repompa, dansés en solo (toujours en vert et orange) par David Romero, qui reprend finalement son périple, rallentando/diminuend, pour revenir en fondu-enchaîné sur le continent américain, direction USA...

... the show must go on, sans le danseur, mais avec un réjouissant duo Ana Salazar / Javier Conde en mode Broadway : "My way", ou, en version espagnole, "A mi manera" — ici, notre fibre patriotique nous contraint à préciser que, malgré Paul Anka et Franck Sinatra, il s’agit en fait, non d’un standard anglo-saxon, mais d’une chanson française composée et écrite par Jacques Revaux, Gilles Thibaut et Claude François, à savoir "Comme d’habitude". Quoi qu’il en soit, Javier Conde a eu la délicieuse idée de composer pour l’introduction et l’intermède une version pour guitare de "What a Wonderfull World", titre emblématique du répertoire de Louis Armstrong que nous devons à George David Weiss et Bob Thiele (qui ne fut donc pas seulement l’excellent producteur que l’on sait).

Après un court mais spectaculaire intermède pour nous préparer au combat (David Romero danse avec des bracelets-lasers aux poignets sur une musique motorique à souhait), le Japon sera notre destination finale. "Sakura" renvoie plutôt aux arts martiaux qu’aux cerisiers ornementaux : gong, chasubles de prêtre du shinto et gamme pentatonique... en introduction d’une série de soleares suivies de bulerías romanceadas.

Nous avons découvert en David Romero un danseur élégant, qui évite de s’appesantir sur d’inutiles démonstrations techniques et conjugue remarquablement zapateados et braceos, non sans quelques emprunts au baile théoriquement "féminin" qu’il assume sans afféterie. A l’image de son style, "Bailante", sans prétentions révolutionnaires ou métaphysiques, vise sans doute surtout à nous séduire et à nous divertir — une conception du baile parfaitement respectable quand elle est représentée avec tact et talent, ce qui est ici le cas. Mission accomplie.

Claude Worms

Photos : Esteban Abión / Festival Flamenco de Jerez.





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