XX Festival de Jerez : Fin de Fiesta

du 3 au 5 mars 2016

mardi 8 mars 2016 par Claude Worms , Maguy Naïmi

Arcángel / Compañía de Danza Flamenca Carmen Cortés / Diego del Morao / María del Mar Moreno et Antonio Malena / Fundación Cristina Heeren de Arte Flamenco / Estévez / Paños y Compañía / Santiago Lara

¡Muchas gracias a Isamay, Nuria, Begoña, Antonio y a todo el equipo del Festival de Jerez que nos atendieron como si estuviéramos en nuestra casa ! Sin olvidar al dueño del Bar Juanito y a César y sus colegas del Hotel Bellas Artes. ¡Qué bien lo pasamos siempre en Jerez !

Du 19 février au 5 mars 2016, le Festival de Jerez fête dignement son vingtième anniversaire avec une programmation, comme à l’accoutumée, aussi riche que diversifiée. Le Théâtre Villamarta est toujours exclusivement consacré à la danse, avec des spectacles qui offrent un panorama exhaustif de toutes les tendances de la chorégraphie flamenca contemporaine, du plus orthodoxe au plus expérimental : Eva Yerbabuena ; Antonio El Pipa ; Ana Morales ; Marco Flores ; Andrés Peña et Pilar Ogalla ; Úrsula López, Tamara López et Leonor Leal ; Rocío Molina ; Sara Baras ; Manuel Liñan ; Mercedes Ruiz ; Jesús Carmona ; Shoji Kojima, ;Estévez / Paños Compañía ; María del Mar Moreno ; Carmen Cortés.

Trois cycles consacrés à de jeunes artistes complètent ce parcours au cœur d’un baile en pleine effervescence créative :

_ "Solos en Compañía" (Sala Compañia), avec María José Franco, Felipe Mato, Beatriz Morales, Carmen La Talegona, Jesús Fernández et Pedro Córdoba.

_ "Nuevas miradas" (Sala Paúl), avec Antonio Molina "El Choro" , Entredos Ballet Español et Molinero en Compañía.

_ "Jóvenes Talentos" ((Sala Paúl), avec des spectacles présentant les élèves du Real Conservatorio Profesional de Danza Mariemma, du Centro Andaluz de Danza et de la Fundación Cristina Heeren de Arte Flamenco.

Nous sommes particulièrement sensibles à la place importante consacrée aux récitals de chant et de guitare soliste, qui font l’objet de trois cycles à par entière :

_ "De la raíz" (Sala Compañía et Bodega González Byass) et "Los conciertos del Palacio" (Palacio de Villavicencio) pour le cante. Respectivement : David Lagos, Pedro El Granaíno, Jesús Méndez, José Valencia, Antonio Reyes et Arcángel pour le premier ; Carmen Grilo, María Terremoto, Maizenita, José Canela et José Enrique Morente pour le second.

_ "Toca, toque" pour la guitare soliste (Sala Paúl) : Dani de Morón, Alfredo Lagos, Javier Patino, Santiago Lara et Diego del Morao.

Ajoutons que la célébration de ce vingtième anniversaire est aussi l’occasion de mettre en valeur le patrimoine culturel, architectural et gastronomique de la ville, avec quatre expositions (hommage à La Argentinita et à Pilar López ; photographies de Daniel M. Pantiga et Juan Salido ; et peintures murales de Juan Carlos Toro – respectivement, Cloîtres San Domingo, Couvent San Agustín, rues du centre ville et murs des quartiers historiquement liés au flamenco), des "actions chorégraphiques et musicales" présentées les 27, 28 et 29 février dans toute la ville ("XX Espacios, XX Artistas, XX Festivales") et un itinéraire "Bars et Tabancos". Enfin, avec plus de 1000 élèves cette année, les stages (de danse essentiellement) restent l’une des spécificités majeures du Festival de Jerez.


Arcángel : "Olor a Tierra"

Sala Compañía, 5 mars 2016

Chant : Arcángel

Guitare : Dani de Morón

Percussions : Agustín Diassera

Chœurs et palmas : Los Mellis

Arcángel a conclu en beauté un cycle de récitals de cante particulièrement brillant ("De la raíz") – David Lagos, Pedro el Granaíno, Jesús Méndez, José Valencia et Antonio Reyes l’avaient précédé sur les scènes de la Sala Compañía et de la Bodega González Byass.

Après de récentes incursions dans le répertoire baroque ("Las idas y la vueltas", avec Miguel Ángel Cortés, Fahmi Allqhai et son Academia del Piaccere) et la musique contemporaine ("De oscura llama", une œuvre de Mauricio Sotelo), Arcángel semble être revenu au cante traditionnel avec "Tablao", son dernier enregistrement en public sorti l’année dernière (cf, notre critique : Tablao ). Son concert pour le Festival de Jerez puisait dans le même répertoire, avec cependant quelques montages de cantes périlleux parfaitement réussis, grâce aussi aux subtiles transitions de Dani de Morón.

Sur le seul accompagnement des "nudillos" de Los Mellis, le cantaor débuta son récital a cappella, avec le Pregón de Macandé, suivi d’autres Pregones et d’extraits de Romances del Puerto, à compás de Soleá por Bulería – une interprétation toute en finesse que l’on a pu apprécier tout au long du programme. Pour employer une expression flamenca difficilement traduisible, Árcangel "transmite", non par un expressionnisme agressif, mais par la fluidité de la conduite du chant, le contrôle du souffle et du phrasé, et la musicalité des dessins mélodiques et de leur ornementation – le jeu d’Agustín Diassera est idéal pour ce type de vocalité flamenca, tant il est capable de faire chanter ses percussions. Comme il n’y a pas de chants mineurs s’ils sont interprétés par de tels musiciens, les cantes "abandolaos" furent un pur régal – des Fandangos de Lucena entrecoupés de Rondeñas chantées en duo par Los Mellis, qui ne sont pas seulement des palmeros de grande classe, mais aussi des chanteurs fort estimables. Sur la coda du dernier Fandango, Árcangel initia un rallentando sur un changement de compás très intelligemment négocié par Dani de Morón, pour enchaîner sur un Tiento d’Antonio Chacón dans la version d’Enrique Morente ("Qué párajo sera aquel…"), puis des Tangos extremeños du répertoire de Camarón – il y eut d’autres hommages à Camarón au cours du concert, notamment "por Siguiriya" ("A la Iglesia Mayor fui…") et "por Bulería" (cantes de La Perla, repris par Camarón). Árcangel est sans doute l’un des rares artistes actuels capables d’évoquer le chant de Camarón en se l’appropriant sans tomber dans la caricature : entre fins mélodistes, on se comprend…

Entretemps, Árcangel s’était risqué à une autre combinaison formelle, entre une série de Soleares (cantes de Álcala, Cádiz et Jerez) et une Granaína (accompagnée donc "por arriba") conclue en douceur à la manière d’ Antonio Chacón, c’est à dire avec une sobriété qui a l’élégance de dissimuler l’extrême complexité mélismatique du dernier "tercio". La transition était cette fois à l’initiative du cantaor, qui prolongea la dernière Soleá par un "le, le, le…" chromatique dans le style d’Enrique Morente, estompant progressivement le compás et le tempo pour amener sans heurt l’arioso de la Granaína.

Les Bulerías ont été un autre exemple de construction rigoureuse d’une pièce de chant flamenco, échappant à l’habituelle succession aléatoire de modèles mélodiques par la récurrence d’intermèdes en canon à trois voix (Árcangel et Los Mellis), d’abord sur un estribillo de Juana Cruz Castro pour lancer des Bulerías de Cádiz (La Perla), puis sur les premiers vers du refrain de "La bien pagada" pour conclure. Les Siguiriyas, plus traditionnelles dans leur conception, furent un modèle de ce que devrait toujours être le dialogue chant / guitare (pas de palmas ni de percussions pour cette suite de trois cantes : Francisco La Perla / Manuel Torres, Curro Dulce et Camarón).

Dani de Morón nous offrit également un aperçu de son talent de compositeur avec une Soleá en solo, qui nous fit regretter de ne pas avoir pu assister à son récital du 21 février (Sala Paúl). Une version personnelle, et contemporaine pour l’harmonie, du toque de Morón (il cita d’ailleurs brièvement Diego del Gastor dans la dernière partie de la pièce), à laquelle ne manquaient ni les fluctuations volontaires de tempo (le moderato de la section centrale), ni la sensation d’une dissolution du compás par de multiples ligados allusifs, ni les retours vigoureux aux marqueurs traditionnels de la forme ("cierres", "llamadas"…) après de multiples détours imprévisibles.

En bis, sans micro, une longue et généreuse série des Fandangos de Huelva qui ont fait la renommée d’Árcangel, avec deux savoureux cantes de Los Mellis, pour une fois en solo. Que demander de plus ?

Claude Worms


Photo : Guillermo Casas

Compañía de Danza Flamenca Carmen Cortés : "La Gitanilla", d’après Miguel de Cervantes

Teatro Villamarta, 5 mars 2016

Chorégraphie, direction artistique et danse : Carmen Cortés

Direction : José Maya, Carmen Cortés

Musique : Aquilino Jiménez, Jonatan Jiménez

Direction musicale : Gerardo Nuñez

Danse - solistes : Jorge Calderón, Florencio Campo

Danse - corps de ballet : Vanessa Rodríguez, Raquel Martínez, Lorena Martínez, María Farelo, Nazaret Oliva, Cristina Cazorla, Cristian Rubio "Truco", Daniel Yagüe, Pedro Pérez, Juan Manuel Miras

Chant : Sonia Pérez, Marta Heredia, Antonio Carbonell, Antonio Moreno "Cancún"

Guitare : Aquilino Jiménez, Jonatan Jiménez

Violon : Konstantin Chakarov

Percussions : Rafael Serrano, José Suero "Morito"

Photo : Guillermo Casas

Miguel de Cervantes nous a quittés voilà quatre cents ans, mais ses œuvres, elles, perdurent et peuplent nos moments de lecture de leur luminosité et leur gaité, voire de leur folie. La danseuse et chorégraphe Carmen Cortés a voulu rendre hommage à ce génie de la littérature, en mettant en scène et en chorégraphiant une de ses Nouvelles Exemplaires, "La Gitanilla". La trame de la nouvelle est simple : la jeune et jolie gitane prénommée Preciosa (prénom symbolique s’il en est, car il signifie "jolie"ou "précieuse") attire les foules sur les places et parvis de Séville par sa grâce et son talent. Cette jeune gitane est une danseuse exceptionnelle : "Salio la tal Preciosa" la más única bailadora que se hallaba en todo el gitanismo". Il ne manquera dans la nouvelle de Cervantes ni l’amour, ni le coup de théâtre final (Préciosa est en réalité la fille d’un noble, elle a été enlevée et élevée par les gitans), ni l’humour, ni l’affection de Cervantes pour ces gitans amants de la nature ; et nous retrouverons tout cela dans le spectacle de Carmen Cortés.

Carmen Cortés assume le fil conducteur du spectacle, émergeant au lever de rideau dans un nuage de tulle blanc, symbole de mariage, sur une Alboreà jouée au violon par Konstantin Chakarov. Elle joue le rôle de Preciosa adulte qui, se regardant dans un miroir, se rappelle sa vie passée de gitane. Les trois parties qui composent la chorégraphie, exécutées par de jeunes danseuses de la troupe, sont comme des "flashbacks" qui renvoient aux épisodes marquants de la vie de la Gitanilla. Le premier, particulièrement coloré et dynamique, évoque les noces de Preciosa, sur fond de cantes "abandolaos" (Rondeñas et cantes de Juan Breva et de Frasquito Yerbabuena), puis de Tanguillos. Les percussions resteront dès lors les principaux protagonistes de la musique de scène, avec cependant une longue et belle composition "por Granaína" pour le deuxième tableau.

Photo : Ana Palma / DeFlamenco

Peu de baile flamenco traditionnel, tel qu’on le connaît, exceptée une Siguiriya dansée par les hommes (taconeos et percussions) et des Soleares de Alcalà interprétées par Carmen Cortés avec un rappel par les deux guitaristes, sur l’escobilla, des Alboreás jouées au violon au début du spectacle. Nous avons assisté surtout à une démonstration de danses de la Escuela Bolera, et de danses régionales, exécutée par une troupe allègre, bigarrée, dans une tentative - plutôt réussie - de traduire sur scène le monde magique et libre des gitans de Cervantes. Tambourins, castagnettes, violon tzigane, percussions, guitares ont accompagné le chant et la danse pour notre plus grand plaisir.

Maguy Naïmi


Diego del Morao

Sala Paúl, 5 mars 2016

Guitare : Diego del Morao

Seconde guitare : Pepe del Morao

Chant : Fania Zarzana, Maloko Soto

Percussions : Ané Carrasco

Palmas : Juan Grande, Juan Diego Valencia

Artistes invités : Juana le del Pipa, Diego Carrasco

Photo : Joss Rodríguez / Flamenco Events

A long concert, critique courte : ¡Venga Bulerías y más Bulerías ! Quels que soient l’intérêt et la séduction de ce palo, force est de constater que sa répétition une heure durant finit par lasser l’auditeur le mieux disposé. Ajoutons cependant quelques considérations annexes pour éviter les remarques acerbes de nos collègues de la rédaction.

Devant une salle comble et un public conquis par avance, c’est donc à Diego del Morao qu’est échu le redoutable honneur de clore la vingtième édition du Festival de Jerez, où il n’avait plus donné de récital en soliste depuis 2005. La première pièce annonçait à elle seule la suite du concert : une introduction "por Taranta" passablement brouillonne, basée sur des successions de "posturas" liées entres elles par quelques courts traits hasardeux en picado ou en pulgar, sans le moindre motif mélodique discernable, puis, le plus rapidement possible, le prévisible passage au compás de Bulería – à la grande satisfaction du public et, visiblement, au grand soulagement du guitariste lui-même. Diego del Morao était enfin à l’aise et chez lui, bien assis sur les medios compases jerezanos, traités en arpèges ou en riffs de pulgar répétés sur des marches harmoniques rassurantes, et ponctués des fameux "remates" et autres rasgueados incisifs à contretemps qui sont la marque de fabrique de la dynastie. La composition y gagna grandement en cohérence, et son interprétation en swing. Comme son père avant lui, Diego del Morao est incontestablement un maître du "toque por Bulería" de Jerez, mais…

Sur les neuf autres pièces du programme, il nous restait à écouter un Tango "por Granaína" ; un Tango-Rumba chanté par une charmante jeune fille dont la voix acidulée séduirait sans doute les programmateurs de Radiolé ; une Soleá por Bulería "muy por Bulería" en mode flamenco sur Ré# (avec des cantes dont le seul intérêt était d’offrir un peu de répit au guitariste) ; une courte Siguiriya sur un tempo très rapide, traitée surtout en rasgueados – à tel point qu’elle ressemblait plutôt à l’accompagnement d’une escobilla, que les guitaristes interprètent précisément comme s’il s’agissait d’une Bulería dont le cycle commencerait au huitième temps… et cinq franches Bulerías. Le fait de changer de mode de référence ("por Taranta", "por Minera", modes flamencos sur Do# ou Ré#...) et d’utiliser quelques scordaturas ne change rien à l’affaire. Pas plus d’ailleurs que de se livrer, à l’aide de l’accompagnement d’une seconde guitare, à quelques improvisations sur des plans en gammes aussi rebattus que spectaculaires (picados dans l’extrême aigu – Tango et Bulería) : le problème est celui d’un artiste à notre avis programmé à contre-emploi.

Diego del Morao est fort sympathique et chaleureux sur scène. Il est surtout un très estimable accompagnateur du cante - ce qui pour nous n’est pas une réserve, tant l’art de l’accompagnateur est aussi musicalement exigeant et délicat que celui du soliste. Mais il ne dispose pas actuellement d’un répertoire de compositions originales suffisant pour nourrir et justifier un programme de récital – ce qui du reste peut parfaitement évoluer avec le temps et la maturité. Il n’est donc pas fortuit que les deux moments les plus forts du concert (avec son interprétation personnelle et créative des falsetas "por Bulería" les plus fameuses de son père, déjà classiques au même titre que celles de Parrilla de Jerez ou de Paco Cepero) aient été l’hommage en "rap por Bulería" de Diego Carrasco à Moraíto, et les trop courtes Bulerías cortas de Juana la del Pipa, remarquablement accompagnées par Diego del Morao, sur lesquelles le concert s’acheva.

Claude Worms


María del Mar Moreno et Antonio Malena : "Jerez Puro Esencia"

Teatro Villamarta, 4 mars 2016

Direction, chorégraphie et danse : Maria del Mar Moreno

Direction artistique et chant : Antonio Malena

Chant : Manuel de la Malena, Antonio Peña Carpio "El Tolo"

Guitare : Santiago Moreno, Malena hijo

Palmas : Ale de Gitanería, Javier Peña

Artistes invités : Angelita Gómez, Tomasa Guerrero "La Macanita", Enrique "El Zambo", Mateo Soleá, El Bo, Ezequiel Benítez, Juan Lara, Fernando Jiménez, El Berza

En 2005, María del Mar Moreno avait obtenu avec "Jerez Puro Esencia" le Prix du Public de la IXème édition du Festival de Jerez. "Quien te ve no te recuerda", déclara Antonio Malena dès le début du spectacle : nostalgie compréhensible, compte tenu du brillant passé historique, culturel et artistique de la ville. Malgré tout, avec des temps forts mais aussi quelques temps faibles, inévitables dans ce genre de projet qui laisse une large place à la spontanéité du moment, les artistes démontrèrent pendant plus d’une heure et demi que le flamenco demeure une culture populaire bien vivante à Jerez, où il reste, sans doute plus qu’ailleurs, indissociable de la vie quotidienne.

Antonio Malena, en maître de cérémonie, a pris grand soin de présenter le cante jerezano dans toute sa richesse stylistique, à tel point que la bande son de "Jerez Puro esencia", dans sa version 2016, pourrait fournir la matière d’une quatrième édition du mythique "Canta Jerez". Le chant a cappella ouvrait d’ailleurs une bonne partie des différents chapitres de cette belle et émouvante encyclopédie, à commencer par les Bulerías cortas qui accompagnaient le premier baile de María del Mar Moreno, avant que les deux maîtres de maison n’accueillent leurs invités, qui les rejoignirent sur scène en parcourant le parterre par les deux allées latérales pour une première "ronda de Bulerías", comme il se doit pour commencer une fête. Dès lors, la danse fut toujours motivée par le chant, sans prétentions chorégraphiques superflues dans ce contexte : marcajes, escobillas et desplantes, avec la fougue, la précision et l’exactitude stylistique que l’on connaît à la bailaora – même si les ingrédients de base demeurent identiques, on ne danse pas des Tientos-Tangos comme l’on danse des Siguiriyas – pour celle-ci, les six escobillas successives de María del Mar Moreno furent l’un des climax du spectacle

On nous pardonnera de ne pas nommer ici tous les cantaores, que nous n’avons d’ailleurs pas toujours reconnus (un programme précis des festivités aurait été le bienvenu) : tous méritent également d’être associés à la réussite collective de cette soirée. Pour le chant a cappella, nous retiendrons deux magnifiques Fandangos de Manuel Torres (deuxième tableau), un Romance de la tradition de El Puerto de Santa María (troisième tableau), un Matinete (sixième tableau), des "Bulerías pa escuchar" accompagnées de "nudillos" sur un tonneau – Jerez oblige – (huitième tableau) et une série de Soleares (La Serneta / Frijones / La Andonda) par La Macanita (neuvième tableau). Antonio Malena assuma de main de maître le fil conducteur du spectacle, sans ménagement pour ses cordes vocales : Bulerías, Tientos et Tangos, Romances por Soleá, Tonás et Carcelera, Siguiriyas, Bulerías por Soleá – le tout avec intensité et musicalité, sans la moindre faute de goût… ¡Quitarse el sombrero !

Trois moments nous ont particulièrement émus. D’abord les brefs extraits d’enregistrements originaux de Manuel Torres (Taranto) et d’Antonio Chacón (Malagueña), diffusés off, qui préludaient aux mêmes cantes interprétés sur scène – nous nous souviendrons longtemps des deux magnifiques Malagueñas chantées par Ezequiel Benítez ("Que te quise con locura…" et "A dar gritos me ponía..."). Ensuite, l’hommage de María del Mar Moreno à son professeur, Angelita Gómez, qui dansa des Bulerías por Soleá – la grâce et la sobriété incarnées. Enfin, la projection de deux séquences de "Niños cantaores", célèbre chapitre de la série télévisée "Rito y Geografía del Cante Flamenco" : Antonio Malena, encore enfant, chantant une Siguiriya de José de Paula dans la version de la Piriñaca ("Siente tú mis fatigas…"), accompagné par un Moraíto à peine plus âgé que lui ; puis La Macanita chantant et dansant "por Bulería". Les deux artistes, avec quelques années de plus..., regardaient l’écran, dos au public. Puis, de profil, l’un face à l’autre, ils reprirent ces deux cantes, comme dans une conversation intime où l’on se remémore des souvenirs chers… En fond de scène, une image du film : Moraíto, éternellement adolescent, semblait les accompagner de sa guitare.

La soirée se termina sans surprise, comme elle avait commencé, par une "ronda de Bulerías". Ovations du public et palmas… "por Bulería".

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Fundación Cristina Heeren de Arte Flamenco : "Eclosión"

Sala Paúl, 4 mars 2016

Direction artistique et chorégraphie : Luisa Palicio

Danse – solistes : Beatriz Cruz de Alba, Coral Moreno Moreno, Beatriz Rivero Pardal, Carmen Young

Danse – corps de ballet : Claudia Culpo, Fabiola Margarita García Gómez, María Elena Lorente Corvi, Alicia López Rubio, María Martha Moreno Romero, Mariona Puigdemasa Nieto, Melina Valente Requena

Chant : Pura Navarro, Javier Rivera, Vicente Gelo, Manuel Romero

Guitare : Carmelo Picón, José Manuel Martos

Il serait grandement temps de réviser le lieux-commun selon lequel "le flamenco ne s’apprend pas". Il est clair qu’il s’est au contraire toujours appris et enseigné, par transmission orale, dans certaines familles, certains quartiers, et dans tous les lieux où, depuis le milieu du XIX siècle, des professionnels de haut niveau musical et technique n’ont cessé de le faire évoluer et de l’enrichir : des Salones de Baile et autres Cafés Cantantes aux loges des grandes compagnies actuelles en tournée internationale, en passant par les troupes d’Ópera Flamenca, les Tablaos ou les studios d’enregistrement. Qu’il fasse actuellement l’objet d’un enseignement académique dans certains conservatoires et dans des écoles de formation professionnelle spécialisées ne change rien à l’affaire, si ce n’est que les jeunes artistes qui en suivent les cursus disposent d’une sécurité technique et de connaissances théoriques inconnues jusqu’à présent, non seulement pour la danse, mais aussi et surtout pour le chant et la guitare. Lors de leur conférence de presse, Cristina Heeren et Luisa Palicio nous ont d’ailleurs invités à "nous intéresser aussi à la musique, et pas seulement à la danse", ce qui devrait aller sans dire, mais va toujours beaucoup mieux en le disant…

Les cours dispensés par la Fondation ne sont donc pas seulement destinés à l’entraînement technique de futurs virtuoses. Il s’agit plutôt de former des musiciens, habitués au travail collectif et à l’écoute mutuelle. Encore faut-il disposer de professeurs unissant talents artistique et pédagogique (les deux ne vont pas toujours ensemble), et d’élèves non seulement passionnés, mais aussi disposés à assumer une rigoureuse discipline de travail. La liste des enseignants actuels de la Fondation se passe de commentaires : Milagros Mengibar, Luisa Palicio, Tamara Lucio et Javier Barón pour la danse ; María José Pérez, Lidia Montero, La Divi, José de la Tomasa, Calixto Sánchez et Julián Estrada pour le chant ; Niño de Pura, Pedro Sierra, Pedro Sánchez et Paco Cortés pour la guitare. La Fondation assure d’ailleurs la continuité de ses orientations pédagogiques en recrutant des professeurs parmi ses ancien(ne)s élèves, telles Luisa Palicio (Prix Révélation 2015 du Festival de Jerez) ou María José Pérez (Lámpara Minera de La Unión, 2015). Pour nous en tenir au cante, Laura Vital, Rocío Márquez, Argentina, Rocío Bazán, Jesús Corbacho, Jeromo Segura… sont aussi passés par la Fondation. Au total, depuis sa création en 1996 (le Festival de Jerez et la Fundación Cristina Heeren fêtent donc ensemble leur vingtième anniversaire), la Fondation a accueilli 6000 étudiants, dont 40% venus de l’étranger. Un tiers d’entre eux ont suivi un cursus complet, dont 700 boursiers – l’action sociale est aussi un objectif majeur de son directeur, Fernando Iwasaki.

Nous n’avons donc pas été surpris d’assister à un spectacle d’un niveau que pourraient envier certaines troupes professionnelles, l’enthousiasme et la joie de jouer ensemble en surplus. "Eclosión" était constitué de trois suites ambitieuses - respectivement Peteneras, Tientos et Tangos et Cantiñas - chacune dévolue à un accessoire emblématique de l’ "Escuela Sevillana" (le châle ; le tablier associé aux postures typiques de la danse gitane de Triana ; et la bata de cola). On mesurera aisément le dévouement et la somme de travail de Luisa Palicio, qui dirigeait le projet et signait la chorégraphie : une belle réussite, à la fois par la fluidité rigoureuse des entrées en scène et par la variété et l’équilibre des oppositions entre groupes et solistes, ou encore entre passages synchronisés du corps de ballet et séquences solistes plus spécifiquement "flamencas" - le tout en tenant compte du niveau technique de chaque élève et de la nécessaire équité de la répartitions des rôles.

Ces contraintes ont également démontré la sottise d’un reproche que nous avons parfois entendu : l’enseignement académique formaterait les étudiants et détruirait leur spontanéité. On nous pardonnera de répéter ici ce qui devrait être une évidence. Il en est du flamenco comme de tout autre genre musical : la technique et les connaissances théoriques ne sont certes que des outils de l’expression artistique. Mais elle l’aident grandement, et souvent la nourissent : l’abondance du vocabulaire ne nuit jamais, même si elle ne garantit nullement que l’on ait quelque chose à dire. Or, à l’évidence, les jeunes artistes que nous avons eu le plaisir de voir et d’écouter ont déjà une personnalité et un style affirmés. Pour s’en persuader, il suffisait de comparer les introductions en solo de chacun des deux guitaristes (d’abord "por Petenera", puis "por Tiento"), ou encore les interprétations très différentes de la Romera que nous ont données Manuel Romero et Pura Navarro.

Enfin, outre la grâce, la précision et le dynamisme des bailaoras, la structuration du spectacle en trois suites nous a également permis d’apprécier l’étendue du répertoire et la musicalité des cantaore(a)s : quatre Peteneras, dont la Soleá Petenera transmise par Pepe de la Matrona, adaptée au compás de Petenera, et la Petenera de Pastora Pavón, á compás et non ad lib. comme de coutume ; Tientos, dont le "Carcelero" de Manolo Caracol "por Tiento" et une version d’Enrique Morente d’un Tiento de Chacón ("¿Qué pajaro sera aquel… ?"), suivis de Tangos de Triana et d’une coda « extremeña » (« A la revolver… ») ; Alegrías classiques, Romeras, Cantiña del Pinini et coda por Bulería (cantes de Cádiz). Comme les quatre cantaore(a)s intervenaient dans chaque suite, il fallait aussi qu’ils disposent d’un ambitus vocal suffisant pour pouvoir chanter dans la même tessiture, d’autant plus que les Tangos et les Bulerías se terminaient sur la répétition d’un estribillo arrangé à quatre voix, qui accompagnait la sortie de scène progressives des bailaoras, ponctuée de quelques beaux arrêts sur images de groupe. Les deux guitaristes n’étaient pas en reste, et nous ont régalé de beaux arrangements en duo, pour les falsetas comme pour l’accompagnement des escobillas – avec quelques citations réjouissantes, telle la paraphrase por Alegría d’une Bulería de La Perla ("Eres negra…").

Nous voilà donc rassurrés, notre retraite d’heureux spectateurs s’annonce bien.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Estévez / Paños y Compañía : “Bailables”

Teatro Villamarta, 3 mars 2016

Idée originale, direction et chorégraphie : Rafael Estévez, Valeriano Paños

Danse : Rafael Estévez, Valeriano Paños, Nadia González, Sara Jiménez, Macarena López, Carmen Muñoz

Chant, guitare, piano et cajón : Matías López "El Mati"

Collaboration historico-musicale : Faustino Nuñez

Collaboration chorégraphique : Antonio Ruiz

Musique : Rafael Estévez, Matías López, Faustino Nuñez

Le spectacle présenté par les deux chorégraphes Rafael Estévez et Valeriano Paños, intitulé "Bailables", est un véritable défi. Il s’agissait pour ces deux chorégraphes de danser même ce qui n’est pas dansable. L’idée leur en est venue à la lecture d’une phrase de Demófilo ( "la Tonà y la Liviana son Cantes para ser escuchados y no son bailables") et à l’exemple des danseurs iconoclastes qui les ont précédés, (Vicente Escudero, Carmen Amaya, Antonio). Valeriano Paños et Rafael Estévez ont affirmé leur volonté de tout danser.

Le spectateur venu assister à un spectacle traditionnel avec costumes et décors sera sans doute reparti déçu car, ici, tout est volontairement dépouillé, dénudé. Comme nous en avons maintenant l’habitude, les danseurs excellent dans l’art d’incorporer la danse contemporaine dans une chorégraphie flamenca. Nous avons également apprécié, outre la maîtrise technique de la compagnie, la simplicité des accessoires utilisés dans cette première partie de "Dansables", consacrée aux Saetas, Siguiriyas, Martinetes, Carceleras et Tonàs - tel ce simple plastique transparent qui enveloppe les danseurs et leur permet d’évoquer les différentes étapes de la passion de la Semaine Sainte, les groupes se faisant et se défaisant pour suggérer sous ce voile transparent le "manto" d’ une vierge qui s’éloigne, portée par des "costaleros ", le Christ en croix, une descente de croix et une Pietá... Mais cette évocation des processions ne fait pas dans le "costumbrismo" : les frappements de pieds brutaux, les danseurs qui marchent tels des automates, le salut militaire…, ne sont pas sans nous rappeler à quel point religion et autorité vont de pair. De nombreuses processions se déroulaient jadis accompagnées par des fanfares militaires ou de la garde civile, et les Saetas étaient parfois interprétées au son des tambours. Mais ici tout semble déréglé, la chorégraphie ne correspond pas à la musique et la procession vire au défilé de flagellants. Quant aux Carceleras présentées dans cette première partie, une simple lumière oblique se découpant sur un mur gris et une chorégraphie exécutée de dos par Valeriano Paños suffisent à évoquer l’univers étouffant de la prison.

Le deuxième "Bailables" nous transporte dans l’univers des Escuelas de Baile du XIX. Le ton se fait plus léger, tout comme les danses exécutées dans le style de l’ escuela bolera (légèreté des sauts, allégresse des castagnettes).... Les " ayres antiguos" défilent, avec leur cortège de Sevillanas, Cachuchas, Tangos… et Rafael Estévez y incarne le rôle du Maître à danser avec humour. Le spectacle se conclut par un troisième "Bailables" qui évoque les Tanguillos de Carnaval, les pregones et nous fait remonter aux sources du flamenco. Le Vito final se transformera par le biais d’un jeu de mot en un Baile de San Vito, sorte de danse des fous. Le spectacle entier est soutenu par la prestation unique de Matías López "El Mati" qui, tel un homme orchestre, assure les parties chantées et instrumentales, s’accompagnant au piano, au cajón et à la guitare. Un spectacle à découvrir.

Maguy Naimi

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez

A la lecture de la critique de Maguy Naïmi, on aura compris que cette création est un régal d’intelligence scénique, chorégraphique, historique et musicale. La qualité de la musique de scène de "Bailables" est sans doute le fruit d’une étroite collaboration entre Rafael Estévez, Matías López et Faustino Nuñez. Si les deux premiers se succèdent au clavier, Matías López assume seul le reste des partitions, à la guitare, au cajón et au chant. Nous évoquons des partitions parce que, surtout pour les deuxième et troisième séries de "Bailables", les compositeurs se sont livrés à de véritables reconstitutions d’airs à danser populaires du XIX siècle, sans doute à partir des arrangements pour piano et voix de recueils d’airs "nationaux", "andalous"… du XIX siècle : Cachucha, Seguidillas, Jota de Cádiz, Habanera… Les Sevillanas dans toutes leurs variantes, des Corraleras les plus débridées au Boleras les plus sophistiquées, constituent une sorte de fil conducteur qui unit les trois parties du spectacle, et viennent nous rappeler les sources folkloriques à partir desquelles des compositeurs géniaux ont élaboré la plupart des cantes du corpus que nous connaissons actuellement. Les chorégraphies individuelles, qui passent sans cesse de l’évocation du raffinement du style du Maestro Otero à celle du baile exubérant et volontiers burlesque de El Jorobado ou de Miracielos, sont l’ équivalent visuel des accompagnements de guitare de Matías López, qui passent insensiblement, au cours d’une même Sevillana, du "toque a lo barbero" le plus volontairement fruste à des harmonisations minimalistes que n’aurait pas reniées Erik Satie. On peut aussi voir le même mécanisme de "ida y vuelta" entre création savante individuelle et tradition collective populaire, dont est issu le flamenco, dans la fréquente opposition scénique entre un corps de ballet étroitement et physiquement soudé et un soliste qui
danse certes sur la même mesure, mais y introduit des diminutions ou des contretemps rythmiques qui vont insensiblement transformer la danse folklorique en palo : de la Habanera, avec une fugace réminiscence pianistique de "La Violetera" en contrechant, à la Milonga, au Tanguillo ou au Tango ; de la Jota de Cádiz aux Cantiñas ou aux Bulerías…

Le chant, qui incarne le même processus de déconstruction / recréation, est particulièrement impressionnant dans la première série des "Bailables", pendant laquelle se succèdent en rapide kaléidoscope, parfois par bribes, parfois intégralement, des Saetas, des Siguiriyas (El Fillo et Paco La Luz), un Martinete, une Carcelera et des Tonás. Matías López a sans doute retenu sur ce point la leçon d’Enrique Morente, comme d’ailleurs pour certains effets vocaux – par exemple, quelques fins de tercios des Saetas, qui semblent issues en droite ligne de la seconde partie de "Compases y silencios". Un répertoire aussi sombre et dramatique que les lumières et la mise en scène, qui rappellent opportunément à quels milieux sociaux appartenaient les artistes de haut niveau qui créèrent le flamenco. Un gag musical introduit dans le Vito qui met fin au spectacle résume à lui seul le fossé d’incompréhension qui sépara longtemps ces créateurs des musiciens académiques : le pianiste ne comprend rien à l’hémiole (alternance ternaire / binaire), s’obstine à jouer ternaire en permanence, et place donc en retard les accords de la partie binaire, qui du coup sonnent faux – rappelons que la plupart des transcriptions "savantes" de l’époque ignorent effectivement l’hémiole, et sont écrites systématiquement en 3/8 dès que le tempo est rapide.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


Santiago Lara : "Metheny Flamenco Tribute"

Sala Paúl, 3 mars 2016

Guitare : Santiago Lara

Piano et claviers : Miguel López "Lennon"

Basse : Ignacio Cintado

Batterie : Guillermo McGill

Chant : Rocío Márquez (artiste invitée)

Danse : Mercedes Ruiz (artiste invitée)

Depuis Miles Davis, Charlie Mingus, John Coltrane..., les musiciens de jazz ont toujours manifesté un intérêt marqué pour le flamenco, sans doute parce qu’ils y trouvait à la fois des résonances affectives et une voie possible pour élargir le langage musical tonal, poussé à ses limites par Charlie Parker et le be-bop en général, vers la modalité. Les collaborations de John McLaughlin, Al di Meola ou Larry Coryell avec Paco de Lucía ont impulsé la réciproque. Depuis l’hommage de Vicente Amigo ("Querido Metheny") et sa collaboration avec Enrique Morente pour le film "Morente sueña la Alhambra", Pat Tetheny semble être devenu l’un des musiciens de chevet des jeunes tocaores contempoains, comme en témoignait encore récemment une interview de Daniel Casares, qui le cite parmi ses guitaristes favoris.

Le projet d’un "Metheny Flamenco Tribute" était donc dans l’air du temps. Encore fallait-il un musicien de la qualité de Santiago Lara pour le mener à bien - le récital qu’il a donné à la Sala Paúl était la première présentation publique du disque sorti il y a quelques semaines (Warner Music Spain, 2016). Pas de "fusion" ou de "collage", il s’agissait bien d’un concert de jazz, à cette seule différence près que le leader du quartet (un format très jazzy) interprétait, avec autant de respect que de liberté, la musique de Pat Metheny avec une sonorité résolument flamenca. Pour le reste, magnifiquement soutenu par sa section rythmique (Miguel López "Lennon" au piano, Ignacio Cintado à la basse et Guillermo McGill à la batterie), l’hommage de Santiago Lara s’avéra musicalement impeccable précisément dans la mesure où il évita soigneusement de plaquer artificiellement des tics de langage plus ou moins "flamencos" sur les thèmes qu’il avait choisis - c’était déjà le cas, il y a quelques années, pour le très beau disque de Niño Josele consacré à des compositions de Bill Evans.

Plus qu’un projet individuel, il convient de saluer ici un travail collectif, là encore à la manière d’une petite formation de jazz, dont Santiago Lara serait le leader. Les deux pièces centrales du programme étaient particulièrement représentatives de la diversité des arrangements. D’une part le traitement intimiste et délicatement polyphonique, en duo guitare / piano, de "Letter from home". D’autre part, la construction rigoureuse, en sextet cette fois, de "Find me in your dreams", en forme de "concerto grosso de poche" : un ripieno constitué par la section rythmique, auquel répondait un trio de solistes - instrumental (la guitare), vocal (Rocío Márquez, un phrasé jazzy épousant à merveille le balancement d’une ""Canción-Bulería", sur le texte adapté au thème de Pat Metheny par Enrique Morente) et gestuel (Mercedes Ruiz, dont le châle dessinait un contrepoint rythmique de toute beauté).

Pour les autres pièces, le quartet explore toutes les possibilités de texture, notamment pour les exposés des thèmes : basse sur arpèges de guitare ("Minuano et "The search", dont l’arpège initial est aussi une citation, fortuite ou délibérée, du "Lo bueno y lo malo" de Ray Heredia) ; échanges de cellules mélodiques entre la guitare et le piano ("Antonia" ; notes contre notes basse / guitare ("The heat of the day", "James") ; séquences harmoniques serrées jusqu’à la saturation ("Question and answer"), ("The search"). Si certains titres sont structurés sur les traditionnels chorus successifs ("James"), d’autres jouent sur la succession de sections dont les variations de tempo créent des atmosphères changeantes ("Antonia"), ou encore sur de forts contrastes instrumentaux (par exemple, le break de batterie succédant à une brève introduction de la guitare soliste pour lancer le tempo de Rumba jazz-rock de "James"). Ajoutons enfin que les quelques adaptations des thèmes originaux à des compás flamencos n’impliquent jamais d’altérations mélodiques, ni de simplifications ou d’appauvrissements harmoniques : "Minuano" por Tanguillo, "Letter from home" por Soleá por Bulería, "The heat of the day" por Bulería, avec une coda en taconeo aussi brève que fulgurante de Mercedes Ruiz pour conclure le concert.

Nous ne pouvions rêver mieux commencer notre (trop) bref séjour au Festival de Jerez.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival de Jerez


BILAN

Cette vingtième édition du Festival de Jerez n’aura donc pas été simplement une édition de plus. Elle marque un tournant dans sa conception, qui sera sans doute amplifié à l’avenir, par la volonté d’une plus grande ouverture du Festival sur la ville, avec 69 lieux où ont été organisés des concerts et spectacles, des expositions, des animations de rue, des projections, des conférences, des cours et autres actions pédagogiques..., fréquentés par 37900 spectateurs. Les liens resserrés entre flamenco, patrimoine architectural et gastronomie ouvrent effectivement de nouvelles perspectives de développement.

Quels qu’en soient les prétextes juridiques, la qualité artistique de la programmation, son rayonnement international et sa périodicité annuelle rendent parfaitement absurdes les menaces budgétaires qui semblaient menacer la pérennité du Festival au début de cette année – elles sont même franchement aberrantes d’un strict point de vue économique, compte tenu du flux touristique généré par l’évènement (pour n’en donner qu’un exemple, le taux d’occupation des hôtels a atteint 70%).

A notre connaissance, l’intense activité pédagogique de ces deux semaines rend le Festival de Jerez unique en son genre : 43 cours (43 professeurs, 51 chanteurs et guitaristes et 19 auxiliaires) auxquels ont participé 1026 élèves venus de 45 pays (sans surprise, pour les étrangers, les plus nombreux auront été les japonais, suivis des canadiens, des français, des allemands et des états-uniens) – le taux de fréquentation atteint 98%, dont 65% de récidivistes. L’IFI Jerez (International Flamenco Institute Jerez), associé au Festival, a proposé des ateliers et des master-class d’initiation au flamenco, de chant, de guitare et de compás (avec, entre autres, Carmen Herrera, María Peña, Faustino Nuñez, Diego Carrasco, Manuel Parrilla, Diego del Morao, Domingo Rubichi, Ezequiel Benítez, Jesús Méndez, David Lagos, Fernando de la Morena…) : 12 cours, pour un taux de participation de 96,02%. Pour sa part, l’Instituto Andaluz de Flamenco a enregistré pendant le Festival 2300 consultations de documents, dont 600 disques et 500 partitions.

Les concerts et spectacles (39 au total, pour environ 500 artistes engagés, sans compter les 10 soirées du cycle "De peña en peña") ont été de francs succès publics. Même s’il faut nuancer ces chiffres en fonction de la capacité des différentes salles, nous ne pouvons que nous réjouir que le taux d’occupation ait atteint 98% pour le cycle de guitare "Toca Toque" - 87% pour les grandes productions de danse du Théâtre Villamarta, et 86% pour le cycle de cante "De la raíz", autre belle réussite.

On pourra mesurer l’impact national et international du Festival au nombre de médias (journaux, radios et internet) accrédités : 75 au total, dont 14 médias étrangers - 4 pour la France (France Culture, Radio-France International, Flamenco-Culture et Flamencoweb), 3 pour l’Allemagne, 2 pour le Brésil et 1 pour le Japon, les Etats-Unis, le Canada, les Pays-Bas et la Belgique. Ajoutons que les programmes du "Canal Festival de Jerez TV" ont été visionnés par 533657 téléspectateurs de 144 pays entre le 19 février et le 5 mars 2016 (2300000 depuis sa création en février 2011) ; et que la page Facebook du Festival compte 12500 "amis", pour une moyenne journalière de visites oscillant entre 40000 et 90000.

Et quelques inconscients fanatiques du (très) court terme viendraient nous parler de rentabilité économique immédiate ???

Maguy Naïmi et Claude Worms





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