Pedro Sierra : "El Toque Flamenco" / Gerardo Nuñez : "Travesía"

samedi 27 octobre 2012 par Claude Worms

"El toque flamenco" : un CD La Voz del Flamenco LVF 1041 - 2012

"Travesía" : un CD ACT Music ACT 9534 - 2012

Depuis plusieurs mois, je n’ ose hasarder une chronique du dernier enregistrement de Pedro Sierra. Peur de ne pas trouver les mots, trop intimidant : comment parler d’ une oeuvre aussi belle, intègre et dense ? Peut-être en paraphrasant André Campra, qui déclarait à propos d’ "Hippolyte et Aricie", opéra de Rameau : "Il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix" - on sait que Campra était un adversaire déterminé de l’ esthétique de Rameau, et les réserves que j’ avais émises sur les précédents enregistrements du guitariste devraient suffire à m’ éviter tout soupçon de partialité. Il y a effectivement assez de musique dans cet album pour en faire dix. Ou encore, en plus péremptoire : escuchar este disco una y otra vez, y quitarse el sombrero" - ce qui devrait suffire, mais risque d’ être un peu trop lapidaire pour convaincre le lecteur...

Revenons donc au titre, "El Toque Flamenco" : c’ est à dire six cordes, dix doigts, de la sensibilité et un cerveau, ce dont Pedro Sierra ne manque pas. Il peu ainsi relever le défi de jouer la guitare flamenca de toujours, celle de Luis Molina, Ramón Montoya..., d’ une manière contemporaine et surtout originale, sans le moindre adjuvant : pas de choeurs, d’ "estribillos", de cante faire valoir, ou d’ instruments - seulement les palmas et jaleos nécessaires aux "toques festeros" (La Tobala, Pastora Galván, El Barrio, El Junco, Bobote, Jardanay, Cristián Guerrero et Roberto Jaen), et quelques rares soutiens de basse (Jesús Garrido).

Le "toque flamenco", ou l’ instrument indispensable à l’ accompagnement du chant et de la danse, dont Pedro Sierra connaît parfaitement tous les secrets : l’ auditeur attentif percevra en effet le cante en filigrane dans toutes ses compositions, et pourra sans effort dessiner des chorégraphies imaginaires pour les deux Bulerías, les Cantiñas, le Zapateado... Chaque falseta, le moindre compás en rasgueados, le plus fugitif des "remates" suffisent à évoquer l’ éthos irréductible de chaque forme.

Le "toque flamenco" est une affaire de son, résultant du rapport singulier entre un corps et un instrument (ici, des instruments : guitares des luthiers Hermanos Sanchis López, Fernando Rodríguez, Jímenez Rodríguez et Victor Quintanilla - le guitariste ne les cite pas par hasard dans le livret). Les signatures sonores de Ramón Montoya, Niño Ricardo, Sabicas, Melchor de Marchena, Perico el del Lunar, Diego del Gastor... étaient immédiatement identifiables. C’ est le cas aussi de celle de Pedro Sierra, à une époque d’ uniformisation des timbres à grands coups de "réverb" et de mise en scène sonore intempestive : une sonorité incisive, brillante..., en somme vivante, qui évoque irrésistiblement pour nous celle de Sabicas, comme aussi la limpidité de ses attaques et de ses phrasés (et son style de composition - nous y reviendrons). Pedro Sierra signe d’ ailleurs la prise de son et le mixage, pour son propre label, "La Voz del Flamenco - ceci expliquant sans doute cela.

Le "toque flamenco" est une vaste gamme d’ univers sonores propres à chaque "palo", dessinés sur le manche de la guitare par des enchaînements harmoniques (positions - "posturas") caractéristiques. Le guitariste prend grand soin de les respecter : Bulerías por medio ("Cartujano") ; Soleá por Bulerías por medio ("Cañadú") ; Rondeña et Jaleos... por Rondeña, mode flamenco sur Do# ("La Serranía") ; Cantiñas en La Majeur ("Simplemente luz") ; Fandangos de Huelva por arriba ("Onuba") ; Guajiras en La Majeur ("Brisas de caña") ; Zapateado en Ré Majeur, la tonalité de deux des meilleures compositions du genre - le "Zapateado en Re" de Sabicas et "Perfil flamenco" d’ Esteban de Sanlúcar, dont il évoque d’ ailleurs la coda ("La campiña") ; et Tientos por medio ("De inmediato"). Seule la Bulería "La fragua", en mode flamenco sur Ré#, fait exception à cette règle. En trois quarts d’ heure de musique, et sans la moindre redite (sauf une "version radio" des Jaleos), Pedro Sierra démontre brillamment qu’ on peut encore composer et innover sur les modes et tonalités de toujours : chaque pièce sonne d’ une manière à la fois familière et, au sens propre, inouïe - ce que nous n’ avions plus entendu, dans une toute autre approche, depuis le premier album de Pepe Habichuela, "A Mandeli".

Du point de vue de la composition, un ’toque flamenco" est une suite aléatoire de falsetas, liées entre elles par des transitions codifiées (compases en rasgueados, "llamadas", "paseos"...). Là encore, Pedro Sierra se conforme strictement à ce cadre, avec quelques variantes elles aussi traditionnelles pour certaines formes (par exemple, rondo pour le Zapateado ; Rondeña ad lib. suivie d’ un Jaleo - structure bipartite de rigueur depuis "Cueva del Gato" de Paco de Lucía). L’ unité et la dynamique de chaque pièce dépendent dès lors de la qualité des falsetas, et de la cohérence de leur montage. Pedro Sierra partage avec Sabicas la rare faculté de projeter ses idées mélodiques et harmoniques sur des phrasés à la fois complexes et d’ une grande lisibilité, variant à l’ infini les divisions du temps (de la noire au sextolet de doubles croches). D où résulte la vigueur permanente de l’ élan rythmique : un système de composition plus exigeant, mais beaucoup plus efficace aussi, que les sempiternelles accumulations de contretemps de la plupart des compositions contemporaines, qui finissent par s’ annuler mutuellement, quand elles ne disloquent pas irrémédiablement les lignes mélodiques. Ajouter à cela des contrastes de registre si bien agencés qu’ ils ne rompent jamais le flux mélodique : chaque "toque" est une sorte bloc de musique en expansion permanente.

Les Tientos à eux seuls résument parfaitement ces quelques remarques. Ce "palo" est particulièrement rétif au solo de guitare, et l’ on peut compter sur les doigts d’ une main les réussites dans le genre, tous relativement anciens : "Cielo granadino" (por medio - alias, en version plus développée, "Jardines del Albaicin") et "Cielo de Granada" (por arriba) de Sabicas ; "Con sentimiento y pasión" de Victor Monge "Serranito" ; "Llanto a Cádiz" et "Tientos de El Mentidero" de Paco de Lucía (le plus récent "El tesorillo" de ce dernier est une intéressante tentative de retours aux sources rythmiques communes des Tanguillos, Tangos et Tientos, via la Habanera, mais pas un Tiento au sens musical actuel du terme). Il faudra désormais y ajouter le "De inmediato" de Pedro Sierra, qui nous semble être le digne et néanmoins très original héritier de "Cielo granadino" - on y trouvera même une falseta en trémolo, rare dans les Tientos (voir ci dessous l’ analyse de notre transcription).

Un disque magistral, qui mérite bien les majuscules de "Toque Flamenco", indispensable à votre discothèque, et à offrir à ceux de vos proches qui ne seraient pas encore convaincus de la valeur du langage musical de la guitare flamenca. Le chroniqueur insatiable osera une dernière requête : que cet album soit le premier volet d’ une anthologie, un nouveau "Mundo y formas de la guitarra flamenco" quarante ans après celui de Manolo Sanlúcar. Pedro sierra en a les moyens.

Galerie sonore :

Pedro Sierra : "De inmediato" (Tientos)

De inmediato

Transcription :

"De inmediato" (Tientos - Pedro Sierra)

Tientos / page 1
Tientos / page 2

Le premier arpège de Dm, en anacrouse, semble annoncer le quatrième degré du mode flamenco sur La ("por medio"). Mais les notes Si bécarre et Do# du motif mélodique qui suit, porté par cette accord (persistance du Fa bécarre sous la mélodie) introduisent immédiatement une ambiguïté modale : "por medio", ou tonalité de La Majeur ? La transposition du motif à la tierce supérieure (troisième compás) est encore plus troublante : pédale d’ harmonie de G (notes Si et Ré, puis franc accord arpégé de G), mais basse de La (qui résonne y compris sous l’ arpège de G, du fait du demi barré III). A la fin de ce compás, l’ harmonisation de A79 laisse nettement la mélodie en suspension. Nous pourrions être en tonalité de Ré Majeur, dont les accords de A et G sont respectivement la dominante et la sous-dominante, mais le compositeur se garde bien d’ énoncer à la mélodie la note Fa#, qui la confirmerait trop franchement. L’ ensemble évoque à merveille les premiers cantes enregistrés, notamment ceux d’ Antonio Chacón, eux aussi mélodiquement ambigus (ce qui d’ ailleurs embarrassait fort les guitaristes de l’ époque).

L’ accord de Gm7/A, et donc le premier Si bémol de cette introduction (deuxième temps du quatrième compás) nous ramène au mode flamenco sur La, confirmé ensuite par l’ arpège de A7 (septième temps de ce même compás)..., mais pas pour longtemps. Le compás suivant module vers La Majeur par l’ accord de dominante E(b9) : un "cambio" typique des Tientos, par exemple ceux de Frijones, et un effet dont Sabicas était friand. On notera au passage la suite du "cambio", en continuité mélodique, mais à l’ octave supérieur, avant l’ accord de A/C#. La cadence conclusive peut être ramenée à un schéma classique : C7 / Dm / F7 / Gm7 / A(b9). Mais la ligne de basse est là encore imprévisible : deuxième renversement pour les deux premiers accords (respectivement, notes Sol et Fa) ; basse de Mi pour l’ accord de F7 (par enharmonie, si nous considérons le Lab comme un Sol#, l’ accord peut être chiffré C(#5)/E, ou encore E(#5) - ce qui donnerait un nouveau "mini cambio") ; basse de Do#, qui anticipe l’ accord du premier degré (A), pour l’ accord de Gm7.

Le phrasé respecte le balancement ternaire, et les syncopes sur les temps pairs, caractéristiques du Tiento, ainsi que les anacrouses de rigueur. Les conclusions des périodes mélodiques sont systématiquement retardées par rapport à leur cadrage théorique (au temps 6 de chaque compás au lieu du temps 5). Ce qui, joint à la diversité métrique de ces retards (noire + croche en triolet / doubles croches / sextolets de doubles croches) évoque bien la fluidité du chant - l’ interprétation rubato y est aussi pour quelque chose, mais le swing ne s’ écrit pas.

Bref, en treize mesures, un condensé du cante "por Tiento", et une leçon de composition flamenca.

On ne peut imaginer disque plus différent de "El Toque Flamenco" que le récent "Travesía" de Gerardo Nuñez. Et c’ est tant mieux : il existe autant de façons de servir la guitare flamenca que de guitaristes-compositeurs talentueux.

Encore que... Trois pièces de l’ album sont jouées en strict solo (avec tout de même les palmas de Carmen Cortés et les percussions de Cepillo pour la deuxième) : une première Soleá atypique, qui ne révèle réellement son identité qu’ à la fin , une Bulería et une seconde Soleá. Trois superbes miniatures méditatives (même la Bulería, en fait), très elliptiques (les durées sont éloquentes - 1,26 mn ; 2,52 mn et 1,03 mn). La dernière Soleá s’ achève même abruptement et ironiquement sur l’ accord du deuxième degré caractéristique de la "llamada" : à l’ auditeur d’ imaginer la suite...

Ces trois compositions sont en somme des moments d’ introspection (la première est d’ ailleurs intitulée "Compás interior" - en mode flamenco sur Do, avec l’ accordage C/G/C/G/B/E expérimenté pour la Bulería "Calima", du moins nous semble-t’ il), entre quatre longs morceaux dans la veine des meilleures réussites de "Flamencos en Nueva York" et "Calima". C’ est dire si les effectifs instrumentaux sont fournis.

Mais le même trio guitare / palmas / percussions est d’ abord utilisé pour l’ introduction de l’ album, en deux parties : "Ítaca", Minera et Alegría (donc dans la tonalité majeure homonyme du mode "por Minera", Mi Majeur). Cette courte Alegría annonce la construction des pièces plus développées qui suivront : l’ incipit de trois noires de la première falseta, sur les trois premiers temps du compás, sert ensuite de fil conducteur, varié et développé de diverses manières, et assure ainsi l’ unité de la composition. Ce procédé est repris dans trois titres traités sous une forme apparentée à la succession thème / chorus du jazz, que Gerardo Nuñez affectionne particulièrement, et qu’ il a beaucoup pratiquée pour le projet "Jazzpaña". Pour les chorus, l’ improvisation (si improvisation il y a) est très soigneusement préparée : elle prend appuis sur des cellules issues du thème, qui engendrent fréquemment des thèmes secondaires, ou des "ponts" modulants. Dans ce contexte, on ne saurait trop souligner le rôle primordial de la section rythmique, d’ une solidité à toute épreuve : Cepillo à la batterie et aux percussions ; Pablo Martín et Antonio Ramos "Maca" à la basse. La guitare électrique (Pablo Romero) et les claviers (Mariano Díaz) sont surtout utilisés pour varier les textures des expositions et réexpositions du thème. Dans l’ ordre du programme :

_ "No ha podío ser" : une Bulería très mélodique, sur un thème qui pourrait être une valse manouche - Gerardo Nuñez y assume seul les chorus.

_ "Chicken dog" : une composition de John Scofield, traitée en Rumba funky. Le riff obsessionnel, souligné épisodiquement par des choeurs, finit par tourner un peu à vide, malgré le "groove" efficace de Perico Sambeat (saxophone) et de Gerardo Nuñez, et le brio de leur improvisation en duo pour la coda.

_ "A rumbo" : un joli thème ternaire, qui évoque vaguement le Fandango ou la Sevillana (à la manière de la Sevillana "Sevilla" de l’ album "Calima"), et des chorus très mélodiques de Mariano Díaz et Gerardo Nuñez.

D’ une manière générale, et par delà les différences de vocabulaire musical, le style de Gerardo Nuñez nous rappelle du plus en plus celui du Manolo Sanlúcar de "Tauromagia" et "Locura de brisa y trino" : même aisance souveraine du phrasé, et même élégance mélodique - des mélodies qui semble sourdre naturellement d’ une guitare intarissable.

L’ introduction de "Travesía", dernier titre du disque, évoque d’ ailleurs également l’ ambiance de "Nacencia". La guitare déroule des volutes très ornées, à la façon d’ un oud, entrecoupées d’ un motif d’ arpèges sereins (une réminiscence inconsciente de "Shine on you crazy diamond" des Pink Floyd ?), et tisse la toile de fond, non d’ un cante, mais de la récitation d’ un poème de Luis Ríus, "Acta de Extranjería" (dit par Juan Luis Caro), puis d’ appels de muezzins (Bilal Demiyurek et Ezan). La guitare enchaîne ensuite progressivement sur une Bulería en mode flamenco sur Ré#, qui prend des allures de "Bulesalsa" avec l’ irruption du piano de Pablo Romero. Retour à la guitare solo pour la coda, qui conclut aussi le disque, en quelques arpèges ascendants (comme un apaisement, ou une délivrance ?).

Cette longue pièce de musique à programme est sans doute la plus ambitieuse de Gerardo Nuñez, une sorte de pendant du "Gern-Irak" d’ Enrique Morente (le mixage y fait aussi émerger par instants des bruits, des murmures, des ébauches de dialogue...). Le propos en est proche, mais plus suggéré qu’ asséné, et plus introspectif aussi. Le compositeur s’ en explique brièvement dans le livret :

"Quise contar una historia, la de mis amigos Ahmed y Khaleb, que cumplieron su sueño de emigrar a Europa, ese El Dorado que al final resultó pan de oro. Hicieron una larga travesía por el desierto para emprender otra dura travesía por el mar y luego otra y otra alejándose de su origen. Entonces me di cuenta que la mía era también una travesía y recordé el poema de Luis Ríus : "Cada vez que me pongo a caminar / hacia mí pierdo el rumbo / me desvío". Quise contar una historia, y la historia me contó a mí."

Ce beau texte se passe de tout commentaire, si ce n’ est qu’ il est l’ expression de préoccupations malheureusement bien rares dans le "mundillo" flamenco.

L’ audition de "Travesía" vous rendra plus serein et heureux, ce qui est déjà beaucoup...

Galerie sonore

NB : la durée du titre "Travesía" (9,32 mn) nous interdit de vous le proposer en galerie sonore. Il vous faudra vous procurer le CD pour l’ écouter, ce que nous vous conseillons naturellement.

Gerardo Nuñez : "Ítaca" (Minera et Alegría) - palmas : Carmen cortés et Cepillo / percussions : Cepillo.

Ítaca

Claude Worms


De inmediato
Ítaca




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