Cantaore(a)s granadino(a)s

samedi 17 décembre 2016 par Claude Worms

Focus sur la nouvelle génération du cante granaíno (et quelques flash-backs) à propos de deux parutions récentes :

Alfredo Tejada : "Directo" - un CD Ambar AMB-15010, 2015

Sergio Gómez "El Colorao" : "Como mi sangre" - un CD Fods Records 38472, 2016

Joss Rodríguez : "Una mirada fotográfica hacia el flamenco de Granada" - cf. bibliographie

Dans son ouvrage généraliste "El cante flamenco" (Alianza Editorial, Madrid, 2004), Ángel Álvarez Caballero ne consacre que 13 pages à Grenade, sur un total de 438 : 10 pages au Concurso de Cante Jondo de 1922 (pages 211 à 220, mais très peu d’informations sur les cantaores locaux, à l’exception de 2 pages sur Frasquito Yerbabuena), et trois pages sur Enrique Morente (pages 370 à 372). Pour être équitable, ajoutons trois mots sur le fandango de La Peza (page 78 - en fait une citation d’Arcadio Larrea) et un paragraphe (9 lignes) mentionnant Estrella Morente, Marina Heredia et, comme par inadvertance, son père Jaime "El Parrón" (page 376). Soixante dix ans plus tôt, Fernando el de Triana ("Arte y artistas flamencos", 1935 - réédition : Ediciones Demófilo, Fernán Nuñez, 1978) affirme que "Granada tiene muchos y muy buenos cantes, sobre todo los cantes de La Peza (...)", mais se contente lui aussi d’un paragraphe (page 271 de la réédition - plus, page suivante, un témoignage sur les fandangos de Güéjar Sierra)) vantant les mérites d’éminents spécialistes de "(...) la granadina chica, la que en razón debiera llamarse media granadina, que a pesar de no ser tan complicada como los otros cantes, es de una valentía enorme y hay que tener grandes pulmones para cantarla." : El Calabacino, Paco "el del Gas", Terejinguero et "el mejor", Francisco Gálvez "Frasquito Yerbagüena".

S’agit-il d’un effet collatéral, délibéré ou fortuit, de l’obsession des "famencologues" pour l’axe Séville - Cádiz ? Le même constat pourrait en tout cas être fait pour Jaén, Almería (cantes de minas exceptés), Huelva (fandangos exceptés) et dans une moindre mesure, pour Málaga et même Córdoba. Dans ces conditions, il nous a semblé utile de revenir rapidement sur l’histoire du cante à Grenade, avant de nous intéresser aux trois enregistrements récents de Jaime Heredia "El Parrón", Alfredo Tejada et Sergio Gómez "El Colorao". Nous nous contenterons de quelques brèves notes dont la seule ambition est de donner à nos lectrices et lecteurs quelques pistes qui, nous l’espérons, aiguiseront leur curiosité.

María la Canastera et Juanillo el Gitano

Deux groupes de cantes sont particulièrement représentatifs du répertoire spécifique de Grenade :

_ d’une part, les fandangos locaux, de la capitale, des Alpujarras ou de la zone côtière, aussi nombreux et variés que ceux des Montes de Málaga ou de la province de Huelva : fandangos del Albaicín, de La Peza, de Güéjar Sierra, de Baza, de Huéscar, de Motril, de Almuñecar, de La Herradura... Beaucoup ont fait l’objet de versions personnelles plus ou moins "flamencas", mais ce sont ceux del Albaicín qui ont eu la postérité la plus remarquable, avec les versions de Paco "el del Gas" et surtout de Frasquito Yerbabuena. A leur tour, ces cantes "abandolaos" ont sans doute eu une influence directe sur la gestation des granaínas et des medías granaínas (nous n’entrerons pas ici dans les controverses sur ces deux appellations), même si les plus chantées actuellement à Grenade sont des compositions d’Antonio Chacón et de Manuel Vallejo. Notons cependant l’hommage bien mérité rendu à Tía Marina "Habichuela" (Láchar, 1911 - Grenade, 1991) par Carmen Linares, qui lui attribue deux letras : "Será por tu mal vivir..." et "Que doy suspiros al aire" ("Carmen Linares en antología. La mujer en el cante" - Mercury, 1997)

El Cele
El Ruso
Curro Vega

Miguel Burgos "El Cele" : fandangos de Güéjar Sierra, Quéntar, La Peza et El Rescate

Manuel Rodríguez Garciolo "El Ruso" : fandangos de La Herradura

Curro Vega : fandangos de Güéjar Sierra - guitare : Miguel Vega

_ d’autre part, les tangos, majoritairement créés et transmis par les dynasties gitanes du Sacromonte (tangos del Cerro de San Miguel, tangos del Camino ou tangos "paraos", pour nous en tenir aux plus connus), même s’il existe également des tangos de Íllora, de la Vega... Certains, par leurs letras comme par leurs tournures mélodiques, ont une parenté évidente avec les tangos extremeños, et plus encore avec ceux de Málaga (La Pirula, La Repompa) - là encore, nous esquiverons diplomatiquement les querelles sur le copyright...

Tangos paraos

Antonio Campos, Encarnación "La Nitra", Jaime Heredia et Victor Quero : tangos paraos

Quelques chants plus proches du folklore proprement dits méritent d’être mentionnés : les airs à danser inclus dans les représentations scéniques du rituel gitan des noces, les fameuses "zambras", qui étaient déjà l’une des étapes de rigueur des visites touristiques de l’Andalousie dans la seconde moitié du XIX siècle (trois "piliers" : alboreá, mosca et cachucha) ; des chants de travail ruraux, particulièrement bien conservés dans la province de Grenade (temporeras, gañaneras, siega, trilla...).

María la Canastera
Manuel Ávila

Zambra de María "La Canastera" : cachucha

Manuel Ávila : temporeras de Montefrío

Tía Marina Habichuela / África Vázquez "La Pezeña"

Parmi les artistes nés à Grenade ou dans la province dans la deuxième moitié du XIX siècle, África Vázquez "La Pezeña" (on ne connaît ni sa date de naissance, ni sa date de décès à La Peza) semble avoir été la première à mener une carrière professionnelle importante. Sa version personnelle du fandango de son village natal et ses interprétations des cartageneras, malagueñas et granaínas en vogue lui valurent de nombreux contrats dans les cafés cantantes les plus prestigieux de l’époque, à Grenade (café de la Marina), Málaga (café Suizo, où elle travailla avec Juan Breva, qui exerça sans doute une influence sur son propre style), Barcelone (café de La Alegría, café de La Unión) et surtout Séville (café del Burrero, café de Silverio...). Sauf découvertes toujours possibles, il semble qu’elle n’ait jamais enregistré, pas plus que d’autres éminents spécialistes et / ou créateurs de malagueñas, de fandangos del Albaicín ou de granaínas de la génération suivante : Francisco Rubio López "Paco el del Gas" (1873 - ?, Grenade) ; Juan Cortés Campos "Cagachín" (1874 - années 1970, Grenade), le père de María la Canastera (1913 - 1966, Grenade) qui dirigea l’une des plus célèbres Zambras del Sacromonte ; "El Calabacino" (dates inconnues, né à Málaga et mort à Grenade) ; Antonio "El Tejeringuero" (dates inconnues, Grenade) ; Francisco Gálvez Gómez "Frasquito Yerbabuena" (1883 - 1944, Grenade) ; et María Fajardo "La Gazpacha", connue aussi pour ses saetas et ses zarabandillas (1903 - 1961, Grenade). Pour avoir une idée de leur répertoire, il faut donc recourir à des enregistrements postérieurs. C’est ainsi que pour les fandangos de Frasquito Yerbabuena, nous disposons des versions de Manuel Celestino Cobos "Cobitos" (1896, Jerez - 1986, Grenade) : installé à Grenade à partir de 1921, il a été l’ami intime de Frasquito Yerbabuena dont il nous a transmis les compositions, mais également les soleares de Antonio Silva el Portugués ou les malagueñas de La Trini. Son presque contemporain, Manuel Ávila Rodríguez "Manuel Ávila" (1912, Montefrío - 1993, Grenade), disciple d’Antonio Chacón et plus encore de Cayetano Muriel "Niño de Cabra", fut également l’un des grands interprètes de "cantes libres" (granaínas, malagueñas, tarantas, mineras et cartageneras essentiellement) dont nous sommes redevables à Grenade (cf. ci-dessus : temporeras de Montefrío).

Bien que cultivant eux aussi les cantes autochtones, deux artistes nés à la fin du XIX siècle ont, comme Cobitos, marqué l’évolution des soleares et des siguiriyas par l’originalité de leur style. Juan Moreno Maya "Juanillo el Gitano" (1899 - 1969, Grenade) nous a légué des versions personnelles de soleares de Joaquín el de la Paula, Merced la Serneta, Antonio Frijones... et des siguiriyas de El Marrurro, essentiellement en allongeant la durée et en élargissant l’ambitus de leurs tercios. On peut créditer José Martín Berrio "Pepe el de Jun" (1893 - fin des années 1970, Jun) de la composition d’une soleá apolá. Les deux ont en tout cas fortement contribué à fonder à Grenade une école de cante durable, por soleá et por siguiriya, dont on trouvera deux premiers exemples avec José Maldonado Maldonado "Pepe Albaicín" (1925, Armilla - 2000, Grenade) et Victorino Campos Fernández "Victorino de los Pinos (1930 - 2010, Pinos Puente) . Nous devons à la peña La Platería les rares archives sonores restituant leurs cantes : un disque consacré à Juanillo el Gitano et une anthologie conservant deux cantes de Pepe el de Jun, des fandangos de Güéjar Sierra et sa soleá apolá (cf. ci-dessous, bibliographie et discographie).

Cobitos
Juanillo el Gitano

Manuel Celestino Cobos "Cobitos" : rondeña et cantes abandolaos de Frasquito Yerbabuena et de Paco el del Gas - guitare : Manuel Cano

Juanillo el Gitano : soleares - guitare : Manuel Martín Liñan

NB Vous pouvez également écouter d’autres cantes de Cobitos dans notre rubrique "Archives sonores" : Cobitos. D’autre part, notre ami Patrice Champarou a récemment mis en ordre et publié pour Flamencoweb la totalité des enregistrements de terrain réalisés par Alan Lomax en 1952 en Andalousie, dont 79 à Grenade : Alan Lomax en Andalousie

Victorino de los Pinos
Pepe Albaicín

Victorino de los Pinos : soleares - guitare : Ramón de Algeciras

Pepe Albaicín : siguiriyas de Juanillo el Gitano - guitare : Manuel el Santo

Nous ne reviendrons pas ici sur l’importance, pour le flamenco et bien au-delà, de l’œuvre d’Enrique Morente, auquel nous avons déjà consacré plusieurs articles : Enrique Morente, compositeur contemporain / Enrique Morente : "Pablo de Málaga" / Paroles et musique : hommage à Enrique Morente (traduction en espagnole : Palabra y música : homenaje a Enrique Morente). Mais il aura aussi contribué, bien involontairement, à occulter la valeur d’autres cantaores nés à Grenade dans les années 1940 - 1950.

Le décès prématuré d’Antonio Cuevas Torres "el Piki" (1945, Grenade - 1980, Madrid) nous a privé du talent de l’un des artistes les plus originaux de cette génération. Sa collaboration à la création du fameux "Camelamos naquerar" de Mario Maya en 1976, et surtout son enregistrement en hommage à Blas Infante (1977 ; nous en attendons toujours la réédition - scandaleux !), digne pendant de l’ "Homenaje flamenco a Miguel Hernández" de Morente (1971), suffisent à prendre la mesure de cette perte. En l’état, seule un double CD produit par la peña "La Platería", et réservé à ses membres, perpétue le souvenir d’El Piki : "Recordando a las viejas glorias de La Platería" (2010) - 10 cantes "live" accompagnés par Juan Carmona "Habichuela", Paco Cortés et Manuel Díaz, couplés avec les rééditions d’enregistrements de Cobitos (l’intégralité du LP Triumph de 1972 avec Ramón de Algeciras, déjà repris par José Manuel Gamboa dans la collection "Grabaciones históricas" d’Universal, et un EP avec Vicente "el Granaíno").

Beaucoup d’autres artistes de cette génération, la plupart fort heureusement toujours en activité, méritent d’être écoutés avec attention. Citons, sans être exhaustif :

_ Francisco Andrés Andrés "Paco el Curro", actuellement "Curro Andrés" (1944, Güéjar Sierra) et José Carmona Cortés "Chocolate de Graná" (1945 - 1986, Santa Fe), qui ont tous deux également enregistré avec Ramón de Algeciras pour Triumph en 1972 - pas de rééditions à ce jour, sauf deux cantes de Chocolate de Graná (malagueña et bulería por soleá : "Grandes guitarras del flamenco. Ramón de Algeciras", Philips 522 325-2, 1994).

_ Juan Antonio Amaya Cortés "Toni Maya" (1947, Grenade) et Francisco Guardia Contreras "Curro Albaicín" (1948, Grenade), tous deux grands connaisseurs des traditions musicales et familiales du Sacromonte. Nous devons à Curro Albaicín un ouvrage très documenté sur ce sujet, et la conception et la direction de l’anthologie "Graná baila por tangos" (cf. bibliographie et discographie).

_ Luis Heredia Fernández "el Polaco" (1950, Grenade), l’une des figures majeures des festivals andalous des années 1970 - 1980.

_ Francisco Fernández Moyano "Paco Moyano" (1951, Alhama de Granada), disciple de Manuel Ávila, et surtout l’un des cantaores les plus activement engagés contre le franquisme (et les plus menacés par la dictature), avec Manuel Gerena et Luis Marín. Sur ce sujet, lire et écouter) : Entrevista a Paco Moyano et Las voces que no callaron.

_ Mercedes Hidalgo (1955, Atarfe), dont l’appétence pour la copla ne devrait pas faire oublier qu’elle est aussi une remarquable cantaora - ce qui n’échappa pas à Salvador Távora, avec lequel elle collabora pour le spectacle "Carmen" (1996).

_ Manuel Lorente (1956, Vélez de Benaudalla), anthropologue et cantaor - l’un n’empêche pas l’autre, pas plus que la rédaction d’une thèse sur les "Estructura, sistema y metaestructura del flamenco en Granada" (Universidad de Granada, 1998) n’est contradictoire avec l’enregistrement d’un disque de cante parfaitement orthodoxe ("Decante flamenco", Trenti Producciones TFCD-129-03, 2003).

El Piki
El Polaco
Mercedes Hidalgo

Antonio Cuevas "el Piki" : "tonás de la verde y blanca"

Luis Heredia Fernández "el Polaco" : tangos - guitare : Manuel Silveria

Mercedes Hidalgo : granaínas - guitare : Miguel Ochando

Antonio Gómez García "El Colorao" (1951, Grenade) et Jaime Heredia Maya "El Parrón" (1955, Grenade) sont incontestablement les deux grands doyens actuels du cante "classique" de Grenade. Le premier est à notre avis un véritable maître du cante traditionnel, inexplicablement et injustement sous-estimé hors de sa ville natale. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter "Mis raíces" (2000), qui devrait figurer parmi les disques de chevet de tout amateur de chant flamenco. Jaime "El Parrón" a attendu jusqu’à cette année pour enregistrer un premier album sous son nom. S’il y confirme sa réputation justifiée de cantaor "rancio" et d’éminent spécialiste des cantes por soleá, siguiriya, tangos et bulerías, nous avouons être cependant resté un peu sur notre faim - plutôt que de compléter le programme par des alegrías, des tarantos et surtout une vidalita qui ne conviennent pas vraiment à son style vocal, nous aurions préféré qu’il insiste plus longuement sur le cœur de son répertoire.

Guillermo Campos Jiménez "Morenito de Íllora" (1965, Íllora) est un autre artiste qui gagnerait à être plus connu. Son relatif anonymat s’explique sans doute par sa carrière quasi exclusive de cantaor "pa’trás" - entre autres avec Manuela Carrasco, Mariquilla, Antonio Canales et Joaquín Cortés, tout de même... Dans un style à l’évidence très influencé par Camarón, il excelle notamment dans les tangos et les bulerías, ce qui n’a pas échappé à ses pairs - cf. ci-dessous, le casting de l’un des tangos de son album de 1991. Une orientation "festera" partagée par Encarnación Amador Fernández "La Nitra" (1974, Grenade), dont l’album "Embrujo" (1999), co-signé par José Antonio Rodríguez, mêle habilement - trop à notre goût -, l’héritage du Sacromonte et la chanson "aflamencada" (cf. ci-dessus : "tangos paraos")

Antonio el Colorao
Jaime el Parrón
Morenito de Íllora

Antonio "el Colorao" : siguiriyas (Paco La Luz, El Marrurro, Manuel Molina) - guitare : José María Ortiz ou Luis de Millán (non précisé dans le livret...)

Jaime "el Parrón" : bulerías - guitare : José Quevedo "Bolita"

Morenito de Íllora : tangos - guitare : Juan Manuel Cañizares / claviers : Chano Domínguez / basse : Carles Benavent / percussions : Ramón el Portugués / chœurs et palmas : Luisa Jiménez Vargas, María Vizarraga Jiménez et José Jiménez Santiago "Bobote"

Parmi les cantaor(a)es né(e)s dans les années 1970 - 1980, nous connaissons surtout en France les "héritiers", dont il est inutile de souligner la qualité : Estrella (Estrella Morente au Festival de Toulouse), Soleá et José Enrique Morente (José Enrique Morente au Festival de Toulouse), et Marina Heredia, la fille de Jaime "el Parrón" ("Marina"). Nous avons également déjà eu l’occasion de vous recommander les enregistrements de Juan Pinilla (Lámpara minera.Vol. 3, Las voces que no callaron).

Mais ces quelques noms sont loin d’épuiser la richesse du cante granaíno actuel. C’est que les jeunes artistes y disposent d’un environnement culturel particulièrement propice à l’éclosion des talents des "músicos de flamenco", selon l’heureuse expression de Norberto Torres Cortés - nous voulons dire qu’il s’agit bien de cantaor(a)es musicien(ne)s, qui bénéficient non seulement d’une transmission orale toujours bien vivante et de l’exemple toujours actuel d’Enrique Morente, mais aussi d’une formations académique qui n’a jamais empêché ni la spontanéité ni l’"entrega" (au Conservatoire Supérieur de Musique Victoria Eugenia ou à l’Escuela Carmen de las Cuevas par exemple) et, pour la consolidation de leur carrière, du soutient attentif de Matilde Bautista et du département d’action culturelle de la Diputación de Granada- les cycles "Flamenco y Cultura", qui en sont à leur septième édition, n’étant que la pointe émergée de l’iceberg. C’est dire que toutes et tous disposent d’une solide technique vocale, d’une connaissance encyclopédique du répertoire traditionnel, d’une grande capacité à travailler avec des musiciens venus d’autres disciplines et d’une précoce expérience pratique de la scène - le même constat pourrait être fait pour les guitaristes. Le résultat est on ne peut plus probant : citons, entre autres, Alicia Morales, Ana Mochón, Esther Crisol, Gema Caballero, Antonio Fernández, Antonio Campos...

Antonio Fernández
Gema Caballero
Esther Crisol

Antonio Fernández : malagueña (La Peñaranda) - guitare : Jorge Gómez

Gema Caballero : fandangos abandolaos (de Lucena et de Pérez de Gúzman) - guitare : Pedro Barragán

Esther Crisol : granaínas (Tía Marina Habichuela et Guerrita) - guitare : José Fernández hijo / violon : Esther Crisol

... et Sergio Gómez "el Colorao" et Alfredo Tejada, qui viennent de signer deux des meilleurs disques de cante de cette année 2016.

Du premier, on oubliera rapidement les tangos ("Dimelo otra vez"), la rumba ("Pa’ el tieso") et la canción por bulería ("Compañerita mía"), à notre goût trop prévisibles et formatés selon les recettes bien éprouvées d’un certain "flamenco light", refrains en chœur, aussi "pegadizos" que convenus, compris - mais par ailleurs parfaitement produits, comme tous les titres de l’album. Cela dit, si c’est là le droit d’entrée inévitable pour forcer la porte des studios et enregistrer la musique qui vous tient à cœur, nous ne nous en plaindrons pas, tant le reste du programme de "Como mi sangre" justifie amplement ces quelques menues concessions. Sergio Gómez semble décidé à remodeler plus ou moins intégralement les cantes traditionnels qu’il interprète. Il le fait souvent en y insérant des tournures empruntés à des cantes voisins, ce qui a toujours été, quoi qu’on en dise, le principal procédé de composition par lequel le répertoire n’a cessé de croître et de gagner en qualité. Pour fondre le tout en en arcs mélodiques originaux mais cohérents, encore faut-il disposer de la culture flamenca et de l’intelligence musicale nécessaires, deux qualités dont le cantaor ne manque assurément pas.

Ajoutez-y une émission vocale évoquant Camarón et une assimilation bien comprise des chromatismes et des sauts d’intervalles d’Enrique Morente, et vous aurez une idée de la qualité de l’enregistrement : des granaínas ("Chacón 2015") avec quelques inserts de cartagenera, magnifiquement harmonisées par Dani de Morón ; des rosas avec un zeste de La Juanaca (premier tercio) et beaucoup de romera - le tout n’entretenant que de lointains rapports avec la rosa reconstruite par Laura Vital à partir des bribes enregistrées naguère par Ramón Medrano, mais peu importe, puisque ça fonctionne parfaitement ; une farruca ("Malena") dont l’arrangement (Rubén Campos) et la riche orchestration (Sergio Pamies) fleurent bon le boléro cubain ; des romances ("Romances de flor") de la tradition d’El Puerto de Santa María a cappella sur le taconeo d’Antonio Canales ; une nana originale ("Nana de los Pinares", traitée en véritable trio voix - guitare (Luis Mariano) - percussions (Miguel "el Cheyenne") ; des soleares magistrales ("El muleto"), avec une belle liaison sur le souffle entre le deuxième et le troisième cante ; enfin, un émouvant dialogue de générations pour les siguiriyas (("Colora2") : premier cante par Sergio, deuxième par Antonio, son père, et cabal en mano a mano et à deux voix pour finir (et accompagnement par Pepe Habichuela).

Les choix esthétiques d’Alfredo Tejada sont aux antipodes de ceux de Sergio "el Colorao", les uns et les autres étant au demeurant également légitimes. Comme son titre l’indique, "Directo" a été enregistré en direct lors d’un récital à la peña "La Platería" - et quel récital en strict duo chant -guitare ! Nous y gagnons de longues suites vocales, qui laissent à l’auditeur le temps de s’imprégner de l’ethos de chaque palo et de suivre le cheminement du cantaor de cante en cante. La réussite de l’album est aussi le fruit de la complicité évidente d’Alfredo Tejada avec Patrocino Hijo, dont le jeu convient parfaitement à son style vocal. Et notons au passage que le cantaor est l’un des très rares artistes actuels qui ne se sentent pas tenus d’inscrire une (ou deux...) bulería au programme de son premier album.

La qualité du timbre d’Alfredo Tejada nous a rappelé celui d’El Gloria, comme l’énergie et l’intensité dévastatrices de ses interprétations. Mais ce disque est également l’œuvre d’un grand musicien, dont la richesse d’inspiration est manifeste dès le premier "temple" (malagueña del Mellizo), développé aux dimensions d’un véritable prélude - écoutez également celui des granaínas, ou des tientos. Les soleares ("A Juanillo el Gitano") résument parfaitement le style du cantaor, qui parvient à surprendre et émouvoir à chaque cante, sans jamais en modifier substantiellement le profil mélodique : usage rythmique et expressif des silences qui, combinés à la diversité de placement des "ayes" intercalaires (on pense parfois à Santiago Donday, une référence assez rare), donnent à tout coup des phrasés inédits qui nous font redécouvrir comme neufs des "classiques" que l’on croyait connaître par cœur ; contrastes de dynamique abrupts, souvent après une relance dans l’aigu à pleine puissance ; opposition entre longues tenues et mélismes entrecoupés de micro-césures ; ornementation très variée, tour à tour gaditana, jerezana ou malagueña, selon le contexte musical...

Nous vous épargnerons une description précise de chaque série de cantes, inutile tant la qualité artistique des réalisations est constante et à peu près exempte de faiblesses, à l’exception de quelques légers manques de soutien vocal pour certaines attaques en puissance dans l’aigu, qui génèrent parfois une émission un peu forcée et étriquée - mais, compte tenu de la prise de risque permanente, c’est inévitable sur un récital d’aussi longue durée. Nous nous contenterons donc de vous donner le programme de l’album, pour le moins copieux : outre les soleares (cf. ci-dessous), malagueña del Mellizo et fandango "abandolao" de Pérez de Gúzman ("A mi mare") ; tientos et tangos ; cantiñas ("Cantiñeando") - en fait une série impressionnante constituée d’alegrías classiques, de Mirabrás et de cantiñas de Córdoba, de La Juanaca et del Pinini, le tout sans problème apparent et avec quelques pointes d’humour (le "tiriti trán" en cascades de contretemps et la diction de la letra de La juanaca) ; granaínas et fandango de Lucena ("Moruna)" ; siguiriyas ("Calle de la pena") - Manuel Torres, El Marrurro et cante "de cierre" de Tomás El Nitri ; soleares por bulería (("Al-hambra") avec la soleá de Carapiera pour conclure ; fandangos ("La caña"), dont deux superbes interprétations de compositions de Niño de Gloria et de Manuel Vallejo.

S’il vous manque un disque pour terminer cette année et pour commencer la prochaine en beauté, c’est sans doute celui-là.

Sergio Gómez "el Colorao"
Alfredo Tejada

Sergio Gómez "el Colorao" : farruca ("Malena") - arrangement et guitare : Rubén Campos / harmonisation, orchestration et piano : Sergio Pamies / contrebasse : Marko LohiKari / cordes : Gonzalo de Mosteyrin, César Vázquez, Mónica López et Amparo Palacios / violon soliste : Bernardo Parrilla / percussions : Benjamín Santiago "el Moreno" / batterie : Gonzalo del Val

Alfredo Tejada : soleares ("A Juanillo el Gitano") - guitare : Patrocino Hijo

Claude Worms

NB : à lire également :

Grenade, haut-lieu de la guitare flamenca. 1

Grenade, haut-lieu de la guitare flamenca. 2

Les Román, une famille de guitaristes du Sacromonte

Hommage à Juan "Habichuela"

Bibliographie

Visiter la peña La Platería, fondée en 1949 (et donc doyenne des peñas du monde entier), est un devoir pour tout amateur de flamenco de passage à Grenade. Outre ses programmations régulières de grande qualité et ses initiatives éducatives, La Platería offre également un fond documentaire considérable et œuvre à la restauration et à la conservation d’archives sonores en péril. Parmi beaucoup d’autres, nous nous contenterons de citer trois réalisations importantes :

"Mosaíco de los cantes granadinos" (avec notamment les seuls enregistrements disponibles de Pepe el de Jun) - 1983, Fonodis DIS 46/049

"Recordando à Juanillo Gitano" - 1994, BBG Producciones 9423 - CD

"Graná baila por tangos" - 1997, Producciones Peligrosas JASS-6 CD

Vous pourrez naturellement y consulter tous les livres de notre bibliographie.

Peña La Platería

Albaicín, Curro : Zambras de Granada y flamencos del Sacromonte, Editorial Almuzara, Séville, 2011

Arbelos, Carlos : Granada flamenca, Caja General de Ahorros de Granada, Grenade, 2005

Cabrero Palomares, Francisco : Granada en clave de flamenco. Granada enclave de flamenco, Editorial Tleo, Grenade, 2005

González, Miguel Ángel : Manual de los cantes de Granada, Universidad de Granada, Grenade, 2016

Molina Fajardo, Eduardo : Manuel de Falla y el "Cante Jondo", Universidad de Granada, Grenade, 1962

Molina Fajardo, Eduardo : El flamenco en Granada. Teoría de sus orígenes e historia, Biblioteca de Escritores y Temas Granadinos, Grenade, 1974

Ortiz de Villajos, Candido G. : "Gitanos de Granada (La zambra", Editorial Andalucía, Grenade, 1949

Rodríguez, Joss : Una mirada fotográfica hacia el flamenco de Granada, collection "Granada Universo Flamenco", Diputación de Granada, Grenade,
2016

Références discographiques

Le magasin Gran Vía Discos, situé en plein centre ville à deux pas de la cathédrale, est l’un des meilleurs disquaires spécialisés dans le flamenco d’Espagne, avec "El Flamenco Vive" de Madrid. Vous y trouverez un accueil chaleureux, des conseils avisés et un choix de disques considérable, dont toutes les productions locales, souvent difficiles à débusquer, et tous les CDs référencés ci-dessous (sans compter les DVD, livres, partitions...). Si vous avez quelques difficultés en espagnol, pas de problème, la conversation se poursuivra en français. Et rassurez vous, nous ne sommes pas actionnaires de l’établissement...

Gran Vía Discos

Manuel Rodríguez Garciolo "el Ruso" : fandangos de La Herradura - Big Bang BB 443 CD, 2001

Miguel Burgos "el Cele" : fandangos de Güéjar Sierra, Quéntar, La Peza et El Rescate / Manuel Ávila : temporeras de Montefrío / Pepe Albaicín : siguiriyas de Juanillo el Gitano - Big Bang ("El flamenco antiguo. Veteranos del cante en Granada") BB 442 CD, 2001

Antonio Campos, Encarnación La Nitra, Jaime Heredia et Victor Quero : tangos paraos - Producciones Peligrosas ("Graná baila por tangos") JASS-6 CD, 1997

Zambra de María La Canastera : cachucha : BMG / RCA ("Ritual de la Zambra Calé" - enregistrements réalisés en 1966) 74321 51369, 1997

Manuel Celestino Cobos "Cobitos" : rondeña et fandangos abandolaos de Frasquito Yerbabuena et Paco el del Gas - enregistrement privé de Manuel Cano, inclus dans le recueil de partitions "Maestros clásicos de la guitarra flamenca. Volume 2 : Manuel Cano", Claude Worms, Editions Combre, Paris, 2004

Juanillo el Gitano : soleares - Fundación Unicaja ("Voces flamencas de Andalucía. Vol. 1"), 2001

Victorino de los Pinos : soleares - Universal ("Maestros del cante granaíno" collection "Grabaciones históricas. Vol. 29") 0601215348323, 1999 - réédition du LP Triumph de 1972

Antonio Cuevas "el Piki" : "Tonás de la verde y blanca" - LP RCA ("Homenaje a Blas Infante") PL-35119, 1977

Luis Heredia Fernández "el Polaco" : tangos - Nuevos Medios ("La Unión. XXIII Festival Nacional del Cante de las Minas") NM 15 642 CDD, 1994

Mercedes Hidalgo : granaínas - C.O.D.A. Music CECD-001, 1993

Antonio Gómez "el Colorao" : siguiriyas - Fonoruz ("Mis raíces" CDF-755, 2000

Jaime "el Parrón" : bulerías - Chitón ("Carbón de fragua") CH 135, 2016

Morenito de Íllora : tangos - Pasión / Area Creativa 9P-046, 1991

Antonio Fernández : malagueña - Big Bang ("Cristal suelto") BB 457CD, 2002

Gema Caballero : fandangos abandolaos - Auto-production ("De paso en paso"), 2012

Esther Crisol : granaínas - Diputación de Granada ("De la fuente"), 2010 / également Corda Fundation ("Aguacibera"), 2012

Sergio Gómez "el Colorao" : farruca - Fods Records ("Como mi sangre") 38472, 2016

Alfredo Tejada : soleares - Ambar ("Directo") AMB-15010, 2015


El Cele
El Ruso
Tangos paraos
María la Canastera
Manuel Ávila
Cobitos
Juanillo el Gitano
Curro Vega
Victorino de los Pinos
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