Alberto López : "Detrás de la verdad"

lundi 5 novembre 2018 par Claude Worms

Alberto López : "Detrás de la verdad" - un CD, autoproduction, 2017

Dès les premières notes du disque - de l’introduction de "Balcón de los sueños" (granaína) - c’est d’abord le son de la guitare, une guitare flamenca au naturel, qui retient l’attention. La production, la prise de son et la mastérisation (Alberto López, Paco Requena et Mario G. Albemi), avec une réverb très discrète, en restituent au mieux le timbre incisif et mettent en valeur les nuances dynamiques de l’interprétation, créant une sensation de proximité physique et d’intime connivence avec le guitariste, comme s’il ne jouait que pour nous.

La qualité de la réalisation sonore est à l’image de celle des compositions d’Alberto López, dont le style, dès ce premier album intitulé "Detrás de la verdad", fait montre d’une belle originalité - un tocaor dont on reconnaîtra dorénavant aisément la manière et l’univers sonore (ils ne sont pas si nombreux aujourd’hui).

La granaína est un premier superbe exemple de l’intelligence avec laquelle le compositeur parvient à concilier la densité musicale avec l’accessibilité immédiate du propos. S’il exige de nous une écoute très attentive, il nous aide à suivre son cheminement dans les arcanes du palo par une construction rigoureuse et limpide :

_ l’exposé de l’harmonie et du mode por granaína (mode flamenco sur Si) et de ses dissonances caractéristiques repose sur un processus répété deux fois (du début à 1’18) : quelques notes clés égrenées sereinement d’abord, puis muées en arpèges serrés dont la prolifération inextricable nous a rappelé l’introduction de la granaína de Pedro Bacán - pour leur objectif, non pour leur mise en œuvre (CD "Marisma", Pasarela AMCD-065, 1998). Un paroxysme de tension est ensuite atteint par des traits en picados sur toute l’étendue du manche jusqu’à une coda conduisant à l’une des signatures historiques de la granaína, les ligados et glisandos sur la sixième corde, du Fa# au Si. Cette signature sera reprise quatre fois, marquant clairement chaque section de la pièce.

_ la suivante (1’19 à 2’21) figure le dialogue chant / guitare, non en imitant platement quelques motifs du cante, mais par un bref incipit mélodique qui se fond dans un tissu d’arpèges variant la grille harmonique de leur accompagnement. Des transpositions de cette cellule initiale émergent ça et là du flux arpégé et génèrent enfin un nouveau crescendo en picado conclu par la "signature". Les réitérations évolutives de cet incipit-leitmotiv seront dorénavant le fil conducteur de la composition.

_ une nouvelle variante de l’incipit est travaillée brièvement de manière similaire (2’22 à 2’51), en forme de portique à un ample trémolo au sein duquel il réapparaît fugacement. On y notera un nouveau traitement du couple détente - tension, avec un long prologue harmoniquement étale en 4/4 (accord de Em, note Si sur la première corde pour le trémolo, notes Mi, Do, Si et La à la basse, le tout répété quatre fois - une simple mais efficace façon de superposer le mode por granaína et sa tonalité relative mineure, Mi mineur) contrastant avec le débit harmonique serré du développement, à 3/4 (2’52 à 3’56).

_ après un silence éloquent, la dernière section présente une ultime métamorphose plus apaisée du leitmotiv, dont nous vous proposons ci-dessous une transcription. On y appréciera la suspension sur l’accord de E7M (dont la septième majeure Ré# maintient le lien avec le mode de référence) qui sépare une première version de l’incipit et sa reprise à la tierce inférieure ; l’usage symétrique des accords de Am7(b5) et F#m7(b5) qui lancent les développements sur l’accord de B7 ; la belle marche harmonique IVm - III - II traitée en entrelacs d’arpèges et de cellules mélodiques issues de l’incipit, avec des cadences secondaires V-I systématiques (B7 - Em7 / A7 - D7 / G7 - C7) ; la surprise provoquée par l’irruption du plus long et véhément picado de la composition, initié une fois de plus par une transposition du leitmotiv (ligado sur le Si première corde), alors que l’insistance sur ce dernier accord aurait dû nous conduire au repos du premier degré, B ; enfin, un ultime clin d’œil à l’histoire du toque, avec la coda modulant à la tonalité relative mineure (accord de Em) chère à Ramón Montoya ou Miguel Borrull.

Granaína, dernière section / 1
Granaína, dernière section / 2
Granaína, dernière section

L’introduction de la bulería "Valor y coraje" offre un autre exemple d’exposé de l’harmonie du mode, cette fois "por medio" (mode flamenco sur La). Bien qu’il n’y paraisse guère à la première audition, il s’agit d’une réalisation à la fois originale et profondément traditionnelle de la cadence usuelle IVm - III - II, soit Dm(#5) - C79 - Bb/G (= Gm), à laquelle est appliquée une basse chromatique descendante Ré-Réb-Do sur les trois premiers accords : les voix intermédiaires maintiennent en permanece une pédale d’harmonie Sol + Sib, similaire à celle de la cadence traditionnelle (le Sol se justifie par le relatif mineur, Gm7, de l’accord du deuxième degré, Bb). La séquence est ensuite répétée et ornée, un accelerando conduisant au 6/8 | 3/4 de la bulería.

Bulería : introduction et cadence traditionnelle "por medio"
Bulería : introduction

Ces longues considérations techniques, que d’aucuns n’auront pas manqué de zapper sans remord (ce dont nous ne saurions les blâmer), n’ont d’autre propos que de vous convaincre que la familiarité et l’émotion que nous ressentons immédiatement à l’écoute de cette granaína ne sont pas le fruit du hasard, ni même du "duende", mais bien du grand talent d’Alberto López et d’un travail conscient de composition. Le même type d’analyse pourrait être appliqué à l’autre forme ad lib. du programme, la taranta "El eco de una voz", sur laquelle nous ne nous étendrons pas, et à la soleá "Llanto eterno". S’il s’agit, comme le titre et le trémolo initial le laissent entendre, d’un hommage au "Son eterno" de Gerardo Nuñez (Flamencos Accidentales, FA-001, 1987), la composition est digne de son modèle. On ne manquera pas d’y déguster comme il le mérite le long passage modulant (3’12 à 4’46) à la tonalité homonyme majeure (Mi majeur) et subsidiairement au mode "por minera" (mode flamenco sur Sol#) dont la fluidité réjuoirait également Manolo Sanlúcar.La granaína, la taranta et la soleá sont les trois seules pièces en strict solo de l’album. Les autres appellent également quelques commentaires d’une autre nature - brefs, rassurez-vous.

On retrouvera l’empreinte de Gerardo Nuñez ("Capinetti" - album "Flamencos en Nueva York", Flamencos Accidentales FA-007, 1989) dans le tanguillo "Cartas al fuego" (mode flamenco sur Ré#), par son thème répétitif, ses intermèdes en arpèges syncopés et son usage quasi orchestral des chœurs (Cristina Tovar, Reyes Martín et Dani Bonilla). L’introduction et le break final de batterie et percussions valent à eux seuls le détour (Eduardo Giménez "Coki" et Javier Katumba). L’efficacité srtucturelle du thème tient à la fermeté de son dessin mélodique, construit sur un contraste entre un antécédent dans les aigus et un conséquent dans les graves, une structure présente également, parfois inversée, dans les thèmes des tangos et de la zambra. Les chœurs sont à nouveau mobilisés dans les tangos ("Baílame", en hommage à Antonio Canales - mode flamenco sur Si), avec le chant d’Antonio Nuñez "el Pulga" pour un magnifique tango extremeño. Nul effet de collage pourtant, tant les invités s’insèrent avec naturel dans la construction globale de la pièce - El Pulga dans la continuité d’un remate en picado, par exemple. La solidité de la section rythmique constituée par Javier Rabadán (percussions) et Jesús Valero (basse) n’est évidemment pas étrangère à la cohérence de l’ensemble - ils officient également, ensemble ou séparément, dans les alegrías, la bulería, la zambra, les tientos et la courte siguiriya menée à un train d’enfer, "de regalo" en "bonus track".

Avec la même habileté, les alegrías "Lágrimas de cristal" et la bulería "Valor y coraje" intègrent sans hiatus les chœurs, la section rythmique, le baile d’ Óscar de los Reyes et le cante d’ Encarna Anillo pour les premières et le cante de Manuel Tañe et Bernardo Miranda pour la seconde. La texture instrumentale est parfois encore plus dense, sans que l’auditeur y perde en lisibilité, avec les accords discrets mais efficaces du piano de Sergio Caballos (bulería et tientos) et les contrechants délicieusement acidulés du violon de Bernardo Parrilla (tangos, zambra et tientos). Entre les deux cantes, l’ épisode central de la bulería nous réserve l’une de ces surprises dont Alberto López semble particulièrement friand : la longue insistance sur l’accord de E7 nous prépare à une modulation classique des bulerías "por medio", vers l’une des tonalités homonymes de La mineur ou de La majeur, mais nous sommes en fait conduits vers le mode flamenco sur Do# avant d’avoir eu le temps de comprendre par quels chemins de traverse il nous avait mené là... Restons dans les bulerías, avec la "continuación" de la taranta en duo guitare / percussions. Là encore, Gerardo Nuñez ("El gallo azul") n’est pas loin : les gracieuses volutes mélodiques du début ne tardent pas à donner naissance à des improvisations en picados vertigineux, non sans quelques succulents passages "out" dans le style de Niño Josele.

Terminons par les deux compositions les plus atypiques du disque, par leur rareté dans le répertoire soliste des guitaristes actuels. D’une part les tientos "En lo más hondo", qui portent bien leur titre par leur tempo très lent - sans la solution de facilité d’une coda por tango - leurs silences, leurs voiles aériens de chœurs que n’aurait pas reniés Enrique Morente, et par l’usage poignant du mode por granaína. On y admirera également l’élégance des transitions en picado du guitariste, parcourant tout le registre de l’instrument pour fondre une falseta dans une autre - la même remarque vaudrait aussi pour les alegrías, entre autres. Le violon de Bernardo Parrilla et le chant linéaire et sobre de Pepe de Pura, sur le souffle, font le reste.

La zambra "De la tierra mora" est une lecture contemporaine d’une véritable zambra granadina à l’ancienne - d’où peut-être le choix du très idiomatique mode flamenco sur Ré. La pièce commence par un riff lancinant qui en structurera ensuite les différents épisodes. Il nous a rappelé celui des "Cuevas del Sacromonte" de Manuel Cano (album "El Flamenco Fabuloso De Manuel Cano" ‎- LP Hispavox HH 10-295, 1966) : même pesanteur torpide évoquée par d’autres moyens. Suivent des arabesque voluptueuses (Niño Ricardo, Juan Habichuela...) tendues progressivement par des diminutions en picado et par l’intrusion du violon. Le chant d’El Pele, un miracle d’âpre délicatesse, semble éclore d’une brève esquisse de tango de Graná (Juan Habichuela...). Chœurs en polyphonie avec la voix d’El Pele, percussions et basse dont la présence légère évoque quelque lointaine procession... écoutez la suite (cf. Galerie sonore).

Claude Worms

PS : Quand les letras ne sont pas traditionnelles, elles sont d’Alberto López qui possède aussi un jolie talent de plume. Voici le texte de la zambra :

"Tierra de la luna mora,

tristeza en el alma,

que mi alma añora.

Promesa de una locura,

en una lucha perdida,

mora, tú me diste un beso,

y la Alhambra encerró tu amargura.

Tristeza, de un moro cautiva,

granada en mi pecho sentía,

su piel rasgada y la mía,

en un sueño de muerte fundida."

Galerie sonore

"Balcón de los sueños" (granaína)
"De la tierra mora" (zambra)

"Balcón de los sueños" (granaína) : composition et guitare : Alberto López.

"De la tierra mora" (zambra) : composition, texte et guitare : Alberto López / chant : Manuel Moreno "El Pele" / chœurs : Cristina Tovar, Reyes Martín et Dani Bonilla / Percussions : Javier Rabadán / basse : Jesús Valero / violon : Bernardo Parrilla.


Granaína, dernière section / 1
Granaína, dernière section / 2
Granaína, dernière section
Bulería : introduction et cadence traditionnelle "por medio"
Bulería : introduction
"Balcón de los sueños" (granaína)
"De la tierra mora" (zambra)




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