27e Festival Flamenco de Nîmes

du 12 au 21 janvier 2017

jeudi 19 janvier 2017 par Claude Worms

Vicente Amigo / David Carpio et Antonio Moya / Manuel Liñán / Miguel Ángel Cortés / Jesús Méndez.

Vicente Amigo : "En concierto"

Théâtre Bernadette Lafont - 21 janvier 2017

Composition et guitare : Vicente Amigo

Seconde guitare et voix : Añil Fernández

Percussions : Paquito González

Basse : Ewen Vernal

Chant : Rafael de Utrera

Palmas et danse : El Choro

Il y a déjà plus de vingt ans, à la fin du XX siècle, Vicente Amigo avait signé trois albums de référence que nous avons longtemps écoutés en boucle : "De mi corazón al aire" (Sony, 1991), "Vivencias imaginadas" (Sony, 1995) et surtout "Poeta de esquinas blandas" (Pasión Records, 1990) avec El Pele, qui nous avait à l’époque fait espérer que le duo Camarón / Paco de Lucía aurait un successeur crédible. Il y réalisait une synthèse personnelle de la rigueur compositionnelle et de l’art de la modulation de Manolo Sanlúcar, et de la liberté rythmique de Paco de Lucía, qui s’était affranchi des cierres du toque traditionnel, d’abord en sextet puis en solo ("Siroco", 1987) pour enjamber les « barres de compás » et développer des arcs mélodiques fluides à grande échelle identiques à celles d’un cantaor – une révolution analogue à celle qu’avait opérée Lester Young pour le jazz.

Depuis, le guitariste n’a cessé de progresser en virtuosité technique et rythmique. Mais ses disques se sont révélés, nous semble-t-il, de plus en plus inégaux, l’inspiration du compositeur étant sans doute mise à rude épreuve par le rythme effréné de sa production discographique – un album tous les trois ans en moyenne de 1991 à 2013, sans compter ses collaborations avec Remedios Amaya (1997), José Mercé (1998) et à nouveau El Pele (2003) : "Poeta" (1997), "Ciudad de las ideas" (2000), "Un momento en el sonido " (2005), "Paseo de Gracia" (2009) et "Tierra" (2013). Ce type de pression est d’ailleurs un problème récurrent pour tous les guitaristes flamencos solistes, sommés d’être également compositeurs, et contraints d’annoncer en permanence leur "nouvel album" pour se rappeler au bon souvenir des programmateurs de concerts de festivals.

La première et la dernière pièces du concert de clôture du XXVII Festival Flamenco de Nîmes nous semblent bien résumer le problème. D’abord une longue errance en solo por taranta, dont la teneur musicale consistait pour l’essentiel en modulations discontinues (du moins leur cohérence nous a-t-elle échappée), sur un procédé récurrent : rampe de lancement harmonique sur un bref arpège, suivie d’un trait ascendant en picado accelerando conclu par un battement de seconde mineure crescendo sur deux cordes contigües – spectaculaire la première fois , mais un peu lassant à la longue, d’autant qu’une série de remates, aussi virtuoses soient-ils, ne saurait tenir lieu de composition construite, et donc compréhensible pour les auditeurs. Heureusement, quelques citations fugaces de la taranta "Callejón de la luna", que Vicente Amigo dédaigna systématiquement de développer en véritables falsetas bien que les mélodies originales en soient fort belles, nous aidèrent à passer le temps (long…) avant une ultime modulation vers le mode flamenco sur Mi, et une soleá d’anthologie – dans tous les sens du terme, puisqu’elle était constituée de morceaux choisis de son vaste répertoire pour ce palo…

… répertoire encore enrichi par la soleá qui concluait le récital, qui devrait figurer au programme d’un prochain album sur le point de sortir, et dont la qualité égale celle des précédentes. Hélas, après trois minutes de superbe musique, il nous fallut subir une boucle d’accords interminable (pourquoi ne pas carrément utiliser un séquenceur ? – suggestion pertinente de Maguy Naïmi), reprise ensuite par la seconde guitare (Añil Fernández), sur laquelle le guitariste se lança dans une démonstration d’improvisation. La grille étant trop pauvre pour lui fournir un support stimulant, le résultat, prévisible, fut une nouvelle performance sportive : picados supersoniques terminés par des notes répétées façon mitraillette, puis séquences rythmiques (contretemps suivis de contretemps sur les contretemps etc.), avec des sortes de "power chords flamencos" joués sur les cordes graves en rotations du poignet (pouce et autres doigts groupés alternativement) qui, à tout prendre, sonneraient encore mieux avec un médiator. On se prend parfois à regretter que les merveilleuses techniques de rasgueados cristallines et déliées inventées par plusieurs générations de tocaores soient en passe d’être mises au rebut par cette funeste mode, malencontreusement initiée par Paco de Lucía pour l’accompagnement des chorus de ses partenaires du sextet. Surtout, l’obsession du jeu "por dentro" (comprendre : à l’intérieur du temps – contretemps, syncopes…), qui tourne souvent à la performance gratuite, finit par détruire toute continuité mélodique, voire la possibilité même de l’existence de lignes mélodiques – un comble pour un mélodiste aussi évidemment doué que Vicente Amigo - alors que rythme et mélodie devraient être indissociables, le premier servant à faire vivre la seconde. Ajoutons qu’un contretemps ne peut être perçu, et donc avoir une valeur expressive, que si l’on consent par moments à jouer sur le temps.

Un autre diptyque commença à nouveau par une taranta, avec cette fois de longs passages de "Un momento en el sonido" (merci !), suivie, dans le même mode flamenco sur Fa#, d’une chanson dispensable - à compás de bulería lente, ou de bulería por soleá (avec en tout cas des séquences à medio compás ternaire qui tendaient à la transformer en valse) - visiblement destinée à mettre en valeur les contrechants du soliste (mais là encore, la pauvreté de la grille harmonique ne l’aida pas beaucoup).

Le reste du récital alterna ainsi moments de grâce et passages à vide, au moins quant au contenu musical. Nous en retiendrons surtout une siguiriya en mode flamenco sur Do# jouée en duo avec le percussionniste Paquito González (excellent tout au long du concert) et une bulería en mode flamenco sur Ré#. Les deux pièces, inédites au disque, augurent peut-être d’un nouvel enregistrement qui renouerait avec la qualité d’inspiration des premiers opus.

On se hâtera par contre d’oublier une sorte de boléro, ou peut-être de "balada", version flamenca de la "musique d’ameublement" chère à Erik Satie, l’humour en moins, et une rumba brésilienne avec les colorations de neuvièmes et onzièmes et les retards harmoniques de rigueur. Les deux compositions auront au moins eu la vertu de nous rappeler que Vicente Amigo peut être un interprète subtil, et qu’il dispose d’une vaste palette de touchers du plus velouté au plus métallique, ce que la débauche quasi permanente de puissance du reste du concert tendait malheureusement à occulter.
Pour le reste : un tango, un tanguillo, une autre rumba (flamenca celle-là) et une autre bulería ; le tout sans surprise, sur le format et la structure standards devenus traditionnels depuis les sextets de Paco de Lucía.

Nous regretterons donc également la polarisation du programme sur quelques palos, certains de surcroît rendus à peu près indiscernables par le jeu "por dentro" (tango, rumba et tanguillo par exemple), et sur quelques modes flamencos (essentiellement sur Fa#, Mi et Do# - outre la siguiriya, les tangos et la seconde bulería pour ce dernier mode) – un rien frustrant s’agissant d’un musicien dont le catalogue est autrement varié et riche en réussites de tous ordres (granaína, minera, rondeña, alegrías, fandangos, farruca, zapateado…). A l’exception de Paquito González, le sous-emploi auquel se trouvaient cantonnés les partenaires du guitariste, dont nous devinons cependant le talent, n’est guère plus compréhensible : stricte fonction de section rythmique pour la seconde guitare et la basse (Ewen Vernal, gratifié tout de même de quelques courts exposés de thème notes contre notes, et de deux chorus éclairs) ; quelques cantes camaronesques por bulería pour Rafael de Utrera ; une démonstration de taconeo por bulería (à peu près sans bras) pour El Choro.

Avant la dernière bulería, Vicente Amigo s’adressa aux spectateurs, espérant, en substance, "que quelques détails au moins aient touché leur cœur". Il y eu effectivement beaucoup - et non quelques - détails, mais aussi de longs moments d’ennui, pour nous tout au moins. On aura compris combien il nous en coûte de devoir exprimer de telles réserves, que d’aucuns jugeront sans doute iconoclastes, sur le concert d’un musicien que nous respectons, dont nous admirons l’œuvre passée, et dont la présence chaleureuse sur scène inspire immanquablement la sympathie. Attendons donc avec espoir le prochain album.

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert


Récital de David Carpio et Antonio Moya (concert acoustique)

Institut Emmanuel d’Alzon – 21 janvier 2017

Chant : David Carpio

Guitare : Antonio Moya

Remplacer au pied levé un artiste (en l’occurrence María Terremoto), qui plus est pour un récital acoustique en soliste, n’est jamais chose aisée. David Carpio eut d’autant plus
de mérite à accepter ce défi que ses cordes vocales avaient été mises à rude épreuve la veille par la puissance qu’il avait dû déployer pour ne pas être submergé par la débauche de décibels délivrée par les taconeos et les percussions du spectacle de Manuel Liñán.

C’est sans doute pourquoi il aborda le concert prudemment, par un martinete et une toná précautionneux. Peut-être inspiré par la musicalité de l’introduction et de la falseta intermédiaire d’Antonio Moya, il enchaîna par deux malagueñas (Diego el Perote et Concha la Peñaranda) beaucoup plus tendues, et de conduite mélodique très sûre . Un choix de répertoire bienvenu mais inattendu pour un cantaor de Jerez, la plupart de ses aînés se contentant de répéter inlassablement la même malagueña del Mellizo, avec ou sans granaína-malagueña en introduction : il semble que la jeune génération des artistes de la ville ait bien l’intention de s’émanciper d’une prétendue tradition locale dont les fondements historiques sont pour le moins contestables, à moins de considérer comme accessoires et anecdotiques les discographies d’Antonio Cahcón, Luisa Requejo, José Cepero ou El Sernita.

Après deux premiers cantes hésitant entre cantiña del Pinini et romera, les alegrías qui suivirent lancèrent définitivement un récital dont la grande qualité n’allait plus faiblir – avec notamment le classique "Que te miraras en ello…", dont la sobriété impeccable aurait sans doute réjoui El Flecha de Cádiz et Aurelio Sellès. Une fois n’est pas coutume, David Carpio eut la courtoisie de dédier les soleares aux journalistes présents dans la salle, "dont le travail est indispensable aux artistes", et en France "algo fuera de lo común". Ne boudons pas notre plaisir, d’autant que la série était éclectique mais remarquablement construite et équilibrée, avec quelques modèles mélodiques peu fréquentés, et interprétée de main de maître - Joaquín el de Paula, La Roezna, Frijones, El Mellizo, Juaniquín et Paquirri, sans compter le temple dont le développement valait à lui seul pour un cante.

C’est aussi avec ces Soleares que le dialogue entre le chanteur et le guitariste trouva sa pleine cohérence. David Carpio et Antonio Moya se rencontraient pour la première fois, du moins sur scène, et suivre le cheminement de deux musiciens cherchant un terrain d’entente avec l’autre, puis l’explorant avec empahie, est toujours une expérience musicale fascinante. Confronté à un guitariste dont le feeling est très différent de celui de son accompagnateur habituel (Manuel Valencia), le cantaor modifia insensiblement ses phrasés dans les soleares, et plus nettement encore dans les bulerías, comme l’y incitait le style résolument Morón – Utrera d’Antonio Moya. Le jeu de ce dernier a encore gagné en nuances, et goûter son habileté à glisser des citations « historiques » dans ses propres falsetas est toujours un régal – quelques arpèges de Pedro Bacán et un zeste de l’introduction de Diego del Gastor à l’interprétation du "Café de Chinitas" par Fernandillo de Morón dans les bulerías ; une falseta de Javier Molina dans les siguiriyas (une attention délicate pour son partenaire, Javier Molina étant le grand fondateur historique du toque de Jerez).

Siguiriyas de grande classe (Manuel Torres, Paco la Luz et Frasco el Colorao) ; fandangos initiés par une originale adaptation d’une letra de verdial de Córdoba ("Ella es buena y volverá…) à un modèle mélodique de José Cepero (une idée qui lui a peut-être été suggérée par une récente réédition de 26 cantes d’Isabelita de Jerez - collection "Flamenco y Universidad", vol. 50), et culminant avec une composition de Manuel Torres ; bulerías entre classiques de Jerez et du répertoire d’Antonio Mairena ("El camino de Jerez…") : le public était ravi, on le serait à moins.

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert / Théâtre de Nîmes


Manuel Liñán : "Reversible"

Théâtre Bernadette Lafont - 20 janvier 2017

Direction artistique : Manuel Liñán

Danse et chorégraphie : Lucía Álvarez "la Piñona", José Maldonado et Manuel Liñán

Artistes invités (danse) : Lucía Àlvarez "la Piñona" et José Maldonado

Collaboration spéciale (danse) : "El Torombo"

Chant : Miguel Ortega et David Carpio

Guitare : Francisco Vinuesa et Pino Lozada

Percussions : Miguel "el Cheyenne"

Musique : Francisco Vinuesa, Pino Lozada, Miguel "El Cheyenne", Miguel Ortega, David Carpio et populaire.

Le spectacle "Reversible" de Manuel Liñán débute par des Jaleos (exécutés comme il se doit avec bata de cola et mantón noirs, sur un accompagnement des deux guitaristes "à l’ancienne", avec falsetas "a cuerda pelá"), pour lesquels le danseur déploie tout son talent "réversible", fusionnant énergie et force masculine, souplesse et sinuosité féminine. Puis on file la métaphore musicale avec le superbe Romance de la Monja "Me apararon en una puerta / me metieron para dentro / me quitaron gargantilla / las alhajas de mi cuerpo…" (deuxième strophe), dont la réapparition périodique et l’inversion de l’ordre des strophes structurent le spectacle. Le thème récurrent de la clôture sera traité de différentes façons, d’abord sur le romance puis sur une suite d’airs à danser folkloriques dans des mouvements chorégraphiques où la danse évolue dans un espace fermé : les œillets rouges que l’on sème et qui délimitent un carré ou bien la corde que l’on déploie et qui enchaîne les deux danseurs Manuel Liñán et José Maldonado, les réunissant, les séparant et les fusionnant tour à tour. Toute cette première partie résonne de zapateados, tambourins et autres percussions spectaculaires.

Un solo de guitare por minera (Pino Losada) marque un premier intermède, avant des tientos a cappella chantés d’abord intégralement puis de manière fragmentaire, chaque cantaor (Miguel Ortega et David Carpio) interprétant les deux premiers vers de chaque copla, en un caléidoscope sonore du plus bel effet, pour soutenir la danse.

Fran Vinuesa avait ponctué de quelques accords la fin des tientos, pour enchaîner sur un solo por granaína, avant d’accompagner en duo des cantiñas del Pinini puis des alegrías au cours desquelles la corde réapparaît, figurant un ring de boxe. Dans une chorégraphie en miroir, Manuel Liñán et La Piñona endossent d’abord leurs costumes traditionnels (bailaor et bailaora). L’escobilla de Torombo, dans le rôle de l’arbitre, leur permet ensuite d’aller se changer : Manuel Liñán revient ensuite en bata de cola tandis que La Piñona reprend la danse en pantalon. Le romance revient alors en leitmotiv, cette fois avec sa première strophe : "Mi madre me metió a monja / (por reservarse mi dote) / me cogieron entre cuatro / me metieron en un coche / me pasearon por pueblos…".

Au cours de la guajira qui suit, la corde est redéployée sur le sol, dessinant des cercles, une sorte de marelle virtuelle sur laquelle José Maldonado et La Piñona, dans une robe à corolle évoquant les poupées des boîtes à musique, inscrivent une chorégraphie aérienne. Les voix des chanteurs se superposent pour interpréter une soleá en canon, dansée avec brio par un Manuel Liñán virtuose en homme / femme ; contraste saisissant avec quelques incises des premiers jaleos, puis avec l’ultime reprise du "Romance de la monja", ses trois derniers vers concluant le spectacle : "Me vistieron de picote / y en alta voz gritan todas / ¡ pobre inocente !".

"Reversible" ne laisse pas indifférent, par une chorégraphie et une scénographie riches en inventions et en contrastes, auxquelles Manuel Liñán imprime dans certains tableaux une énergie et une joie de danser tout à fait communicatives, bannissant l’ennui que certains spectacles peuvent parfois provoquer. Seul point négatif : une sonorisation trop forte qui m’a empêchée de profiter pleinement du talent des artistes.

Maguy Naïmi (con la colaboración especial de Claude Worms)

Photos : Jean-Louis Duzert / Théâtre de Nîmes


Miguel Ángel Cortés : "Sonantas en tres movimientos"

Théâtre Bernadette Lafont – 19 janvier 2017

Guitare et composition : Miguel Ángel Cortés

Chœurs et palmas : los Makarines et Dani Bonilla

Percussions : Jorge Pérez "El Cubano"

Danse (artiste invitée) : Ana Morales

Au commencement était la guitare, en l’occurrence trois guitares qui accueillaient sur scène les musiciens et les spectateurs : une guitare classique encadrée par deux guitares flamencas, une "blanca" (cyprès) et une "negra" (palissandre). Trois "sonantas" pour trois parties d’un concert, ou trois mouvements de sonate. Trois témoins muets de la longue et glorieuse histoire de la guitare flamenca de Grenade, qui n’attendaient que les doigts de Miguel Ángel Cortés pour nous parler et nous la conter.

Tentons une exégèse : quatre hommages du compositeur aux trois sources du toque granaíno, et, par delà, à la haute tradition de lutherie des guitarreros de la ville – l’interprète poussa le raffinement jusqu’à modifier son toucher, et donc sa technique, en fonction des qualités acoustiques de chaque instrument.

La premier mouvement déconcerta d’abord une partie du public, mais ne tarda pas à le ravir. C’est que Miguel Ángel Cortés s’y saisissait de l’idiome musical des guitaristes-compositeurs "éclectiques" (Eusebio Rioja) qui, entre la fin du XIX et le début du XX siècle, inventèrent la guitare flamenca soliste dont Ramón Montoya allait enregistrer une première synthèse en 1936. De formation académique (Julian Arcas, Juan Parga…) mais puisant leur inspiration dans la musique populaire, folklorique ou flamenca, ou tocaores (Paco el de Lucena, Maestro Patiño, Rafael Marín…) inscrivant au programme de leurs concerts leurs propres falsetas et des pièces de leurs collègues "classiques" (variations sur des airs à danser ou sur des paraphrases d’arias d’opéras ou de zarzuelas, etc.), tous auront contribué également à construire les fondements du toque flamenco. Or, de El Murciano à Manuel Cano, en passant par Manuel Jofré ou Ángel Barrios, Grenade est depuis le milieu du XIX siècle l’un des hauts-lieux de cette esthétique musicale qui se nourrit abondamment des tournures harmoniques et des fameuses hémioles du futur répertoire flamenco (donc surtout du fandango "préflamenco" sous toutes ses formes, où l’on peut déjà entrevoir certains traits des malagueñas, polos, cañas, serranas, soleares… en gestation) mais se soumet rarement aux stricts canons de telle ou telle de ses formes dûment codifiées - d’où le désarroi de certains auditeurs "avertis" qui peinaient, et pour cause, à étiqueter chacune des cinq compositions de la première partie en termes de "palos". Il s’agissait en fait, pour quatre d’entre elles, de réductions pour guitare soliste des duos co-écrits et enregistrés par José María Gallardo del Rey et Miguel Ángel Cortés pour l’album "Lo Cortés no quita lo Gallardo", une œuvre d’une rare densité polyphonique à ranger parmi les rares grandes réussites du genre, aux côtés de la « Suite Sevilla » de Rafael Riqueni et… José María Gallardo del Rey. Autant d’actualisations de la guitare éclectique, sur la base inusable de la forme thème et variations, ou parfois d’une sorte de rondo bi-thématique, mais avec des modulations serrées, des dissonances et des ruptures rythmiques qu’ignoraient leurs lointains prédécesseurs. Le titre du la troisième pièce, "Adagio flamenco", ou encore les variations sur une célèbre marche de procession, devenue l’hymne de la Semaine Sainte sévillane ("Amarguras", de Manuel Font de Anta) résument bien le propos. Mais Miguel Ángel Cortés plongea plus profondément encore dans la préhistoire du toque avec une magnifique version flamenca de la jácara baroque (en Ré majeur avec cadences à la dominante C – Bb – A, comme il se doit). Espérons qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin et qu’il explorera avec le même talent et la même pertinence stylistique le potentiel flamenco de nombre d’autres danses baroques.

Un hommage à Sabicas, référence majeure de toutes les dynasties tocaoras du Sacromonte (les Habichuelas, les Cortés…) constitua à lui seul la matière du deuxième mouvement. Il y fallait non seulement quelques légères modifications vestimentaires (le guitariste tomba la veste et troqua le nœud papillon du concertiste pour le foulard du tocaor), mais aussi le passage de la rondeur veloutée du toucher classique à l’âpreté tranchante du toque à l’ancienne qui convenait à la guitare blanca. Après une introduction ad lib. sur les séquences harmoniques quasi atonales que Miguel Ángel Cortés affectionne pour ses introductions por malagueña, depuis au moins le premier enregistrement de Sonia Miranda ("Garabato", 2005), son interprétation de la farruca "Punta y tacón" fut une saisissante résurrection du dynamisme aérien du style de Sabicas. Mais le strict duo guitare – danse, comme le costume et la chorégraphie d’Ana Morales, évoquaient également le court métrage produit par Marius de Zayas, seul document filmé d’une autre rencontre au sommet, celle de La Argentinita avec Manolo de Huelva. Rappelons qu’une partie du répertoire patrimonial de la guitare flamenca provient de compositions expressément conçues pour élargir le répertoire du baile – non seulement la farruca, mais aussi le zapateado, les alegrías en Sol de Javier Molina…

Le passage sans heurt de l’atonalisme de l’introduction ad lib. à la confortable tonalité de La mineur de la farruca nous avait déjà donné un aperçu du talent d’écriture et de la science de la composition de Miguel Ángel Cortés. Nous aurons eu l’occasion de les goûter et de les admirer à loisir lors du long troisième mouvement, totalement consacré à quelques uns de ses propres toques, pour la plupart issus de son dernier album solo, "El calvario de un genio" (2013) – avec cette fois la guitare negra que son compatriote Manuel Cano avait été le premier à imposer, dès les années 1960, dans le milieu des guitaristes flamencos (un exemple immédiatement suivi par Victor Monge "Serranito", Manolo Sanlúcar, Paco de Lucía…). En introduction, une diffusion off de la première plage du disque, "Pasión por Cayetano" : voix d’enfants et composition libre en mode flamenco sur Ré#, qui pourrait être considérée comme un palo inédit apparenté à la Rondeña de Ramón Montoya : la dissonance de neuvième mineure entre la corde à vide donnant le deuxième degré (Mi) et le premier dégré (Ré#) sur la cinquième corde est en effet identique à celle de la Rondeña (respectivement Ré et Do#).

Enrique Morente aura également été déterminant dans la formation musicale de Miguel Ángel Cortés, qui a entre autres collaboré à l’album "Omega", pour la composition la plus avant-gardiste de l’album, la siguiriya de même titre avec le groupe Lagartija Nick. Son langage harmonique a sans doute été nourri des chromatismes, modulations enharmoniques et autres ambigüités majeur / mineur des cantes composés par Morente. C’est logiquement avec une pièce sans guitare, por martinete et siguiriya, que Miguel Ángel Cortés rendit hommage au maître : "voces rítmicas y armónicas" (Enrique Morente) et chant polyphonique (Los Makarines et Dani Bonilla), et percussions (Jorge Pérez "el Cubano") pour une belle évocation de "Martinete" ("Morente sueña la Alhambra", 2005) et de "Compases y silencios" ("Pablo de Málaga", 2008). L’introduction ad lib. de la bulería "Aljibe de madera" suffit à démontrer à quel point Miguel Ángel Cortés a su assimiler ce système de composition, développé également par Manolo Sanlúcar ("Locura de brisa y trino", 2000 - en particulier "Gacela del amor desesperado"), et l’intégrer dans son propre univers musical : nous ferons grâce à nos lecteurs de l’analyse technique d’un parcours qui commence por minera (mode flamenco sur Sol) et s’achève sur le mode por granaína (mode flamenco sur Si) et sa tonalité relative mineure, Mi mineur (la bulería proprement dite), en passant par les modes flamencos sur Do# et Fa# (por taranta). Le miracle est que la construction savante de cette cascade de modulations n’entrave en rien le naturel du flux musical et son lyrisme mélodique (le superbe trémolo de la minera, par exemple).

Dans toutes les autres compositions inscrites au programme de ce troisième mouvement (alegrías en Ré majeur, inédites au disque ; "Sueño de un torero", tangos en mode flamenco sur Do#...) , on retrouva la même limpidité mélodique (à tel point que l’on pourrait chanter la plupart des thèmes de Miguel Ángel Cortés), mise en relief par un rigoureux dosage de changements rapides de techniques de main droite qui en assure de l’intérieur la sculpture dynamique – pour n’en prendre qu’un exemple, le thème central de la guajira "De Graná pa Sevilla", initié en vigoureux "toque de pulgar", poursuivi par un arpège suggérant son harmonisation et conclu par un trémolo diaphane, le tout en une poignée de mesure. Miguel Ángel Cortés ne manqua pas de nous offrir une nouvelle version de ses siguiriyas en mode flamenco sur Ré, qu’il ne cesse d’enrichir depuis son premier album ("Patriarca", 1998) : assurément l’un des rares chefs d’œuvre inspirés par ce cante, dont la profondeur émotionnelle est si difficile à transposer de la voix à l’instrument (pour la partition de la première version enregistrée de cette siguiriya : Patriarca).

Il est toujours utile de rappeler le contexte et la profondeur historiques d’une tradition musicale. L’extrait d’une émission radiophonique ancienne diffusé off nous ramenait à la "Guerra de África" (la guerre du Rif), au tragique engrenage qui allait mener de la dictature de Primo de Rivera à celle de Franco, aux vicissitudes d’une famille gitane prise dans l’engrenage... et aux tangos de Graná :

"Discos dedicados. Seguidamente Antonio y María Amaya dedican a su hermano Miguel Cortés Amaya, conocido por "Miguelone", estos tangos de Granada con motivo de su estancia en la guerra de África y para que vuelva pronto a su casa" :

Avec "Graná toca por tangos", le concert s’acheva ainsi en beauté, sous une pluie de lunares venue des cintres, par une série de variations sur la paraphrase instrumentale des tangos del Camino chère à Juan Habichuela, devenue partie intégrante de l’ADN des guitaristes de Sacromonte : "Salve gitano" (proche des tangos del Cerro – merci à Joss Rodríguez pour cette information) pour le cante, et très belle chorégraphie d’Ana Morales, de forme couplets / refrains – marquages idiomatiques (déhanchements, bras en dedans, postures proches du sol et jambes fléchies pour les refrains / braceos et taconeos plus contemporains pour les couplets.

Si l’on ajoute à l’art de l’interprète et du compositeur celui de l’accompagnateur du cante, dont nous eûmes quelques courts aperçus au cours du récital, il est certain que l’œuvre de Miguel Ángel Cortés compte d’ores et déjà parmi les plus originales et novatrices de l’histoire de la guitare flamenca. Gageons que les chapitres à venir ne nous décevront pas.

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert / Théâtre de Nîmes


Récital de Jesús Méndez

Théâtre Bernadette Lafont - 18 janvier 2017

Chant : Jesús Méndez

Guitare : Manuel Valencia

Percussions : Luis Carrasco

Palmas : Diego Montoya et Manuel Salado

A trente-deux ans, Jesús Méndez est déjà un maître classique du cante. Classique, non seulement quant à son répertoire, mais surtout quant à l’équilibre souverain de ses interprétations - il est ainsi à sa génération ce que furent Fosforito ou El Lebrijano à la précédente. On retrouva d’ailleurs quelques effets rythmiques de ce dernier, par le placement du texte et l’ornementation, dans les bamberas, les tangos et les bulerías, le style de Jerez n’étant somme toute pas si éloigné de celui de Lebrija.

Le récital commença par quatre vignettes relativement courtes, mettant en valeur les qualités essentielles du cante de Jesús Méndez : des réserves de puissance dont il use sans excès démonstratif gratuit et sans jamais forcer sa voix (martinete et deux tonás sur fond de nudillos - Diego Montoya et Manuel Salado - à compás de siguiriya, avec un zeste de percussions - Luis Carrasco) ; la précision limpide de la conduite mélodique (deux granaínas. Il modifia légèrement le dernier tercio de la seconde, "Si yo te quiero de veras..." sans en altérer la cohérence mélodique, de manière à rester à l’aise dans sa tessiture - preuve d’intelligence musicale, et non solution de facilité) ; construction rythmique hors du commun, par un dosage minutieux des rapports de durée entre les tercios successifs, aucun n’étant allongé intempestivement, et une subtile dialectique entre césures et liaisons sur le souffle, là seulement où la logique dynamique le requiert (deux alegrías classiques encadrant une cantiña extraite de la suite des mirabrás et trois bamberas, dont un cambio de cierre).

Bref, tout pour la musique, sans concessions aux démonstrations virtuoses ou aux effets faciles que lui permettrait une aisance confondante. Pour autant, on se gardera de confondre apparente facilité et absence d’ "entrega" : la première, fondée sur une voix naturellement brillante, a la courtoisie de dissimuler un travail sans doute acharné, et est la condition indispensable à la liberté de l’interprétation sur scène, et donc à son expressivité. On peut (on doit ?) à la fois maîtriser le discours musical, et "transmettre".

Avec les trois tientos suivis d’une longue série de tangos, magnifiques, (Niña de los Peines, un bref détour par La Paquera, et des allers-retours Triana / Málaga - cante del Piyayo - pour conclure) Jesús Méndez s’est ensuite donné le temps d’appliquer toutes ces qualités à des suites de plus grande envergure. Il y fallait sans doute cette longue préparation, et le repos offert par une composition pour guitare de Manuel Valencia, la rondeña "Entre mis manos" qui est aussi le titre de son premier album solo, paru récemment. Soulignons à ce propos que l’accompagnement du guitariste aura été constamment à la hauteur du cante, et que Jesús Méndez laissa de larges espaces d’expression à son guitariste, qui incarne par son style la pérennité du toque traditionnel de Jerez, et singulièrement de ceux de Manuel Morao (tientos, soleares, siguiriyas) et de Moraíto (tangos, bulerías) - seul échappa à cette option esthétique l’intermède entre les deux granaínas, une belle interprétation du trémolo de "La Cartuja" de Gerardo Nuñez. La complémentarité des deux musiciens, et sans doute aussi leur travail en répétitions, assuraient une parfaite cohérence entre les cantes et les parties instrumentales, sans déperdition d’intensité - la première démonstration frappante en fut administrée par les bamberas, au cours desquelles les falsetas s’enchaînaient directement au dernier tercio de chaque cante, à la manière d’une "réponse" très développée, évitant ainsi les temps morts des passages obligés par les "paseos" ou les "marcajes" usuels.

Tout était donc en place pour des soleares puis des siguiriyas d’anthologie (nous épargnerons ici à nos lecteurs les superlatifs qui pourtant s’imposeraient) : La Serneta, El Mellizo, La Andonda, El Machango et Paquirri pour les premières ; Manuel Molina - Manuel Torres, Paco la Luz, El Marrurro et El Fillo pour les secondes - pas moins... Le récital s’acheva logiquement par des bulerías, que Jesús Méndez chanta dans sa langue musicale maternelle, celle de La Plazuela, avec un très bel et sobre hommage à La Paquera, sans micro et sur l’avant-scène, d’ailleurs annoncé par le "temple" caractéristique de la cantaora. "Fin de fiesta" à l’avenant, avec deux bulerías del Gloria encadrant un fandango por bulería...

Une esthétique de la juste mesure et de l’élégance, ou le plaisir de chanter, intensément et sereinement à la fois, l’infini nuancier des émotions humaines. On ne voit pas pourquoi il serait absolument indispensable de souffrir ostensiblement sur scène pour y produire de la belle musique. A ce niveau, le cante se suffit parfaitement à lui-même, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter dans la performance sportive ou le jeu de scène masochiste. Nous devons une fois de plus au Festival Flamenco de Nîmes, et à Jesús Méndez et ses quatre partenaires, une heure et demi de bonheur.

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert / Théâtre de Nîmes





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