Víctor Monge "Serranito". "Una guitarra flamenca imprescindible"

Intégrale de ses enregistrements pour Hispavox / EMI (1962 - 1975)

samedi 21 octobre 2017 par Claude Worms

Quatre CDs + un livret (19 pages, espagnol) de José Manuel Gamboa - Warner Music 9029575261, 2017.

"Bonus" spécial Flamencoweb : transcription intégrale de "Alborada trianera" (soleá).

L’intérêt exceptionnel de ces rééditions pour tout amateur de flamenco, et plus généralement de musique, est si évident que nous n’y insisterons pas. Soulignons simplement que la plupart des enregistrements compilés par José Manuel Gamboa n’était plus disponibles en CD, même si certains avaient été réédités plus ou moins sporadiquement dans des conditions invariablement indignes - cf nos articles La décade prodigieuse 1. Víctor Monge "Serranito" et Hommage à Gabriel Moreno. Cette situation scandaleuse, concernant une œuvre d’une telle importance, dont l’influence sur l’évolution de la guitare flamenca aura été déterminante, ne fait que souligner une fois de plus l’impéritie et l’inculture de la majorité des gens à qui sont confiées la gestion, la conservation et la diffusion de notre patrimoine musical commun.

Heureusement, le respect de José Manuel Gamboa pour les artistes dont il restaure avec dévouement la discographie est à la mesure du mépris des "responsables marketing" des quelques labels multinationaux monopolistiques. Une fois de plus, les reports digitaux sont aussi soignés que possible (compte tenu de la qualité médiocre des bandes disponibles) et le livret est très documenté sans être de lecture aride. Surtout, cette anthologie Hispavox 1962 - 1975 est, sauf découvertes futures dans quelque cave hispavoxienne, exhaustive : enregistrements de Víctor Monge "Serranito" en solo ou avec son "petit orchestre de guitares" (c’est ainsi qu’il nomme ses collègues du Café de Chinitas madrilène), en duo avec Manuel Cano et en tant qu’accompagnateur avec Rafael Farina et Gabriel Moreno. De quoi remplir à ras bord les quatre CDs du coffret.

Photo : Shommer

Les deux premiers sont dévolus aux quatre albums majeurs de cette période :
"El flamenco en la guitarra de Víctor Monge, Serranito" (1966), "Aires flamencos. Víctor Monge, Serranito" (1968), "Víctor Monge, Serranito. Virtuosismo flamenco. Premio nacional de guitarra flamenca" (1971) et "Técnica y sentimiento de la guitarra flamenca" (1975). Pour une meilleure appréciation de l’évolution du compositeur (pour le virtuose, tout est déjà en place en 1962), on pourra écouter préalablement les pièces du EP "Víctor Monge, Serranito" gravé à Barcelone en 1962 (granaínas, bulerías, siguiriyas et soleares), au programme du troisième CD.

Lors des séances avec Rafael Farina, le producteur, impressionné par le jeu du jeune guitariste, lui demanda d’enregistrer quelques solos. Rien de préparé donc, et une seule consigne : "que ça ne dure pas plus de trois minutes". Víctor Monge raconte l’évènement en ces termes : "Yo me ponía a tocar, granaínas por ejemplo, y cuando iban a llegar los tres minutos, me hacían un señal de que me quedaban veinte o treinta segundos. Yo hacía así, buscaba el cierre ¡Pa-pam ! Se acabó lo que se daba ¡Así ! todo !" (cf. livret du coffret). Les références sont nettes : Ramón Montoya via Juan Serrano pour la granaína, Niño Ricardo pour la siguiriya et Sabicas pour la bulería - ce qui n’est pas sans rappeler le programme du premier EP de Paco de Lucía, de deux ans postérieur (Hispavox, 1964). Mais on ne découvrira aucune citation textuelle, Víctor Monge utilisant sa technique hors pair pour de brillantes paraphrases de son cru. La soleá ("Bata de Lola Medina") est déjà très personnelle, malgré les traits en picado avec sauts d’intervalles sur la chanterelle et descente chromatique en première position sur les trois premières cases (Sabicas). La variation sur le trémolo de Ramón Montoya alterne avec un brio étourdissant les techniques flamenca et classique : pour le deuxième compás, sur chaque mesure à 3/4, P / i / a / m / i pour les deux premières noires (donc les quintolets "flamencos") ; puis P / a / m / i / P / a / m / i pour la troisième noire (donc deux trémolos classiques successifs, en triples croches - cf. notre transcription, page 1 : La décade prodigieuse 1. Víctor Monge "Serranito").

Les compositions du premier LP (1966) opèrent une synthèse de ces trois influences majeures communes à tous les jeunes guitaristes de l’époque. Mais personne ne l’a réalisée avec autant de cohérence, une telle inventivité et une telle limpidité, qui supposent non seulement une main droite chirurgicale quelque soit le tempo (picado, arpèges et trémolo en particulier), mais aussi une main gauche d’une mobilité et d’une précision exceptionnelles - la légère modification des trois derniers temps du premier medio compás du trémolo de la soleá "Alborada trianera", par rapport à la version de 1962, (saut de la main gauche au demi-barré VII, arpège en sextolet suivi d’une reprise du trémolo) est en soi tout un programme (cf. ci-dessous, notre transcription). A partir de ce trémolo, "Alborada trianera" reprend en gros l’essentiel de ("Bata de Lola Medina"). Mais ce qui précède restera dans les annales et est totalement original, sans jamais s’écarter des canons traditionnels : une profusion de variations sur les cadences IVm - III - II - I (Am - G(7) - F(7) - E) et III - VI - II - I (G(7) - C(7) - F(7) - E) ; le souci de varier les "cierres" sur le premier degré en fonction de ce qui précède ; des variations sur les falsetas de Niño Ricardo en septième position (page 1, deux premiers compases ; pages 7 et 8) ; l’extrême fluidité du phrasé à base de divisions irrégulières de chaque temps associées à des ligados (doubles-croches, quintolets, sextolets...) ; compases en rasgueados avec golpes, syncopes, contretemps et parfois insertion de courts traits en picado (page 10).

Toutes les autres compositions pourraient être analysées dans les mêmes termes : respect scrupuleux des codes de chaque forme (compás, naturellement, mais aussi harmonisation) et ancrage dans l’histoire de la guitare flamenca soliste (références aux grands maîtres du genre, soumis systématiquement à des relectures personnelles), le tout dans une esthétique de l’urgence qui ne prend sens que par des tempos élevés. Le deuxième LP (1968) poursuit dans cette voie, mais on y remarquera une recherche formelle nouvelle pour quelques compositions. Il s’agit d’échapper à la traditionnelle suite de falsetas à géométrie variable, ce qu’avaient tenté très peu de guitaristes auparavant, sauf les notables exceptions d’Estebán de Sanlúcar et surtout de Mario Escudero. Pour trois pièces, Víctor Monge utilise le "thème et variations" ou le "rondo varié" : "Gitana" (jaleos), "Llora la farruca" et "Mi guitarra en la madrugá" (campanilleros) - "Planta y tacón" (zapateado, 1966) était déjà une expérience similaire. "Virtuosismo flameco" (1971) apporte quelques nouvelles compositions, dont un magnifique taranto ("Presagio"), une bulería d’une rare intensité ("Alborada jerezana") et une serrana à la fois lyrique et vertigineuse ("Romance a la serrana"). Mais ce sont surtout les arrangements pour quintet de guitares qui firent date : ils portent logiquement sur les pièces les plus structurées des disques précédents, les jaleos, les campanilleros et le zapateado. Víctor Monge est accompagné par les guitaristes du Café de Chinitas qui y jouaient avec lui quotidiennement, José Ortega "Manzanita", Felipe Maya, Luis Habichuela et Ian Davies - d’où la cohésion des ensembles.

"Técnica y sentimiento de la guitarra flamenca" (1975) n’apporte rien de nouveau, mais récapitule les épisodes précédents - la soleá, la taranta et la bulería, par exemple, puisent dans le répertoire de falsetas des albums précédents, avec quelques variantes marginales. Il s’agit en fait d’un disque gravé au Japon en 1973, à la demande de Nippon Columbia et sous licence Hispavox, pour offrir aux aficionados japonais un souvenir de la tournée du guitariste - un "live" en studio, enregistré en une seule séance de deux heures, avec une ou deux prises par morceau et sans montage ! Lors du transfert des bandes effectué pour la diffusion du LP en Espagne, les techniciens réussirent l’exploit de commettre diverses erreurs sur la vitesse de reproduction, de telle sorte que toutes les plages étaient non seulement ralenties, mais surtout caverneuses car baissées parfois jusqu’à un demi-ton (soleá, farruca et zapateado). Pour cette réédition, José Manuel Gamboa et Carlos Martos ont eu recours aux originaux japonais, et nous disposons donc ici pour la première fois d’une version authentique.

Outre les quatre enregistrements de 1962, le troisième CD récupère deux prises alternatives de la guajira et des bulerías de "El flamenco en la guitarra de Víctor Monge, Serranito", couplées originellement avec des pièces de Manuel Cano, Niño Ricardo, Sabicas, Luis Maravilla, Melchor de Marchena et Pepe Martínez (quel casting !) pour un album intitulé "Antología de la guitarra flamenca. In memoriam Ramón Montoya" (Hispavox HHS 10-326, 1967). Surtout, il nous restitue "Tensión de sonoridades para dos guitarras flamencas. Manuel Cano y Víctor Monge, Serranito". Le programme est uniquement constitué d’arrangements pour deux guitares des "Canciones populares antiguas" harmonisées pour voix et piano par Federico García Lorca. Pour ces pièces très fréquentées, nous tenons ces versions pour les plus abouties, malgré la concurrence du duo Paco de Lucía - Ricardo Modrego (LP Philips 843 118 PY, 1965). D’abord parce que Manuel Cano était très familier de ce répertoire, qu’il avait commencé à travailler dès 1960 pour RCA, puis en 1963 pour Hispavox. De fait, et conformément au respect de l’ancienneté dans le métier en usage dans le milieu professionnel flamenco, c’est Manuel Cano qui apporta au projet ses propres arrangements, à charge pour le cadet Víctor Monge de créer les deuxièmes voix adéquates : "Recuerdo que para montarlo yo le proponía a Manuel que tocara sus cosas, y yo les iba buscando una segunda voz. Que entonces no nos grabábamos, yo tenía que retener a la memoria lo que sacaba. [...] Mientras en su álbum Paco y Modrego, ellos puntean mucho, y yo estoy haciendo armonías" [...]. (extrait de la biographie de Víctor Monge par José Manuel Gamboa, pages 212 et 213 - El guitarrista de guitarristas). Víctor Monge doit sans doute à ses années d’apprentissage sur le tas, dans des contextes musicaux divers et souvent imprévisibles (et à son oreille fabuleuse et sa virtuosité), une faculté d’adaptation et des réflexes étonnants. Le résultat est remarquable, non seulement pour les harmonisations, mais surtout pour les contrechants mélodiques (écoutez par exemple la version de "Debajo de la hoja" de notre galerie sonore), alors même que le nombre des répétitions et des heures de studio a été des plus réduit , comme toujours à l’époque - ce qui explique sans doute également certains recyclage, comme l’introduction de "Alborada trianera" pour le zorongo, ou celle de "Romance a la serrana" pour "Romance del pastor". Notons enfin que cette dernière chanson populaire, comme "Las tres morillas" et "El Vito" entreront ensuite dans les programmes de concert de Serranito, en solo, duo, trio... (cf. les LPs de 1971 et 1975).

Le reste du troisième CD, et le quatrième, sont dévolus à Víctor Monge "Serranito" accompagnateur du cante. D’abord avec sept plages issues de deux EPs de Rafael Farina (1962) : essentiellement des fandangos (mieux valait, si l’on en juge par des soleares que le guitariste a bien du mal à contenir dans les rails du compás), mais aussi trois "suites" bénéficiant d’orchestrations "vintage" plutôt pittoresques, et invariablement conclues par un fandango en duo avec la guitare (pasodobles pour "Mi Salamanca" et "A la muerte de Juan Belmonte" - avec introduction inattendue por martinete a cappella - ; tango argentin pour "Aurora").

Mais c’est évidemment la réédition, enfin dans des conditions optimales, del’intégralité des deux LPs avec Gabriel Moreno (1967 et 1969) que nous saluons avec gratitude (quatrième CD), d’autant que le souci d’exhaustivité de José Manuel Gamboa va jusqu’à nous offrir un fandango édité exclusivement en EP (dernière plage du troisième CD) - ces fandangos, intitulés "Qué lienzo gitana mía", comme "Me besaste y te besé" (1969), sont accompagnés por taranta. Nous avons déjà consacré un article à la discographie de Gabriel Moreno, et nous nous contenterons donc ici d’insister une fois de plus sur la qualité de son style, inspiré essentiellement de Pastora et Tomás Pavón pour les palos a compás, et d’Antonio Chacón pour les "cantes libres" (mais pas exclusivement : Manuel Vallejo pour la siguiriya de cambio de Manuel Molina, El Cojo de Málaga pour la murciana...) - toutes références qui semblent aller de soi aujourd’hui, mais plutôt rares à l’époque (Carmen Linares ou Enrique Morente, cependant...). Relevons enfin une bizarrerie que José Manuel Gamboa pourra peut-être éclaircir : les deux siguiriyas de 1967 (la seconde étant le cambio de Manuel Molina) sont titrées "Te fuiste de mi vera", alors que le cantaor ne chante pas cette letra, et commence par "Llamarme al medico" (associée en général à un modèle mélodique attribué à El Loco Mateo). Y aurait-il eu une confusion dans l’étiquetage, et donc une autre prise lors de ces séances, disparue depuis ? En tout cas, la qualité de l’accompagnement de Víctor Monge nous fait regretter qu’il ait ensuite choisi de se consacrer à sa carrière de concertiste, sauf rares exceptions - les plus notables étant El Yunque et El Indio Gitano (les quatre cantes de ce dernier, issus d’un EP Philips de 1972, ont été réédités en CD dans le volume 7 de la collection "Grabaciones históricas" par José Manuel ... Hé oui, encore lui ! - Universal 0601215346121, 1999).

Ce coffret est effectivement "imprescindible". Soyons insatiable : un autre guitariste, lui aussi indispensable pour qui veut connaître l’histoire de la guitare flamenca soliste, attend toujours la réédition de ses LPs Hispavox. Les quatre albums de Manuel Cano feraient un double CD très respectable. Pour mémoire : "Temas flamencos para concierto" (Hispavox HHS 10-342, 1963), "Evocación de la guitarra de Ramón Montoya" (Hispavox HH 10-252, 1964), "El flamenco fabuloso de Manuel Cano. Andalucía en la guitarra" (Hispavox HH 10-295, 1966) et "Diálogos flamencos" (avec Curro de Utrera - Hispavox HH 10-267, 1965).

NDR : avec sa courtoisie et sa réactivité habituelles, José Manuel Gamboa a déjà éclairci notre doute concernant les siguiriyas de Gabriel Moreno : vraisemblablement, deux prises différentes ont été réalisées. Le producteur a commis une erreur en intitulant la prise choisie en fonction du premier cante de la prise rejetée. Le morceau ayant été ainsi enregistré par la SGAE, le titre ne peut plus être modifié.

Claude Worms

Présentation du coffret "Víctor Monge "Serranito". Una guitarra flamenca imprescindible" au Corral de la Morería - Madrid

Transcription (Claude Worms)

"Alborada trianera" (soleá)

"Alborada trianera" 1
"Alborada trianera" 2
"Alborada trianera" 3
"Alborada trianera" 4
"Alborada trianera" 5
"Alborada trianera" 6
"Alborada trianera" 7
"Alborada trianera" 8
"Alborada trianera" 9
"Alborada trianera" 10
"Alborada trianera" 11
"Alborada trianera" 12
"Alborada trianera" 13
"Alborada trianera" 14
"Alborada trianera" 15
"Alborada trianera" 16
"Alborada trianera"

Galerie sonore :

"Gitana"

"Gitana" (jaleo) - extrait de "Aires flamencos. Víctor Monge, Serranito", LP
Hispavox HHS 10-349, 1968. Composition et guitare : Víctor Monge "Serranito".

"Presagio"

"Presagio" (taranto) - extrait de "técnica y sentimiento de la guitarra flamenca", LP Hispavox HH 10-443, 1975. Composition et guitare : Víctor Monge "Serranito".

"Debajo de la hoja"

"Debajo de la hoja" - extrait de "Tensión de sonoridades para dos guitarras flamencas. Manuel Cano y Víctor Monge, Serranito", LP HHS 10-300, 1967. Arrangement et guitare : Manuel Cano et Víctor Monge "Serranito".

Livianas
Fandangos

Livianas / Fandangos - extraits de "Gabriel Moreno. Guitarra de Víctor Monge, Serranito", LP Hispavox HH-10-343, 1969. Chant : Gabriel Moreno ; guitare : Víctor Monge "Serranito".


"Alborada trianera"
"Gitana"
"Presagio"
"Debajo de la hoja"
Livianas
Fandangos




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