Entretien avec Carmen Linares

samedi 7 juin 2008 par Maguy Naïmi

17 mai 2008 : Nous avons rencontré Carmen Linares lors de son séjour à Paris... (version française & espagnole)

Entretien avec Carmen Linares

Nous avons rencontré Carmen Linares lors de son séjour à Paris. Elle était venue participer au spectacle de Blanca Li « Poeta en Nueva York » réalisé à partir de textes de Federico García Lorca.

FlamencoWeb : Tu as toujours de nombreux projets et réalisations, tu as ce spectacle de Blanca Li, au théâtre de Chaillot à Paris, mais également un projet sur le répertoire préflamenco intitulé « Goyescas » avec le guitariste Oscar Herrero... Comment fais-tu, pour mener de front autant de projets ?

Carmen Linares : Généralement je planifie tout et je m’organise très bien. D’ailleurs ce spectacle de Blanca Li n’est pas quelque chose de nouveau pour moi. Nous

l’avons déjà joué à Madrid l’été passé et en plus il y a de nombreux artistes. Je ne dois chanter qu’une quinzaine de minutes, ce n’est pas comme quand je dois me produire toute seule. Je suis en train d’enregistrer également mon nouveau disque à mes moments perdus, un disque qui me plait beaucoup, à partir de poèmes de Juan Ramón Jiménez. C’est un gros travail et je crois que nous allons le présenter à la Biennale de Séville, le 23 septembre. Ensuite je vais passer à autre chose… En fait, j’arrive à me concentrer sur une chose et puis ensuite, quand il le faut, je me déconnecte…

FW : Tu as enregistré une dizaine de disques depuis le début de ta carrière. Comment sais-tu que le moment est venu d’enregistrer ? Tu as déjà en tête la ligne générale ou bien tu enregistres des cantes séparément ?

C L : Cela dépend... En fait je n’ai pas enregistré énormément de disques, si on considère la longueur de ma carrière. Je n’enregistre pas un disque par an, et je ne veux pas que les maisons de disques m’imposent des délais, car j’ai ma vie personnelle, j’ai trois enfants, et à chaque fois qu’un nouvel enfant est arrivé j’ai dû adapter ma carrière à ma nouvelle situation familiale.

FW : Il est vrai qu’il est difficile de concilier la vie professionnelle et la vie familiale.

C L : C’est vrai. Et encore, maintenant les enfants sont grands, mais lorsqu’ils étaient petits !… Il m’est arrivé d’enregistrer plusieurs fois de suite, et d’autres fois il s’est écoulé cinq ans entre deux enregistrements, je n’avais rien à proposer… et parfois oui, j’avais des choses à proposer… et je ne pouvais pas enregistrer ! Mais dans l’ensemble, je préfère mettre plus de temps et faire de bonnes choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, des projets très différents, je n’aime pas me répéter. C’est cela avant tout qui m’intéresse.

FW : « Desde el alma » est le seul enregistrement « live » de ta discographie. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’est pas très différent de tes enregistrements en studio. Quelles que soient les conditions d’ enregistrement, la qualité vocale et la force d’ expression restent identiques…

C L : Je pense que je suis meilleure en « live », bien qu’un enregistrement en direct comporte davantage d’imperfections. En studio, je corrige tout, bien sûr, mais j’essaye de donner l’impression qu’il s’agit d’ un enregistrement en direct. Je ne veux pas qu’on enregistre d’abord la guitare et ensuite la voix, parce que cela donne quelque chose de froid. Dans l’Anthologie (« En antología : la mujer en el cante » de Polygram. NDLR), j’ai tout enregistré comme en direct : moi j’étais là et le guitariste était de l’autre côté de la vitre bien sûr, mais je le voyais, il était dans le studio avec moi.

FW : Le Flamenco est une musique complexe, mais qui transmet en même temps beaucoup d’émotion. Certains chanteurs dominent bien leur sujet, mais ne transmettent aucune émotion ; d’autres le dominent moins, mais transmettent beaucoup d’émotion. Toi tu es toujours très équilibrée…

C L : C’est très compliqué effectivement, de trouver cet équilibre, et lorsque le chanteur possède à la fois une tête bien en place et beaucoup de cœur, c’est idéal… ; bien qu’il y ait beaucoup d’artistes qui chantent avec leur cœur mais n’ont pas la tête bien en place. Si l’artiste est en pleine possession de ses moyens et a suffisamment de cœur pour exprimer ce qu’il ressent, c’est ce qui peut arriver de mieux.

FW : Selon toi, on chante de la même manière à vingt, quarante ou soixante ans ?

C L : C’est très viscéral ! Tout dépend du moment que tu es en train de vivre, des expériences déjà vécues. Bien sûr, quand j’avais vingt ans, je vivais

les choses différemment, je chantais avec beaucoup de coeur mais je n’avais pas, sans doute, l’expérience que j’ai à l’heure actuelle. Et maintenant, j’ai certainement plus de choses à raconter que lorsque j’avais vingt ans. Je ne dis pas que les jeunes de vingt ans chantent mal, simplement ils vivent dans un monde différent de celui que nous avons connu, et cela, logiquement, a des répercussions. Il y a des problèmes qui sont similaires, les problèmes affectifs par exemple, mais maintenant les jeunes n’envisagent pas leur carrière de la même façon que nous l’envisagions, nous.

FW : Avant d’entrer en scène, t’échauffes-tu la voix comme le font les chanteurs classiques ?

C L : Non, pas de cette façon, mais il faut se chauffer un peu la voix. Moi, en ce moment, je ne le fais pas trop parce que je chante tous les jours. Mais lorsque ça fait dix jours qu’on n’a pas chanté, et que d’un seul coup on doit s’y mettre, on doit s’échauffer progressivement… Mais c’est quelque chose de personnel, nous n’avons pas, nous, des exercices semblables à ceux des chanteurs classiques. Cela dit, nous avons nos petits trucs : des gargarismes d’eau salée, chanter un demi - ton en dessous, et ensuite monter progressivement…

FW : … et surtout, savoir chanter comme tout bon chanteur doit le faire, sur le souffle… est - ce que ça s’apprend ?

C L : Oui, ça s’apprend. La différence c’est que les classiques ont des professeurs qui le leur enseignent, alors que moi j’ai appris toute seule… Personne ne m’a appris. Mon père chantait en amateur et il jouait de la guitare, mais il ne m’a pas appris. Tu apprends toi-même, à force de tenir la respiration. Quand j’avais seize ans, je rejetais tout le souffle, et arrivée à la fin, je me retrouvais à court de respiration. Mais peu à peu tu apprends à gérer ton souffle.

FW : Tu chantes toujours bien, même quand les conditions sont loin d’être idéales, comme, par exemple, dans certains festivals d’été en Andalousie, où les gens doivent attendre qu’à quatre heures du matin tu puisses enfin entrer en scène.

C L : J’essaye. Une artiste qui a atteint un certain niveau ne peut pas se permettre de redescendre. Mais il est très difficile de bien chanter dans de telles conditions. La dernière fois qu’on m’a appelée pour un festival, j’ai répondu : « D’accord, mais je ne chante pas la dernière ». Il n’est pas logique que la tête d’affiche monte sur scène en dernier et se retrouve face à quatre malheureux spectateurs. Les festivals d’été ne sont pas bien organisés, et il faudrait que ça change.

FW : Penses-tu qu’il puisse exister une pédagogie du cante ? Elle existe pour la danse et pour la guitare, pas pour le chant.

C L : Moi je ne saurait pas l’enseigner. Il y a des chanteurs qui le font, à la Fondation Christina Heeren, dans des académies… Moi je ne suis allée dans aucune école, je ne sais pas trop… De toutes façons tout ce qui peut aider les jeunes est bienvenu !

FW : Esperanza Fernández a ouvert un Centre à Séville où elle donne des cours de chant, et dans un entretien qu’elle nous a accordé, elle nous a dit que beaucoup de danseuses vont à son cours .

C L : Je connais son Centre. Je pense qu’il est difficile d’enseigner le chant. C’est quelque chose de très individuel. Une fois que l’on a donné une série d’indications, chacun doit chercher sa propre voie, et ce n’est pas facile. Pour la danse c’est différent, et pour la guitare il y a des méthodes, des techniques…

FW : Comment as-tu appris ?

C L : Franchement, je ne sais pas trop… J’ai toujours été une aficionada, j’ai appris en écoutant…

FW : Certains chanteurs de tel quartier de Jerez ou de Séville nous disent : « Moi ce chant je l’ai appris de mon oncle ou de mon père »…

C L : Oui, certes, mais ils n’apprennent que cette chose-là, alors qu’il existe bien d’autres choses. Si j’avais dû me contenter d’apprendre les chants de ma

région, je n’aurais chanté que la Taranta et la Minera. Mais, bien sûr, je suis allée à Madrid, et c’est tout un monde qui s’est ouvert à moi : « il te tend les bras... prends-le ! ». Tu ne peux pas te contenter de ce qu’on chante dans ton village, même si c’est très beau, il y a bien d’autres choses. Les gens apprennent avec intérêt, avec passion et en ouvrant leurs oreilles, et non en allant de par le monde comme une valise fermée. Non. Il faut ouvrir cette valise et voir ce qu’il y a à l’intérieur ! Et encore, on peut dire que les jeunes, actuellement, disposent de mille façons d’apprendre. Il existe une discographie merveilleuse en CDs, tout est bien mieux sonorisé ! Il y a mille manières d’apprendre, et bien sûr nous apprenons beaucoup de nos propres collègues de travail…, en travaillant aussi !

FW : … et au contact de musiciens venus d’autres horizons musicaux … Cela peut donner des idées…

C L : Oui. C’est le chemin qu’il faut emprunter…

FW : A propos de Mineras et de Cartageneras, il y a une chose digne d’admiration dans ta manière de chanter. Pour les chants « a compás » (avec un rythme déterminé), quand on connaît le compás, on peut chanter, et ce qu’on fera sera toujours plus ou moins présentable. Mais pour les chants libres, la tâche est plus ardue, car on a l’impression qu’il n’y a pas de rythme et c’est un leurre : il y a dans ces cantes un rythme interne, une pulsation interne, et certains chanteurs étirent beaucoup trop le chant. Toi tu sembles toujours dominer le phrasé interne de ces chants.

C L : Effectivement, les gens pensent que ces cantes n’ont pas de rythme, mais ils ont un rythme interne que tu te dois de connaître, tu ne peux pas étirer un « tercio » jusqu’à l’infini, et ensuite écourter l’autre, et ensuite étirer à nouveau, parce que c’est une histoire qu’il s’agit de raconter ; et il me semble intéressant que les gens comprennent cela. Il y a beaucoup de gens dans le monde du flamenco qui l’ignore.

FW : Comment fais-tu ? Tu t’appuies sur les paroles, tu mesures les silences ?

C L : Bien sûr, on doit s’appuyer sur les paroles et on mesure les silences aussi. Si on écoute les vieux chanteurs, les Chacón et autres, ils avaient ce rythme interne, et on comprenait tout de suite cela. On ne peut pas étirer et faire des fioritures ; ça plait au public, certes, mais ça ne vaut rien, il s’agit plus d’une démonstration de puissance… ; non, le plus important c’est la transmission, ce que tu transmets aux gens, et certains chanteurs parfois se perdent à force d’étirer. Effectivement, c’est comme un rythme interne, mais beaucoup l’ignorent. Moi je le sais parce que je l’ai beaucoup observé et je l’ai saisi.

FW : Cela doit être difficile, parce qu’il n’y a pas le soutien rythmique de la guitare. Est-ce pour cette raison que dans l’Anthologie tu as interprété la Malagueña de la Peñaranda, « abandolá » ?

C L : Oui parce que ce chant, comme toutes les Malagueñas, portait en lui très légèrement ce rythme interne. Mais ensuite, on a commencé à chanter les Malagueñas ad libitum. Cette Malagueña de la Peñaranda, on peut la faire « libre » entre guillemets ; ou ainsi, abandolá, avec ce rythme, comme un Verdial, mais plus posé.

FW : C’est ce qu’on entend quand on écoute les enregistrements de Juan Breva (Malagueñas), de la Antequerana, de la Niña de Linares (Taranta)... Ecoutes-tu beaucoup les anciens ?

C L : Oui, car c’est notre université, le savoir se trouve là…

FW : Parlons de trois disques : l’Anthologie, « Ramito de locura », et ton travail avec Manolo Sanlúcar. Commençons par l’Anthologie. Il y a là des chants que tu n’as pas l’habitude de faire en concert, tels que la Jabera, ou la Siguiriya de María Borrico...

C L : La Siguiriya de María Borrico, je ne la fais jamais car elle est dans une tonalité différente, et par conséquent je ne peux faire que cette Siguiriya-là.

C’est pourquoi je l’ai associée à la Nana, parce qu’elles sont dans la même tonalité, et ainsi je peux faire quelque chose avant. C’est un très beau chant, mais qu’on ne peut pas interpréter avec un autre chant : car sur scène, le guitariste devrait changer de tonalité, et le résultat laisserait à désirer, à moins de l’associer avec autre chose, dans une chorégraphie, un spectacle…

La Jabera, je vais être vraiment sincère, je ne la fais pas parce qu’elle est trop difficile. Quand je la chante, je suis épuisée. C’est un chant absolument magnifique… La Granaína et la Jabera je ne les fais pas en public parce que je dois être particulièrement en forme, être en pleine possession de mes moyens. Je ne peux pas les mettre en début de concert, parce que je ne suis pas échauffée. Plus tard dans le programme, je serais trop épuisée pour continuer. Alors je les mets quand ? Mais je vais me remettre à la Granaína et aussi à la Jabera. Miguel Poveda adore ce chant…

FW : Depuis que tu as sorti ton Anthologie, il y a de cela dix ans, beaucoup de nouvelles chanteuses ont émergé. Crois-tu que cette Anthologie a eu une influence sur les cantaoras ?

C L : Je crois que oui. Je ne veux pas me montrer prétentieuse, on m’a bien souvent posé cette question, et franchement, moi, je n’y avais pas réfléchi…

FW : Et pourtant il s’agissait d’un véritable hommage aux chanteuses de flamenco ; tu ne l’as pas fait pour cette raison - là, mais tu leur a rendu un hommage.

C L : Non, effectivement je ne l’ai pas fait pour ça, je l’ai fait parce que j’aimais beaucoup les cantes interprétés par les femmes. Mon mari (Miguel Espín. NDLR) et José Manuel Gamboa ont remarqué que j’aimais beaucoup interpréter ces chants, et ils m’ont dit : « pourquoi ne pas travailler là dessus ? » et moi j’ai trouvé que c’était une bonne idée…

FW : L’idée est fabuleuse ! Surtout celle qui consiste à varier les guitaristes accompagnateurs, chacun imprimant sa personnalité au chant qu’il accompagne. Tu les as choisis avec beaucoup de soin…

C L : Cela a été un apport considérable… Parce que chacun d’eux a été choisi pour une raison précise, ce n’était pas le fruit du hasard, bien sûr ! Paco Cepero, par exemple, a très souvent accompagné La Perla, c’est pour cette raison qu’il était là pour ses Bulerías ; quant à Juan Habichuela, il connaissait à la perfection les cantes de sa tante Marina, et il apportait aux Tangos une touche que personne d’autre n’aurait pu apporter. C’est un travail particulièrement réussi, justement pour cette raison-là, parce que chaque guitariste est à sa place. Ils ont tous leur raison d’être, et ils donnent à l’enregistrement une couleur unique, car la voix est toujours la même, mais ce sont les guitaristes qui changent. Perico (Perico el del Lunar Hijo. NDLR) est là lui aussi, parce que personne au monde ne joue la Nana comme lui ; et c’est également vrai pour la Jabera, il lui confère une personnalité unique. Cepero et Moraíto apportent leur touche « jerezana » et Pepe Habichuela… quel talent lorsqu’il joue les Alegrías en La ! (Alegrías de la Niña de los Peines. NDLR), aussi bien que Sabicas !

FW : Tu as participé il y a longtemps au Grand Rex, à Paris, à une « Noche flamenca ». L’idée était très intéressante : on avait réuni sur la même scène de nombreux chanteurs et guitaristes. Ils faisaient des « rondas de cantes » c’est-à-dire que plusieurs chanteurs et guitaristes s’exprimaient successivement sur un même « palo ». Sur scène les artistes n’avaient pas l’air de s’intéresser beaucoup à ce que faisaient les autres, sauf toi : tu écoutais tout le monde avec intérêt, même les guitaristes…

C L : Cette soirée a été particulièrement chaotique, nous avons fait le son avec beaucoup de retard,… L’idée était très belle, il y avait de nombreux chanteurs et guitaristes et ça a duré toute la nuit. Certains étaient complètement imprévisibles, personne ne retenait les instructions. Ortiz Nuevo avait dit à Niño Jero : « surtout, tu ne salues pas au début, tu laisses ça pour la fin , on organisera un salut à ce moment là », … et lui, il a fait strictement le contraire, il est arrivé sur scène et s’est mis à saluer…

FW : Tu écoutes énormément les guitaristes, et tu leur laisses beaucoup d’espace. Est-ce que leur façon de jouer influence ta manière de chanter ?

C L : Bien évidemment ! Cela influence beaucoup, car le chant aussi doit disposer de son espace. La guitare doit trouver sa juste place. On démarre avec un cante, ensuite un autre un peu plus tendu, et puis un autre encore plus intense ; et c’est seulement là, que le guitariste doit intervenir. Il y a des guitaristes qui ne le savent pas, et jouent une « falseta » hors de propos, et ça, c’est assez perturbant. Moi je leur laisse leur espace, mais je crois qu’ils doivent savoir jouer au bon moment. Il y a des guitaristes qui jouent trop et d’autres qui n’interviennent pas assez ; ils ne font rien, et c’est aussi une erreur. Mais on peut dire que le guitariste m’influence beaucoup, j’aime chanter avec des guitaristes qui ont quelque chose à m’offrir, qui me stimulent.

FW : Comment as-tu choisi les « letras » de l’Anthologie ?

C L : Nous avons essayé de choisir des paroles qui n’étaient pas très connues. Mais parfois, nous n’avons pas eu le choix, comme pour la Soleá de la Serneta, « Presumes que eres la ciencia ». Nous avons choisi en nous fiant à notre goût personnel, mais nous avons toujours essayé d’éviter les textes trop rebattus.

FW : Penses-tu que les femmes chantent les mêmes textes que les hommes ?

C L : La majorité des paroles sont faites pour les hommes, mais il y en a que les hommes et les femmes peuvent chanter. La métrique est la même, c’est ce qui compte…

FW : Dans le disque de Manolo Sanlúcar « Locura de brisa y trino », la voix est utilisée comme un instrument, et la mélodie est également très instrumentale, avec de nombreuses modulations, surtout dans « Gacela del amor desesperado » et dans le « cambio » de la Siguiriya aux Alegrías, dans « Campo ». Comment avez-vous travaillé ? Est-ce qu’il t’a donné les mélodies déjà totalement composées ?

C L : Oui. C’est Manolo qui les a faites, et il les a enregistrées. J’ai les enregistrements et de temps en temps je lui disais : « Ne te fâches pas

Manolo, sinon je mets tes enregistrements sur internet, pour que les gens voient comment tu chantes, comme tu chantes mal ! » Non, sérieusement, il nous a vraiment facilité le travail. Bien sûr, c’était un travail très ardu, parce que dans une même mélodie, il change de tonalité, je me retrouve seule, et je dois tomber à cet endroit là, et à nouveau il a changé la tonalité. C’est un travail très difficile mais très beau, qui m’a plu énormément ; et différent de tout ce que j’avais fait jusque là, même pour lui. Manolo a énormément apporté à la guitare, par sa façon de composer. Il était très angoissé parce qu’il était en train de créer quelque chose de nouveau…C’est un grand artiste… quelqu’un d’exceptionnel…

FW : L’Anthologie était un travail traditionnel. As-tu conçu « Ramito de locura » par besoin de changer ?

C L : L’ Anthologie, je l’ai faite parce qu’elle correspondait à ma personnalité, mais je devais me tenir à certaines paroles et certains chants. Dans « Ramito » j’ai eu la liberté de choisir les chants et les paroles et cela a donné un travail très différent, très gratifiant. Je suis ravie d’avoir fait ce disque avec Gerardo (Gerardo Nuñez. NDLR). Nous avons travaillé en toute liberté et nous nous sommes apportés beaucoup l’un et l’autre. Nous avons exhumé des pièces de nos répertoires, nous avons travaillé énormément sur ce disque, et donné de nombreux concerts, que les gens ont bien appréciés. Le prochain aussi, vous verrez, c’est un disque à partir de poèmes de Juan Ramón Jiménez, sur des compositions de Juan Carlos Romero. Je lui apporterai mon interprétation, ma personnalité, mais c’est un projet déjà achevé, articulé, avec des mélodies déjà composées. Il y aura une ballade, car la forme poétique la lui a suggérée. Juan Carlos m’a dit : "tu ne vois pas d’inconvénient à chanter une ballade ?". Je lui ai répondu que non : je n’ai plus à démontrer que je suis une cantaora, je dois juste démontrer que j’aime ce que je fais, que ce soit une Siguiriya, ou une Soleá, ou une ballade. C’ est un luxe que je peux me permettre, et dans ce travail il y a des choses très belles, très réussies… Il me reste encore quatre chants à enregistrer, j’en ai déjà six de prêts.

FW : Dans « Ramito de Locura » tu chantes la Siguiriya del Nitri et la Cabal de Silverio. Mais la Siguiriya que tu fais en introduction est-elle de toi ?

C L : Ce cante est très beau, et je l’ai entendu chanté par Pepe el Culata. Il m’a paru si beau, si primitif... Ce cante est comme une introduction, comme un souffle pour te mettre en bouche. Lui le chantait ainsi, comme une introduction, mais ça ressemble aussi à une Saeta. Il m’a semblé qu’il avait toute sa place ici.

FW : Pour la Petenera de « La luna en el Río » le premier cante n’est pas traditionnel...

C L : Une trouvaille ! J’ai une amie juive qui m’a donné un disque d’une chanteuse, et ce qu’elle interprétait, c’était une véritable Petenera.

Nous avons donc mis des paroles sur ce chant juif et rajouté une flûte. C’ est qu’en fait tout est très mélangé ; les juifs sont restés des siècles en Espagne, avec les arabes. Ils nous ont apporté beaucoup, mais ils nous ont emprunté également. Le chant dit : « ¡Ay qué llanto en toda España / por toda la Judería / por la fe y la palabra » ; et ensuite : "y luego pasa una mujer llorando, porque se acuerda de Sefarad por las calles de Judea". Et, effectivement, les juifs se rappellent toujours Sefarad. Ils en ont la nostalgie, et leurs musiques sont très belles. Quand on écoute des chants séfardis on a la chair de poule.

FW : Dans les disques qui paraissent actuellement, on crée beaucoup de nouveaux « cantes », par exemple por Alegría, mais on a l’impression qu’il s’agit plus de chansons, de mélodies chantées sur le rythme de l’ Alegría. A ton avis, quelle est la différence entre une chanson de ce type et un cante ?

C L : Je crois que pour composer en s’inspirant du cante, on doit très bien le connaître, sinon … on fait des chansons ; des chansons qui peuvent être très jolies, mais qui n’ont rien à voir avec le flamenco.

FW : Une chanson a une mélodie complètement déterminée, alors qu’un cante a un profil mélodique : on doit passer par certaines notes, mais ensuite le phrasé et la ligne mélodique entre ces notes changent suivant l’interprétation.

C L : On a un dessin, mais à l’intérieur de ce dessin, on peut rajouter un peu de sel, d’huile, on peut l’assaisonner à son goût. Le flamenco a quelque chose de fabuleux : c’est un art complètement individuel ; un même cante interprété par quelqu’un d’autre ne sonne pas de la même façon. Tu as une liberté totale dans l’interprétation, il n’y a pas de partition. Il s’agit de transmission orale, on a une grande liberté, à l’intérieur de certaines règles.

FW : Les gens ici, en France, pensent souvent que le flamenco est constamment improvisé.

C L : Constamment, non. On peut improviser, mais toujours en respectant les règles. Par exemple si aujourd’hui je chante une Soleá, je vais rallonger un tercio parce que j’en ai envie, mais après il faut que ça tombe là où ça doit tomber. Si le guitariste connaît les codes, et si toi aussi tu les connais, alors il n’y a pas de problèmes. Les gens qui connaissent peu, ou ne connaissent pas du tout le flamenco, sont très surpris. Ils me disent : « Comment faites-vous pour arrêter tous en même temps ? »… Je ne sais plus quel musicien célèbre a dit un jour du flamenco : « ce sont des artistes complètement fous, mais qui finissent toujours ensemble ».

FW : Il avait l’impression que chacun allait de son côté…

C L : Et non ! Nous étions tous ensemble ! C’est l’impression qu’ont ceux qui ne connaissent pas bien. On me demande toujours : "Comment tu fais pour chanter avec un guitariste que tu ne connais pas ?". Mais oui, on peut ! Parce qu’il y a des codes que lui connaît, et que moi aussi je connais. Bien sûr, c’est mieux quand tu connais bien le guitariste et que tu as répété avec lui… bien mieux, mais il n’y a pas de catastrophe si tu ne l’a jamais vu : si on connaît les codes, ça passe.

FW : Quand tu travailles, et que tu changes certains détails sur les chants traditionnels, c’est prémédité, ou ça vient spontanément ?

C L : Quand ça fait longtemps que tu interprètes un chant, tu le domines tellement que tu te l’es approprié. Très souvent on se dit : "je chante ce cante, mais je ne l’ai pas encore fait mien". On considère qu’on l’a fait sien quand on commence à rajouter des variantes spontanément, au moment où on l’interprète ; et on chante quelque chose qui va tomber impeccablement et qui va donner une autre couleur. En fait, on ne pense même plus à comment on doit chanter, et c’est pour tout pareil… Si je reprends actuellement un chant de l’Anthologie, je ne vais pas le chanter comme à l’époque où je l’ai enregistré. Je lui donne une autre tournure, parce que ça fait dix ans que je le chante ; et je pense que maintenant je le fais mieux, parce que je lui apporte des modifications plus personnelles.

FW : Qu’en est-il de ton expérience avec Jean-Marc Padovani sur les chansons de Federico García Lorca ? Chanter avec un orchestre de jazz ne doit pas être pas facile.

C L : Ce fut une idée de Jean-Marc Padovani. Il avait beaucoup aimé mon travail sur les chansons de Lorca, et il m’a demandé s’il pouvait faire des arrangements. Je les ai chantées avec son orchestre. Il y avait des choses réussies, et d’autres qui l’étaient moins... Mais ce qui me gênait beaucoup, c’est que je n’avais aucune liberté. Avec mon groupe de musiciens, nous faisons tel ou tel cante : si je n’entre pas au dixième de seconde près, ce n’est pas grave, mes partenaires réagissent immédiatement. Mais là, si je n’entrais pas au moment précis, il se produisait un déraillement, et tout le train tombait... C’était une pression beaucoup trop forte pour moi, je n’étais pas à l’aise. Les gens ont beaucoup aimé, et j’ai fait une tournée avec eux, parce que je ne voulais pas les laisser tomber. Mais ensuite, je leur ai dit que je ne voulais plus le faire. Ils se sont fâchés, hélas… Moi, je ne peux plus faire des choses qui ne me plaisent pas, qui me mettent mal à l’aise, car je veux prendre du plaisir quand je travaille. J’ai toujours essayé de prendre du plaisir en travaillant.

Carmen Linares

Propos recueillis par Maguy Naïmi et Claude Worms

Traduction : Maguy Naïmi

Discographie

"Carmen Linares" - LP Movieplay S 21 292, 1971

"Su cante" - LP Hispavox 30 130 211, 1978

"Carmen Linares" - LP Hispavox 30 003, 1984

"Cantaora" - LP GASA FA-004, 1988

"La luna en el río" - CD Auvidis Ethnic B 6753, 1991

"Canciones populares antiguas" - CD Auvidis Ethnic B 6201, 1994

"Desde el alma. Cante flamenco en vivo" - CD World Network, 56 983 1994

"Carmen Linares en antología. La mujer en el cante" - 2 Cds Mercury 532 397 - 2, 1996

"Un ramito de locura" - CD Universal Music 0044001775420, 2002

Collaborations :

"Cultura jonda, vol. 6" : Fonomusic, 1998

"Festival Internacional del Cante de las Minas, vol. 3" : RTVE Música, 2002

"Festival Internacional del Cante de las Minas, vol. 4" : RTVE Música, 2003

"Ellas dan el cante" : RTVE Música, 2007

Manolo Sanlúcar : "Locura de brisa y trino" : Mercury, 2000

Galerie sonore : 30 ans de cante (1971 – 2002)

Peteneras
Malagueñas ( La Trini / Juan Breva)
Tientos
Taranta (La Antequerana) et Cartagenera
Romeras
Malagueña de La Jabera
Soleares (La Serneta)
Siguiriyas (Pepe el Culata / El Nitri) et Cabal (Silverio)
Tonás

Peteneras : Carmen Linares / Juan Habichuela (1971)

Malagueña (La Trini) y Cante Abandolao (Juan Breva) : Carmen Linares / Luis Habichuela (1978)

Tientos : Carmen Linares / Paco Cortés (1988)

Taranta (La Antequerana) y Cartagenera : Carmen Linares / Pedro Sierra (1991)

Romeras : Carmen Linares / Paco et Miguel Ángel Cortés (1994)

Malagueña de La Jabera : Carmen Linares / Perico el del Lunar hijo (1996)

Soleares (La Serneta) : Carmen Linares / Pepe Habichuela (1996)

Siguiriyas (Pepe el Culata / El Nitri) y Cabal (Silverio) : Carmen Linares / Gerardo Nuñez (2002)

Tonás : Carmen Linares / Pablo Martín (contrebasse) / Cepillo (percussions) (2002)


Malagueñas ( La Trini / Juan Breva)
Tientos
Taranta (La Antequerana) et Cartagenera
Romeras
Malagueña de La Jabera
Soleares (La Serneta)
Siguiriyas (Pepe el Culata / El Nitri) et Cabal (Silverio)
Tonás
Peteneras




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