lundi 17 juin 2024 par Claude Worms
Sara Holgado : "Invierno" — un CD, autoproduction, 2024.
Photo : Fredrik Gille
"Invierno es una ráfaga de soledades y de abrazos sin nadie. [...] El invierno es blanco y negro, aunque a veces sueñe en rojo, tal acuoso, vacío e inócuo. Un ’rojo capricho’ imperdonable.
Volviendo al invierno... : es suave, tierno, de cabello blanco, de risa grande. [...]
Este trabajo se lo dedico a mi padre y a mi madre." (extraits du texte de présentation de Sara Holgado — livret)
Nul n’associerait spontanément l’hiver au flamenco et à l’Andalousie. Tel est pourtant le fil conducteur du premier album de Sara Holgado — un objet singulier au regard d’une discographie flamenca contemporaine qui ne manque pourtant pas de projets originaux. Nous écrivons "objet" parce qu’il marque non seulement les compositions, mais aussi les textes, les photographies (Fredrik Gilles), le design de la jaquette et du livret (Sara Holgado) et même la production, immaculée comme un paysage enneigé (Yannick Corre et Sara Holgado). C’est que cette dernière est non seulement musicienne et cantaora, mais aussi parolière et experte en arts graphiques — elle a étudié les Beaux Arts aux Universités de Séville et Grenade. Dégradés de gris pour les photographies, textes en blanc sur noir... : l’hiver est une métaphore de la solitude et du deuil. Le disque entier et "Duelo" en particulier sont dédié à ses parents, décédés tous deux en 2022, "Jardín" à sa mère, "Nana del invierno" à son père, "Abuelo" à son grand père incarcéré de 1939 à 1943 pour son engagement à gauche et “Oleaje" est un hommage à un ami disparu.
Pour rendre compte de cet "Invierno", nous nous risquerons à quelques analogies que nous espérons éclairantes, pour incongrues qu’elles puissent paraître a priori. Le texte que nous avons reproduit en introduction à notre critique juxtapose deux hivers différents mais complémentaires : l’un est synonyme de "soledades y abrazos sin nadie", l’autre est "suave" et "tierno", ce en quoi il peut apaiser les affres infligés par le premier. L’hiver propice à la mélancolie et aux souvenirs doux-amers n’est pas si éloigné de l’univers des chansons de Janis Ian (cf., l’album "Between the lines", dont l’une des chansons est justement titrée "In the Winter"). Les photographies, connotées à la froideur glaçante de l’hiver lugubre, nous ont immédiatement rappelé celles des albums "The Marble Index" et "Fata Morgana" de Nico. On retrouve aussi dans les arrangements d’"Invierno" le minimalisme acéré et/ou le confort d’un idiome rock (ici, on remplacera "rock" par "flamenco") relativement attendu tournant insidieusement à l’angoisse, voire au chaos de chocs émotionnels trop violents de ceux de John Cale (cf. "Fear is a Man’s Best Friend", entre autres).
Les pièces du programme évoquent tour à tour ces deux images de l’hiver, qui peuvent aussi parfois être associées dans une même composition en une dialectique douleur/apaisement. Pour le ton oppressant, on écoutera d’abord la bulería "Duelo" (textes de Sara Holgado et Alejandra Pizarnik) — notons la contradiction apparente entre le titre et la réputation festive du palo, mais la discographie de Camarón (deuxième période) avait déjà démontré que la bulería peut être tragique, que rien n’est inscrit dans ses caractéristiques musicales et que tout dépend de l’interprétation et des textes (cf. "Viviré"). La composition commence par une sorte de planctus en trio voix / contrebasse (Gastón Joya) / percussions (David Chupete), avant que n’apparaisse le compás avec la guitare de Salvador Gutiérrez. La voix habite dès lors un univers instable et menaçant, entre des repères flamencos (guitare, percussions et palmas) et une contrebasse qui les menace constamment d’une subversion culminant dans son long intermède central.
Le programme avait pourtant commencé de manière plutôt rassurante, avec une chanson por tango-rumba conforme aux normes actuelles ("Jardín" (musique de José Alonso sur un texte adapté du cycle "Le lardinier d’amour" de Rabindranath Tagore). Là encore, la voix est sertie dans une trame instrumentale, cette fois à base de percussions (Javier Teruel) et de cordes pincées (guitare, cuatro et basse, Juan Antonio Suárez "Canito"). Après une entame vocale ad lib. et quasiment a cappella, le motif instrumental est repris en leitmotiv (en fait, en riff) tout au long de la composition, parfois ponctué par quelques accords bien tranchants mais sans rasgueados. C’est pourquoi nous avons utilisé le terme "chanson", qui n’a rien ici de péjoratif, pour qualifier cette pièce. Sara Holgado s’y inscrit dans une nouvelle tendance du cante qui semble s’affirmer depuis quelques années (cf. Alicia Carrasco et le groupe "Mujer Klórica"). La voix y est utilisé comme un instrument mélodique parmi d’autres, participant de la trame d’ensemble, et rompt donc avec la hiérarchie flamenca à laquelle nous sommes habitués. Pas d’ornementation foisonnante ni d’effets expressifs de type "quiebro" dans le style vocal de Sara Holgado, mais une extrême attention apportée à la justesse de l’intonation et à la diction, d’autant que les lignes mélodiques, outre leur beauté, visent à souligner les intentions du texte — en particulier par des sauts d’intervalle parfois périlleux, le plus souvent ascendants mais parfois descendants, telle la double plongée dans les graves du dernier vers des fandangos ("Oleaje") qui souligne l’absence et la perte, d’autant qu’elle succède à une vigoureuse inflexion contraire : "Las caracolas que eran de oro / se perdieron mar adentro. / Y nuestros pequeños tesoros / se perdieron en el tiempo / y al mismo tiempo robamos / aquellos besos." — texte et musique de Sara Holgado (et traditionnel pour la musique, dont un modèle mélodique d’El Gloria) ; guitare, Rycardo Moreno ; percussions, Poti Trujillo.
Paradoxalement, Sara Holgado se situe ainsi dans une tradition cantaora ancienne, celle du "decir el cante", qui privilégie la lisibilité mélodique et l’intelligibilité de la letra, non seulement dans sa textualité mais aussi dans son contenu émotionnel — pour cette dernière, ces musicien(ne)s misent moins sur l’interprétation que sur le rendu de la ligne mélodique en elle-même (cf. Pericón de Cádiz, Rafael Romero, Bernardo "el de los Lobitos", etc.). On le vérifie également dans sa version de la murciana et de la levantica d’El Cojo de Málaga, sur des poèmes de Miguel Hernández ("Carta"). La murciana commence sans introduction par un duo chant / nickelharpa (Josefina Paulson), une variante de la vielle à roue effectivement idéale pour assurer le continuo d’un cante "libre", entre récitatif et arioso. Salvador Gutiérrez joue une longue et belle falseta (por minera) de transition, puis se charge des "réponses" pour la levantica, rejoint progressivement par Josefina Paulson jusqu’à la coda qui ébauche une scansion binaire en trio — la complémentarité des deux instruments est parfaite, entre les traits mélodiques de la guitare ("réponses") et l’assise des notes tenues du nickelharpa pour chaque tercio vocal.
Pour cet album, Sara Holgado pouvait compter sur son expérience du travail en groupe, qu’elle avait notamment déjà expérimenté avec l’album "Triando" (2020), œuvre collective conçue avec Ricardo Piñero (basse) et Quim Ramos (guitare électrique). Il va sans dire que ce type de conception suppose une collaboration étroite avec des musiciens de haut niveau. C’est le cas ici, comme on peut le vérifier avec les arrangements (encore que le terme soit en ce cas trop réducteur) aussi variés que magnifiques des pièces suivantes. La "Nana de invierno" (texte de Tito Muñoz) est un dialogue à la fois tendre et poignant entre Sara Holgado et son père, qui termine seul, a cappella, par un cante de Bernardo "el de los Lobitos" — l’enregistrement peut effacer le temps et la l’absence. L’harmonisation diaphane de Yannick Corre (guitare) et la partie de percussions (David Chupete) sont un miracle de pudeur attentionnée. "Abuelo" juxtapose sans hiatus guaguancó cubain, siguiria (Tomás "el Nitri") et martinete avec le soutien des seules percussions cubaines de Yuvisney Aguilar et flamencas de Perico Navarro (textes : traditionnel, Los muñequitos de Matanza et Perico Navarro). Les chœurs (ici Amy Gaviria et Sara Holgado) dédoublent et prolongent finement les parties vocales sans tomber dans le poncif des estribillos habituels, comme dans plusieurs autres compositions, notamment la milonga "Boca" (texte de Miguel Hernández), accompagnée à la fois de manière très idiomatique et originale par Tino van der Sman (guitare). La chanson composée par José Luis Pastor sur un poème de José Saramago ("De paz y de guerra") est reprise en trio voix / piano (là encore minimaliste, Javier Galiana)/ percussions (David León). Le pianiste superpose des extraits du texte, récités en portugais, aux parties vocales, ce qui transforme subtilement l’interprétation recueillie de Sara Holgado en dialogue intérieur.
Une suite de soleares librement inspirées de cantes de La Serneta et de La Andonda ("Reglemento", textes du recueil de poèmes "Reglamento del Caos" de Tito Muñoz adaptés par Sara Holgado) nous laissait augurer une conclusion plus traditionnellement flamenca. Nous avons été rapidement (et heureusement) détrompé, dès l’introduction, par les abîmes ténébreux creusés dans les graves et par les gouffres de silence des falsetas et de l’accompagnement d’Alfredo Lagos (guitare), puis par les contrechants de Quim Ramos (guitare électrique).
On aura compris qu’ "Invierno" est le premier opus d’une songwriter flamenca de grand talent. N’attendez pas l’hiver prochain pour vous procurer le disque, même s’il vous sera dans quelques mois un confident attentionné pour les jours de froidure et de grisaille. Le disque : se contenter de télécharger la musique serait une erreur — pire, une faute de goût.
Claude Worms
Photo : Fredrik Gille
Textes des pièces de notre galerie sonore :
"Carta" (Miguel Hernández)
Ayer se quedó una carta / abandonada y sin dueño. / Ayer se quedó una carta, / volando sobre los ojos / de aquel que perdió su cuerpo, / sin ojos que puedan serlo.
¡ Ay ! anhelos, / a veces me daban anhelos, / de dormirme sobre el agua. / Y despertarme jamás, / y no saber más de mi / mañana de madrugada.
"Nana de invierno" (Tito Muñoz et populaire)
A la nana nanera / nanita de invierno. / Arenilla en tus ojos, / membrillo tierno.
Por la luna van los peces / nadando lento. / Y yo con voz de cuna / te explico un cuento.
A dormir va la rosa / de los rosales. / A dormir va mi niña / porque ya es tarde.
Mi niña chiquitita / no tiene cuna. / Su padre es carpintero / y le hará una. de Tito Muñoz)
"Reglamento" (Sara Holgado, d’après le recueil de poèmes "Reglamento del Caos" de Tito Muñoz)
Hoy hace algunos días que te quiero. / Destrozo en los charcos mi reflejo / y para amarte busco versos.
Eterno me resultaba. / Y quien diría que apenas / sólo un rato tú me amaras.
Me empeñé en celebrar, / en celebrar cualquier recuerdo. / También quise no olvidar, / y agarrarme a lo que pierdo.
Cuando el cielo se advirtió / en el más rotundo negro, / la lluvia ya no nos sirvió. / Lo que cabe en una tarde, / cuando el cielo se advirtió.
Quiere saber de mí / lo que oculto y lo que callo, / lo que no dije a nadie. / Y es de otro encanto / que yo tuve hace tiempo.
Hoy hace algunos días que me muero, / que frecuentaba de la luna el acero, / y ando por el alambre de aquel tiempo.
"Duelo" (Alejandra Pizarnik et Sara Holgado)
El frío me abriga, / mi dolor me hierre, / las lágrimas lloran, / y hasta el alivio me duele.
En el eco de todas mis muertes /aún hay miedo, / y del miedo sé a decir mi nombre. / El miedo con sombrero negro, / el miedo con labios muertos, / bebiendo mis deseos. / Aún hay miedo, tengo miedo.
Noche que te vas, /dame la mano. / ¡ Ay ! mis ojos, / que siempre andan buscando / y sólo encuentro despojos.
Hay que salvar al viento. / Los pájaros queman el viento / en los cabellos solitarios / que regresan de la vida / y tejen tormentos.
Photo : Alfonso Camacho
Galerie sonore :
"Carta" (murciana et levantica) — chant : Sara Holgado / guitare : Salvador Gutiérrez / nickelharpa : Josefina Paulson / texte : Miguel Hernández.
"Nana del invierno" — chant : Sara et José Holgado / guitare : Yannick Corre / percussions : David Chupete / texte : Tito Muñoz.
"Reglamento" (soleá) — chant : Sara Holgado / guitare : Alfredo Lagos / guitare électrique : Quim Ramos / texte de Sara Holgado, inspiré du recueil de poème "Reglamento del Caos" de Tito Muñoz.
"Duelo" (bulerías) — composition et chant : Sara Holgado / guitare : Salvador Gutiérrez / contrebasse : Gastón Joya / percussions : David Chupete / texte : ZAlejandra Pizarnik et Sara Holgado / vidéo : Alfonso Camacho et Sara Holgado.
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