Manuel de la Luz : "De la Luz" / Kiko Ruiz : "Compaseando"

samedi 13 août 2016 par Claude Worms

Manuel de la Luz : "De la Luz" - un CD Virutasong, 2015

Kiko Ruiz : "Compaseando" - un CD (autoproduction) CKRRCDO1/1, 2016

Le premier opus de Manuel de la Luz, intitulé... "De la Luz", est une sorte d’état des lieux après douze ans de carrière, si toutefois on considère comme date de départ "officielle" de celle-ci l’année 2004 : premier concert soliste à la Biennale de Séville et première tournée internationale avec la compagnie de Eva Yerbabuena, aux côtés de Paco Jarana. Rappelons que Manuel de la Luz a aussi travaillé avec Manuela Carrasco, Joaquín Grilo et le Ballet Flamenco de Andalucía (pour lequel il a composé la musique du spectacle "Llanto por la muerte de Ignacio Sánchez Mejías", d’après Federico García Lorca) pour la danse ; et avec Árcangel, Miguel Poveda, Carmen Linares, Lole et La Susi pour le chant. Dans ce disque kaléidoscope, on retrouve effectivement son intérêt pour l’accompagnement du baile et du cante, et d’une manière plus générale les influences esthétiques de Paco de Lucía et de Manolo Sanlúcar - on pourrait choisir plus mal... Les compositions au programme ont sans doute été ébauchées au cours de ces expériences professionnelles, modifiées et enrichies patiemment au fil des ans avant d’être enfin définitivement achevées pour l’enregistrement : d’où leur réalisation impeccable, d’autant plus que Manuel de la Luz a invité pour l’occasion des artistes avec lesquels il collabore régulièrement sur scène : Eva Yerbabuena naturellement, mais aussi le pianiste Diego Amador avec lequel il joue en quartet, ou encore Olivia et Carmen Molina, "Las Molina", qui font partie de son propre groupe. A tel point qu’on pourrait considérer cet album comme une oeuvre collective, conçue et dirigée par le guitariste, avec un casting copieux et riche en invités de marque : José Valencia et Rubio de Pruna (cante), Cristian de Moret (piano), Ignacio Vidoechea "El Búho" (flûte et saxophone), Antonio Coronel et Ramón Porrina (percussions), Manolo Nieto (basse), Felamenghú (chœurs)...

Le programme commence sous le signe des groupes de Paco de Lucía, dont l’influence est évidente sur l’instrumentation comme sur la construction de la bulería "Como tiembla el agua" - mode flamenco sur Ré#), qui fait aussi l’objet d’un "bonus clip" signé Felix Vázquez : exposé du thème, puis chorus successifs de flûte, guitare et piano liés entre eux par de bref passages orchestrés, sans oublier un cante (Carmen Molina) et des choeurs (Las Molina), le tout solidement assis sur une section rythmique particulièrement présente (Manolo Nieto, Ramón Porrina et Antonio Coronel - percussions à tous les étages). "Plaza de la Resolana", l’autre bulería, est conçue sur le même modèle, avec cette fois un riff dévastateur en guise de thème, le saxophone alternant avec la flûte pour faire monter la pression, sans piano ni chant mais avec un break de taconeo d’Eva Yerbabuena dans le rôle de Joaquín Grilo (on trouvera même une fugace citation de Paco de Lucía à 1’29), et toujours l’omniprésence des deux percussionnistes (sans basse cette fois).

L’introduction des Fandangos de Huelva ("Calle Nueva"), par la légèreté et l’élégance de son phrasé, aurait pu être signée par Manolo Sanlúcar, comme d’ailleurs la belle démonstration d’inspiration mélodique des développements : lignes sinueuses sur un large ambitus parcourant tout le manche et art de la "fausse fin" (du faux "remate") pour mieux relancer le discours par de brèves modulations inattendues engendrant une nouvelle falseta (joli cante traditionnel de Carmen Molina et chœur... comme on pouvait s’y attendre). Dans le même format instrumental réduit (guitare, chant, percussions) la soleá por bulería en mode flamenco sur Ré ("El vigia") révèle les mêmes qualités, avec un cante traditionnel de José Valencía, impétueux comme à l’accoutumé... et des chœurs - point trop n’en faudrait.

La veine intimiste du strict solo de guitare nous paraît finalement encore mieux convenir à l’indéniable talent de Manuel de la Luz - à moins qu’il ne faille imputer cette remarque à quelque inclination personnelle. En témoignent, nous semble-t’il, la granaína "Los molinos", suivie d’un fandango de Frasquito Yerbabuena par Rubio de Pruna (réplique grenadine de la Malagueña et Verdiales), et surtout une magnifique Taranta, d’inspiration aussi classique que personnelle ("Cueva de la Mora").

Si l’on excepte un bref post-sriptum façon duo de guitares classiques, dont la nécessité musicale nous échappe ("Imaginándote" - "Bonus Track" et 0’52), restait deux pièces obligées pour compléter le kaléidoscope, l’une excellente, l’autre moins. Commençons par la "moins" : la "Fantasia" désormais de rigueur ("Amanecer"), dans le cas présent quelque chose comme une chanson sans paroles (mais avec chœur - celui de trop ?), en duo guitare - piano (Cristian de Moret) discrètement soutenu par les percussions d’Antonio Coronel et une contrebasse "programmée" (Jesús Cayuela). Et terminons par une superbe série de Soleares ("Querer quita el sentío" - Joaquín el de la Paula, Paquirri, La Serneta), en strict duo chant - guitare : introduction d’une belle sobriété mélodique de Manuel de la Luz, qui s’en tient ensuite à sa fonction d’accompagnateur, et chant très intériorisé d’Olivia Molina, tout en nuances, avec la délicate musicalité caractéristique de la nouvelle génération des cantaoras de Huelva.

Par cet enregistrement, le propos de Manuel de la Luz n’était sans doute pas de poser la première pierre d’une oeuvre radicalement originale, mais plutôt de s’inscrire, avec une personnalité singulière, dans l’idiome traditionnel (déjà...) de la guitare flamenca contemporaine, tel que l’ont construit Paco de Lucía et Manolo Sanlúcar dans les années 1980 - 1990. Il y a pleinement réussi. Les amateurs de guitare vertigineuse y trouveront largement leur compte. Les autres feront leur miel des jolies trouvailles mélodiques et harmoniques qu’ils y glaneront ça et là au fil des écoutes. La guitarra de Manuel de la Luz tiene soniquete y detalles.

Claude Worms

Galerie sonore

Plaza de la Resolana
"Cueva de la Mora"

"Plaza de la Resolana" (bulerías) : Manuel de la Luz (composition et guitare), Eva Yerbabuena (baile), Ignacio Vidoechea "El Búho" (saxophone et flûte), Ramón Porrina (cajón)

"Cueva de la Mora" (taranta) : Manuel de la Luz (composition et guitare)


Recevoir des nouvelles discographiques de Kiko Ruiz est toujours un plaisir. Nous n’en avions plu eues depuis son mémorable duo avec le percussionniste Ravi Prasad ("Tandem" - Juste une Attitude / Harmonia Mundi, 2007 tandem) et ce "Compaseando" renoue avec l’inspiration du déjà ancien mais toujours délectable "Cachito de vida"(Passage, 2005) : amour du compás et du bel ouvrage. Kiko Ruiz étant fidèle en amitié musicale, nous retrouvons d’ailleurs sur ces deux albums les précieuses collaborations de deux complices de longue date, Sabrina Romero (chœurs) et Renaud Garcia-Fons (contrebasse), avec lequel il se produit régulièrement en concert. L’effectif instrumental est cependant ici plus réduit, avec les seuls apports des percussions (Piraña et Ali Alaoui), des palmas juan Manuel Cortés et de l’accordéon - et des ses cousins de dimensions plus modestes, bandonéon et accordina (Grégory Daltin). La sonorité de ces instruments est l’un des fils conducteurs, emprunt de mélancolique légèreté (tanguillos, rumba, "Rincones del alma", "Soy de tu luz" - respectivement plages 1, 3, 5 et 8) de ces notes de voyage que le compositeur présente dans un court prologue comme une sorte de parcours initiatique, une "quête spirituelle". L’autre constante du disque, comme son titre l’indique, est le compás.

Nous sommes donc d’abord conviés à une savoureuse "ida y vuelta", au départ de Cádiz, avec un tanguillo ("Cádiz" - tonalité de Mi mineur et mode flamenco sur Si) à l’enjouement en effet très gaditan, mais où nous percevons déjà quelques effluves caribéennes (le "trio" central, sur un ostinato chaloupé de la contrebasse, avec une brève modulation en La mineur et quelques traits "out", façon jazz, de la guitare), vers Cuba - "Canelizado" (guajira - La Majeur), guitare solo et palmas ; "San Rafael" (rumba - Mi mineur), avec la même formation que les tanguillos. La qualité mélodique des trois compositions, bien mise en valeur par les contrechants de Grégory Daltin et les ponctuations harmoniques de Renaud Garcia-Fons, dispense heureusement le guitariste de se livrer à quelques démonstrations de virtuosité gratuites, qu’il n’utilise à bon escient que pour les "remates" - une qualité que nous avons appréciée tout au long de l’album.

"Compaseando" démontre brillamment qu’il est toujours possible de faire quelque chose de neuf avec la bonne vieille bulería "por medio". La pièce est presque intégralement construite sur le développement "a cuerda pela’" (pouce et picado) d’un riff de basse dont les contours mélodiques acérés et le phrasé rythmique cinglant auraient pu être signés par Wilko Johnson, si ce dernier avait un jour abandonné le pub rock pour le flamenco. Dans ce contexte, on se prend presque à regretter la parenthèse d’un cante de Duquende et les choeurs subséquents, sur des arpèges de guitare à la moitié du tempo des palmas (bel effet rythmique), avant que Kiko Ruiz ne renoue avec son propos initial pour une coda haletante - remarque qui, naturellement, ne remet nullement en cause le talent du cantaor, mais plutôt la pertinence musicale de son intervention, qui nous semble perturber la dynamique de la composition.

Après deux intermèdes "extra flamenco", du moins si l’on se réfère à ses formes dans leur configuration actuelle, (cf : ci-dessous), la soleá por bulería ("Fuente Álamo" - en mode flamenco sur Ré#) est un autre temps fort du disque : après un discret hommage à Mayte Martín en introduction (paraphrase et belle harmonisation de "S.O.S."), l’enchâssement ininterrompu des falsetas nous a souvent rappelé le lyrisme mélodique de Manolo Sanlúcar.

Avouons cependant que ni "Rincones del alma", une chanson agréable mais dont la mélodie et la marche harmonique sont par trop prévisibles, ni "Soy de tu luz", que l’on pourrait définir comme une bulería "new age", avec choeurs évanescents (après toutefois une introduction "por tango"- en chœur également), ne nous ont pleinement convaincu. "Monte de los olivos" est par contre une véritable réussite, dans le style austère d’un hymne processionel (un "conduit", aurait-on dit en d’autres temps). Rythme obsessionnel des percussions d’Ali Alaoui (4/4 de tempo modéré, accentué sur le premier et le dernier temps, ou avec syncope sur le premier temps), introduction évoquant un "temple" por siguiriya (Alberto García), psalmodie lancinante du chœur, figuration du oud par Kiko Ruiz et du rebab (ou du kamantché, ou du rebec...) par Renaud Garcia-Fons : de quoi réjouir Jordi Savall...

Claude Worms

Galerie sonore

"Fuente Álamo"
"Cádiz"

"Fuente Álamo" (soleá por bulería) : Kiko Ruiz (composition et guitare)

"Cádiz" (tanguillo) : Kiko Ruiz (composition et guitare)


"Fuente Álamo"
"Cádiz"
"Cueva de la Mora"
Plaza de la Resolana




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