Camerata Flamenco Project : "Flamenco for Musicians"

jeudi 11 novembre 2021 par Claude Worms

Le trio Camerata Flamenco Project annonce, pour début 2022, la parution du premier volume de sa série didactique, "Flamenco for Musicians". Nous l’avons testé pour vous : indispensable — tous les curieux ou les passionnés de flamenco y apprendront beaucoup, qu’ils soient ou non férus de théorie musicale (langue : espagnol + sous-titres en anglais).

Nous avons eu souvent l’occasion de souligner la qualité technique et musicale du trio Camareta Flamenco Project (cf. discographie). Il faudra désormais y ajouter, ce qui ne va pas toujours de pair, le savoir-faire pédagogique de Pablo Suárez (piano), José Luis López (violoncelle) et Ramiro Obedman (flûte et saxophone). Cette première leçon, consacrée aux tangos, est un modèle du genre.

En un peu plus de cinq minutes, Ramiro Obedman réussit à retracer avec précision la généalogie du palo, qu’il définit comme un mixte de rythmiques afro-cubaines et d’harmonies flamencas, en s’inspirant des travaux de référence de José Luis Ortiz Nuevo et de Faustino Nuñez. Le montage serré de courts extraits vidéos valent toutes les démonstrations savantes : on suit avec délice les variantes d’une même cellule rythmique, étroitement associée à la danse (et dûment prohibée par l’Église), par le Conjunto Folklórico Nacional de Cuba, Compay Segundo (son cubano), un groupe de percussions uruguayen (candombe), Cacho Tirao (milonga campera), une fanfare néo-orléanaise (second line), etc. Le même motif rythmique, importé à Cádiz au milieu du XIXe siècle, donnera naissance au tango flamenco, après injection de séquences harmoniques caractéristiques. Parmi les premiers grands créateurs de tangos flamencos, le documentaire cite Pastora Pavón "Niña de los Peines" (Séville), Enrique "el Mellizo" (Cádiz), La Repompa (Málaga), El Piyayo (auteur d’une autre fusion avec des tournures mélodiques des guajiras, Málaga) et Porrina de Badajoz — pour chacun(e), une courte biographie illustrée par un extrait sonore, sauf bien sûr pour El Mellizo et El Piyayo, qui n’ont jamais enregistré. Les tangos ont ensuite généré de nombreux autres cantes, par variation du tempo et du mode de référence (flamenco, majeur ou mineur). Un schéma arborescent illustre exhaustivement la "famille" des tangos.

Après une introduction musicale de Camerata Flamenco Project (en quintet, par l’adjonction d’une contrebasse et d’une batterie), Ramiro Obedman nous offre une leçon de compás, qui déborde le cadre strict des tangos (de 6’38 à 13’30). Après une comparaison entre les cellules à 4/4 caractéristique des tangos et à 3/4 attribuées entre autres aux bulerías et aux fandangos (numérotation des temps et palmas, soulignant pour les tangos les accentuations sur les temps pairs, 2 et 4), il insiste à juste titre sur la précision rythmique requise pour la danse et la guitare, et la flexibilité du chant : démonstration par Rocío Molina (zapateado), Paco de lucía (rumba) et Fernand de Utrera accompagnée par Enrique de Melchor (soleá). Dans le contexte purement instrumental du trio, la précision est impérative : "l’endroit où l’on place les notes est plus important que les notes elles-même". Notre professeur revient alors sur la généalogie esquissée précédemment, abordée cette fois de manière plus technique sur le plan de l’analyse rythmique. Quelques partitions éloquentes apparaissent sur l’écran (candombe pour piano, habanera de l’opéra Carmen transcrite pour violon, marche de second line, candombe pour quatre percussions et claves de son et de rumba cubains — noire pointée / noire pointée / noire, ou 3 + 3 + 2 croches, sur une mesure à 4/4.

Candombe pour quatre percussions

Claves de son et de rumba

Nous poursuivons le voyage avec des vidéos de Cacho Tirao (milonga d’Abel Fleury) et d’Astor Piazzola (tango argentin). Le tango flamenco reste très proche du fameux 3 + 3 + 2, avec une omission caractéristique du premier temps, par ailleurs fréquente dans les lignes de basse du son et de la salsa. C’est ce que nous démontre des tangos chantés par Camarón de La Isla, Paco de Lucía et Tomatito. La rumba actuelle, catalane ou flamenca, comporte quant à elle des parties de percussions franchement caribéennes (extraits de Ketama et Peret). Enfin, les tanguillos sont une adaptation de cette même clave avec des interférences ternaires : introduction de guitare ternaire par Manolo Franco et José Luis Postigo et cante (temple) binaire par Chano Lobato.

Présentation du trio Camerata Flamenco Project

La deuxième partie commence par un court extrait d’un concert du trio, sans doute pour encourager Pablo Suárez, à qui revient la lourde tâche de nous exposer les arcanes de l’harmonie flamenca. Pour en faciliter la compréhension à qui n’est pas familier du langage harmonique du flamenco, il replace sa cadence fondamentale dans un contexte tonal. La bonne vieille cadence "por arriba" est ainsi ramenée à la tonalité de Do majeur. Elle est décrite comme une séquence VIm (Am) - V (G) - IV (F) - III (E). C’est donc l’accord du troisième degré de la tonalité de Do majeur qui déroge à l’harmonisation en triades des degrés, par un accord majeur et non mineur — d’où la note Sol#. Pablo Suárez souligne immédiatement que cet accord, pour "sonner flamenco", doit de plus se voir adjoindre une septième (note Ré) et/ou une seconde ou neuvième mineure, selon sa composition (note Fa). L’accord de résolution de la cadence flamenca est un accord de E (7 b2) ou de E (7 b9), la tension b2 ou b9 étant la plus caractéristique de l’harmonie flamenca. L’équivalent de la cadence G7 - C en Do majeur est donc F - E (7 b2 ou b9) en tonalité de Mi flamenco ("por arriba") — en analyse tonale, l’accord de F est une dominante secondaire plutôt qu’un accord de résolution. Suit une table des correspondances entre tonalités majeures et tonalités flamencas : Do majeur = Mi flamenco ("por arriba") / Fa majeur = La flamenco ("por medio") / Ré majeur = Fa# flamenco ("por taranta") / Sol Majeur = Si flamenco ("por granaína") / Mi majeur = Sol# flamenco ("por minera") / La majeur = Do# flamenco ("por rondeña"), etc.

Pablo Suárez joue alors une stricte cadence "por arriba", puis des voicings variés, avec toujours une résolution sur le même accord de E (7 b2 ou b9). Chaque exemple est joué deux fois, ce qui laisse largement le temps de lire la partition qui apparaît en surimpression sur l’écran. Viennent ensuite d’autres réalisations avec des cadences secondaires V-I sur les trois premiers accords de la cadence, particulièrement fréquentes dans les tangos (exemple d’une falseta de Juan Carmona "Habichuela"). Le schéma fondamental en est : Am - D7 - G - C7 - F - Dm - F - E — l’accord de Dm est substitué à son relatif majeur, F et permet à la basse une ligne chromatique ascendante conclusive : Ré (Dm(7)) - Mib (F7/Eb, renversement avec la septième à la basse) - Mi (E (7 b2 ou b9)). A chaque fois, des renversements et des enrichissements (quartes, septièmes, neuvièmes, treizièmes, main gauche ou main droite) montrent à quel point les ressources harmoniques de la cadence flamenca sont inépuisables. Mais le pianiste prend soin de nous avertir : chercher la complexité pour elle-même est stérile, le choix des moyens doit être au service de l’expressivité, et subordonné au contexte de thème mélodique, ou du cante pour l’accompagnement — "En muchos casos menos es más, cosa que se valora mucho en el flamenco". La récapitulation de ce chapitre est une falseta en deux parties : un arpège main droite constitué de notes appartenant toutes à l’accord de F, sur un ostinato de E à la main gauche ("power chords" de fondamentale et quinte, sans tierce), générant des dissonances caractéristiques (quatre mesures) ; puis une cadence G9 - F9 - Dm - F7/Eb - E7 (quatre mesures). Enfin, un dernier conseil : pour l’accompagnement du chant, le placement des accords dépend de l’interprétation du cantaor. C’est une dialectique entre le connu (le modèle mélodique choisi) et l’inconnu (ce que va en faire le cantaor). C’est particulièrement vrai pour les tangos, tant la liberté de phrasé y est importante pour le chant. On aura compris que le propos s’adresse en priorité aux musiciens. Mais tout auditeur/spectateur attentif et curieux, même s’il ne lit pas les partitions, pourra percevoir comment le même (la cadence flamenca, imperturbable) produit du toujours différent et surprenant. Comprendre, même intuitivement, permet toujours de mieux écouter et de plus ressentir. Le tout en un peu moins de dix minutes (de 14’10 à 23’24). ¡ Enhorabuena !

Camerata Flamenco Project : présentation de la série didactique "Flamenco for Musicians"

Les fondations rythmiques et harmoniques du flamenco instrumental étant solidement assurées, José Luis López nous enseigne dans la troisième partie ses dimensions mélodique et contrapuntique. Mais, entre deux exposés théoriques, les trois musiciens prennent soin de nous offrir quelques moments de répit, au cours desquelles nous continuons à apprendre de manière plus divertissante. Ils reviennent d’abord sur les origines africaines du tango, du point de vue de l’étymologie du terme. A Río de la Plata, tambo ou tango désignait au XVIIIe siècle des réunions festives d’esclaves, avec musique et danse. Le mot pouvait aussi être synonyme de "lieu de réunion", tandis que le suffixe ngo(a) est fréquent dans le lexique flamenco (zorongo, milonga, etc.). Suivent quelques avis d’experts sur des notions générales indispensables à la compréhension du flamenco : Juan Antonio Suárez "Canito" (guitariste) et Miguel Ortega (cantaor) sur l’importance du compás ; Rafaela Carrasco (bailaora) sur le développement du zapateado dans la danse féminine contemporaine ; Roberto Lorente (cantaor) sur les différents types de timbres vocaux.

José Luis López propose ensuite plusieurs exercices pour travailler de manière systématique, dans toutes les tonalités flamencas et sur la cadence IVm - III - II - I, les phrasés mélodiques les plus usuels por tango. La base des exercices est un thème à quatre voix (les deux mains du piano + violoncelle + flûtes), varié ensuite par des échanges de cellules mélodiques entre les instrumentistes et par des imitations — chacun pourra ensuite s’exercer à la transposition à partir de tableaux synthétisant les correspondances entre les tonalités flamencas et les tonalités majeures, et les harmonisations de leurs degrés. C’est ainsi l’occasion de rappels des notions d’harmonie déjà acquises : il faut "comprendre d’abord et jouer ensuite". Un sage conseil, tant pour l’exécution que pour l’interprétation : exprimer quelque chose ("transmitir" en langage flamenco) suppose d’abord de l’exposer intelligiblement, pour soi-même comme pour les autres.

Nous disposons à ce stade de toutes les notions fondamentales du langage musical du flamenco. La dernière partie de la leçon porte sur la configuration de courtes pièces, utilisables pour la composition, l’improvisation ou l’accompagnement du chant et de la danse, à partit d’assemblages aléatoires de trois sous-parties : patrons rythmico-harmoniques (les anciens "paseos"), falsetas et remates. Ramiro Obedman définit d’abord les trois notions, puis le trio nous démontre la flexibilité du processus en construisant divers assemblages à partir de quatre patrons, d’une falseta et de quatre remates.

Après un dernier intermède (interview de Diego "el Cigala" à propos de sa tentative de fusion flamenco/musique cubaine avec le pianiste Bebo Valdés), Ramiro Obedman revient sur le concept de falseta, avec d’abord deux exemples caractéristiques, une falseta de tango par Juan Requena (guitare) et José de Mode (cajón), puis le célèbre thème de "Gitanos andaluces", de Paco de Lucía (performance en sextet). L’assemblage aléatoire y est aussi à l’œuvre en interne (cellules mélodiques à géométrie variable). C’est ce qui donne au flamenco "son dynamisme et son sens du collectif". L’analyse de deux falsetas illustre ces propos. D’abord un tango en tonalité de Si flamenco pour trio piano/violoncelle/flûte : pour la structure, motif autour de la tonique répété deux fois, développement assimilable au tanguillo par ses triolets, finale en gammes rapides figurant un picado de guitare et remate ; pour l’harmonie, cadence flamenca (E - D - C - B) avec quelques cadences secondaires V-I. Le dernier exemple est emprunté au tango "Maletilla" de Manolo Sanlúcar, en tonalité de Do# flamenco (de l’album "Tauromagia"). Le thème est exposé dès l’introduction, puis varié au centre de la composition et rappelé par des traits en picado, avec arrangement de cuivres, pour la coda. Ramiro Obedman considère cette pièce comme un chef d’œuvre de cohérence (nous aussi...) organisé intégralement sur deux éléments structuraux, la falseta et le cante de José Mercé. L’audio est complété par une transcription pour guitare.

Effectivement, Flamenco for musicians s’adresse en priorité à un public disposant de connaissances théoriques. Le projet, qui traitera à l’avenir de tous les palos du répertoire, est particulièrement précieux pour des instrumentistes qui ne disposent que de peu de matériel pour s’initier au flamenco ou pour approfondir leur pratique : piano d’une part (un seul précédent notable, la collection "Flamenco al piano" de Lola Fernández — éditions Acordes Concert), instruments mélodiques d’autre part (une seule méthode par le violoniste Juan Parrilla — éditions RGB Arte Visual). Pour les pièces les plus denses, ils disposeront de partitions téléchargeables en PDF. Mais les guitaristes y trouveront aussi leur compte, au prix de quelques transcriptions. La réalisation de la vidéo est impeccable (Javier de Pascual), avec tout le confort moderne — montage fluide (a compás...), incrustations et surimpressions d’images très lisibles, etc. Jointe à la concision et la clarté des explications, une telle réussite technique offre plus généralement une introduction au flamenco idéale pour tous les amateurs de musique. Même s’ils ne peuvent lire les partitions et si certains développement théoriques leur échappent, Flamenco for Musicians les aidera à savoir écouter ("saber escuchar" est un art fort prisé des flamencos) et à participer ainsi au processus créateur : au cours d’une performance, comme les instrumentistes, chanteurs et danseurs, les auditeurs sont aussi des musiciens. Nous attendons avec impatience la parution de ce premier volume. Dès qu’il sera disponible, nous vous en informerons.

Claude Worms

Discographie

Avant-Garde — CFM / Karonte, 2012

Impressions — Nuba Records / Karonte, 2015

Falla 3.0 — Salobre, 2018





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