Chloé Paola Houillon : "Le flamenco : vitalité et limites de la pensée de Jean-Jacques Rousseau" (III)

Dernière partie

samedi 27 février 2016 par Maguy Naïmi

La pensée musicale de Rousseau met donc avant tout l’accent sur l’auditeur, que la musique doit émouvoir. C’est là la marque du XVIIlème siècle. Chez Rousseau l’expression musicale est signifiante, le son est un signe, il agit comme un mot et donc, comme un mot, il se destine à l’autre...

Inés Bacán

Signe et solitude

"La pensée musicale de Rousseau met donc avant tout l’accent sur l’auditeur, que la musique doit émouvoir. C’est là la marque du XVIIlème siècle. Chez Rousseau l’expression musicale est signifiante, le son est un signe, il agit comme un mot et donc, comme un mot, il se destine à l’autre. "La parole est l’art de transmettre les idées, la mélodie celui de transmettre les sentiments". Pour cela, pour "transmettre", "les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement sur nous comme des sons, mais comme des signes de nos affections, de nos sentiments, c’est ainsi qu’ils excitent en nous les mouvements qu’ils expriment et dont nous y reconnaissons l’image". Ainsi, le chant, en tant que manière de communiquer les passions, n’est pas, chez Rousseau, la passion elle-même, n’est pas la source de ce qu’il provoque chez l’auditeur mais le signe, il n’est même que l’extériorisation de la passion ressentie par le chanteur. Les sons ne nous donnent donc, par l’imitation, que l’image du sentiment (...). Les penseurs du XVIIIème siècle, Rousseau compris, théorisent une musique en tant qu’elle cherche à émouvoir l’autre. Or le flamenco, esthétiquement, ne s’adresse pas à l’autre. La voix ne cherche pas à plaire ou à être reçue : elle part de l’intériorité du chanteur et, sans transformation préalable, se donne, brute, comme si le son, pourtant extérieur, n’était encore qu’intérieur. Ainsi, selon Georges Didi-Huberman, le flamenco ne s’intéresse pas à la question du paraître : le chanteur ne se voit pas paraître, il ne sait qu’apparaître, en même temps que son chant, d’où son grain de voix brut : "Il ne cherche pas à corriger ses défauts". Le chant flamenco reste sans technique vocale (ce qui ne veut pas dire sans technicité : rappelons nous le "jipío" et les vocalises mélismatiques)".

"Le public cherche une esthétique à laquelle se raccrocher et passe outre les différences qui fondent le flamenco comme genre du multiple et de l’intime. D’ après Inés Bacán, "le grand public ne comprend pas cela, il possède une idée préconçue de ce que doit être le flamenco, de par les disques qu’il a écoutés. Il ne comprend pas qu’il existe une grande variété de styles au sein du flamenco, et que tout est fonction de l’interprète, que chacun chante d’une manière différente" (...). Aussi, si chez Rousseau chanter relève de la transmission, impliquant de ce fait l’autre, le flamenco lui, semble relever de la solitude. La texture du chant flamenco, qui ne se mue jamais pour pouvoir être compris mais toujours pour être bien à soi, fait que le chanteur s’exprime comme s’il s’adressait à lui même. Il va faire acte de transgression du déjà- établi, non pour faire mieux que ce qui a été fait avant lui, mais tout simplement pour faire différemment, que le chant soit son chant. Il chante alors non pas sa solitude, mais par sa solitude, malgré la guitare qui lui répond par une voix étrange, et il devient cette "voix de solitude" pour reprendre l’expression de Didi- Huberman (...). Selon Pedro Bacán, "il ne s’agit pas d’un mouvement allant de toi, personne
fragile, vers l’autre. Tu te racontes à toi-même ta propre fragilité, et l’autre se rapproche de toi. Ce n’est pas un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, mais de l’extérieur vers l’intérieur. Le flamenco ne fait pas d’effort pour être compris. Simplement il se trouve face à lui même avec ses propres mots. C’est l’autre qui s’approche pour l’écouter (...) C’est un mouvement qui vient de l’extérieur vers celui qui est ici"
."

Pedro Bacán

L’attendu de l’imitation, l’inattendu du flamenco

"Pour Rousseau, (Essai sur l’origine des langues) la musique et plus précisément la mélodie est "un art d’imitation par lequel on peut affecter l’esprit de diverses images, émouvoir le cœur de divers sentiments, exciter et calmer les passions" (...). La mélodie doit donc imiter les inflexions de voix provoquées par nos passions et Rousseau va jusqu’à dire que, sans cette imitation, "la mélodie n’est qu’une succession de sons". Sans cela elle ne peut "ni toucher ni peindre"(...) ; les passions étant communes, leur signe sera toujours le même. On utilisera par exemple, un mouvement lent en mode mineur pour exprimer la tristesse. C’est encore une fois l’autre que l’on cherche à atteindre par la musique, le partage, et non la seule expression de l’individu en tant qu’individu dans sa solitude. Les penseurs du XVIIIème, Rousseau y compris, mettent en lumière une musique qui doit émouvoir le public. Nous avons donc affaire à tout un art de la scène qui développe des codes afin d’être compris, afin de produire entièrement son effet. Si l’imitation est réussie, les passions exprimées sont facilement reconnaissables et un réel plaisir naît de cette reconnaissance, la musique étant alors ce qu’on attend d’elle. Les sons sont chez Rousseau imitation d’un "caractère" ; le chromatisme, par exemple, est "admirable pour exprimer la douleur et l’affliction". Une montée ou une descente chromatique au XVIIIème siècle est donc l’imitation de la douleur. Les passions étant universelles, leur expression musicale le devient aussi, imposant une sorte de systématisme dans la musique : tel effet imite tel accent. La musique est un véritable langage pour Rousseau : "la mélodie, l’harmonie, le mouvement, le choix des instruments et des voix sont les éléments du langage musical". Or nous avons pensé le flamenco, au contraire, comme le lieu de la différence".

"Aussi, si la passion comme moteur vocal produit, chez Rousseau, une universalité, elle produit dans le flamenco de la différence(...). Il ne s’agit donc pas de satisfaire le public en lui donnant ce qui est attendu. Au contraire, dans le flamenco, règne l’inattendu (...). Le flamenco cherche donc à dépasser l’attendu et pour cela il ne peut jamais se faire signe. L’expression n’est pas celle des sentiments convenus mais celle du chanteur, par sa voix propre - d’où la difficulté de définir le chant flamenco (...). La mélodie mélismatique du flamenco, propre au chanteur, s’apparente à une façon de dessiner une carte sonore - la carte s’opposant ici au calque, en ce que le calque est une reproduction d’un état de chose bien identifié qu’il suffit de représenter. Au contraire, la carte est un tracé original qui rend un aspect du réel que nous ne connaissons pas encore. Après le principe de cartographie, le chant flamenco répond au principe de rupture et de connexion : nous l’avons vu, la copla peut être rompue, brisée, fragmentée en un endroit quelconque, "alors même que la loi rythmique du compás flamenco ne s’y disperse jamais, connectant chaque bribe, virtuellement à toutes les autres" (d’après Didi-Huberman). Il est aussi question dans la copla du "principe d’ hétérogénéité" qui brise la symétrie, et d’où découle une impression de non-sens mettant en lumière le "principe de rupture asignifiante" (Gilles Deleuze, Felix Guattarri) qui renonce au récit, ignore les déductions logiques d’un vers à l’autre. Or dans le flamenco, que fait un chanteur avec son poème ? Il le coupe, l’entrecoupe ; il l’attaque comme on brise un diamant, il en dégage tous les éclats et jette en l’air les bribes, les fusées" (Didi -Huberman) (...). Pedro Bacán, pour sa part, "considère le flamenco comme quelque chose de vivant (...), toujours en train de créer à partir de formules établies". Dans cette tradition musicale de transmission orale, la recréation et la mobilité sont permanentes, impulsées par la liberté que chaque musicien à prise par rapport aux formes de base".

Inés et Pedro Bacán / Londres, 1992

Photo : Isabelle Meister

Un geste bien à soi

"Si le flamenco est solitude, chant pour soi, comment comprendre qu’il puisse se jouer sur scène ? Selon Rousseau, la sensibilité de la musique vient moins de la musique elle-même que du sujet qui l’écoute, en tant qu’il y reconnaît des affections de l’âme. Nous avons affaire dans le flamenco a une intimité portée à la scène. Ce qui redéfinit la notion de public même. Selon Pedro Bacán, "c’est la négation du public, du concept de public (...). Le flamenco nie le public du fait de sa nature intime. Mais le public a besoin de comprendre et, d’un autre côté, l’artiste professionnel à besoin d’être compris. Alors je ne veux pas entrer dans le débat, mais je pose la question ; je pense que la spécificité du monde flamenco réside là". La professionnalisation amènera toujours le chanteur a penser son chant en fonction du public, par opposition au flamenco pratiqué dans un cadre familial. Mais dans le flamenco le chanteur ne s’installe pas dans une relation de séduction, celle de Rousseau, lorsqu’il pense la musique comme ce qui doit toucher les cœurs. De manière générale, le flamenco fait de la représentation scénique un espace où la frontière entre interprète et public peut s’estomper : les aficionados interviennent par des interjections encourageantes ou encore des palmas. Le flamenco à sa propre conception de la représentation scénique, qui "résulte d’allers-retours constants entre un flamenco fondé sur la mémoire collective, familiale ou locale" (Corinne Frayssinet-Savy) et un flamenco dès l’origine professionnel qui est là pour l’autre".

"Le flamenco nous permet donc de penser une représentation scénique où ce n’est pas celui qui chante qui se place dans une disposition particulière pour l’autre, mais l’autre qui se place en situation émotionnelle de disponibilité afin d’aller à sa rencontre. Pour Pedro Bacán, l’émission vocale sonore que l’on prête au flamenco est un héritage apporté par la scène pour pallier l’absence de sonorisation, mais elle n’est pas, contrairement aux idées reçues, le modèle esthétique de référence pour la voix flamenca. On peut considérer que même la virtuosité, très présente dans le flamenco, relève non pas de la démonstration mais au contraire de l’intimité. En effet les variations d’interprétation, même lorsqu’elles jouent sur la virtuosité (vélocité d’exécution, diction, vocalises...), sont en relation avec la subjectivité du chanteur. Il ne s’agit pas de briller par la virtuosité mais toujours de se mettre en état de solitude, c’est à dire de différence. Ce n’est pas parce que le flamenco ne se veut pas signe qu’il est inexpressif : "Si le flamenco n’était que ce qu’on y admire spontanément : pathétisme extrême, virtuosité sans répit, sans retrait, sans reprise de souffle, il ne nous intéresserait que comme une prouesse sportive et sans musicalité, c’est à dire sans phrasé, sans silences, sans syncopes" écrit G Didi-Huberman. Et, parlant du danseur Israël Galvàn : "Nous pourrions croire, spontanément, qu’une intériorité ou une profondeur cherchent ici à s’exprimer par le moyen de gestes (...). Ce n’est pas cela, mais le contraire exactement : c’est la danse elle même (nous dirons "c’est le chant lui même". NDR) qui produit et invente, à fleur de gestes et à fleur de moments, profondeur et intériorité". Le chant flamenco ne naît pas de passions enfermées en soi qui cherchent à se libérer dans un cri ; mais ce serait le chant lui-même, dans l’instant de sa réalisation, qui fait éclore cette passion.(...). Chanter flamenco, c’est "faire l’expérience que seule l’expérience est souveraine, dans le seul instant de son occasion propice", selon Didi- Huberman. L’expressivité du chant flamenco réside non dans sa capacité à imiter les affections de l’âme mais dans l’instantanéité du geste.(...)".

Rocío Márquez

"De par cette valorisation de l’immanence, de par le fait que "l’instant d’un geste ne se répète pas" (Didi-Huberman), le flamenco, plutôt qu’une langue, serait un geste. Alors qu’une langue dans sa répétition, s’attache à fixer et à associer durablement le son et le sens, le flamenco lui, se fonde sur les différences qu’engendre sa répétition. La transmission orale du flamenco se faisant grâce à l’imitation, elle engendre une première étape de répétition à l’identique, ou du moins qui cherche à l’être : c’est la phase de construction qui dure le temps de l’apprentissage du chant. Mais ensuite, l’apprenant rompt le fil qui le liait à l’enseignant et ne recherche plus l’identique mais le détachement et la différence : c’est la phase de déconstruction qui se révèle être, en réalité, une phase de création. De cette imitation première, nécessaire à l’apprentissage, naît le besoin de créer sa propre interprétation (...). La voix elle-même, plus encore que l’interprétation, refuse l’identique. Chaque individu possède son empreinte vocale propre (...). Ainsi l’histoire du flamenco n’est pas tant composée de courants que de personnalités phares, de noms, de voix qui restent inimitables. Le flamenco dépasse la question de la signification encore présente chez Rousseau. Il n’est pas dans ce qui est dit quand l’on chante, mais dans ce que cela fait de chanter. Exprimer ne veut pas dire signifier, et c’est ce que nous rappelle le chant flamenco : l’expression et sa nature dépendent ici de l’instant de la réalisation".

"C’est en ce sens que l’on peut comprendre les définitions lapidaires comme celle de Fernando Quiñones : "le cante ne se comprend, pas il se vit, c’est tout". Nous pouvons alors dire que le cantaor ne dit rien, mais qu’il fait. Selon Didi-Huberman, le chanteur de flamenco est même analphabète. Il ne peut rien dire, puisqu’il ignore "la lettre qui tue - parce que, lourde de son plomb d’imprimerie, elle ne sait pas danser" - j’ ajouterais : elle ne sait pas chanter. Didi- Huberman fait ici référence à la pensée de l’écrivain José Bergamín : "l’alphabétisme est l’ennemi mortel du langage en tant que tel, en tant qu’esprit, ennemi mortel de la parole" (...). Si le chant flamenco se permet de déconstruire le texte institué, c’est bien parce qu’il s’apparente à une langue analphabète, une langue gestuelle qui a donc l’instantanéité et la précision d’un geste : "l’homme cultivé par les lettres ne voit, n’entend, ne comprend rien au chant profond andalou : il ne voit que quelqu’un donnant de la voix et poussant parfois des cris. Il ne s’agit que de cela, donner de la voix et des cris, mais avec précision, une véritable précision, fatale, exacte", nous dit Bergamín. Dépendant de l’instant, le cantaor ne cherche pas à dire mais à faire".

Israel Galván

"Le temple lui-même, cette vocalise d’entrée la plupart de temps chantée sur "Ay", s’apparente à une approche, un toucher. La voix caresse l’harmonie, la touche, la sent pour s’y installer correctement. Plus encore qu’un cri ce temple est un geste (...). Penser l’instant comme une clef pour approcher l’esthétique du flamenco, c’est dépasser la querelle des Bouffons : il ne s’agit en réalité pas d’une domination de la mélodie sur l’harmonie mais d’une "progression de l’entente", le tout mené par le rythme : "le cantaor fait avec sa mélodie des micro-intervalles ou bien au contraire des rythmes épandus, éperdus, suspendus, comme perdus, mais toujours renoués, toujours ressaisis" (G. Didi- Huberman) - c’est à dire renoués dans le compás qui est le véritable espace-temps du chant flamenco. Chanter se fait sur le souffle ; chanter, c’est alors se mettre en danger. C’est, comme le dit Bergamín, "jouer le tout à pile ou face, jouer le tout pour le tout", comme l’illustre bien Rocío Màrquez dans ses grandes vocalises de fin de copla, faites sur le souffle, à bout de souffle. Bien sûr, la vocalise elle-même a pour but de nous emmener vers un silence, mais un silence visé et voulu. Selon Didi -Huberman, "dans le Cante Jondo, l’intensité, valeur esthétique fondamentale, à ceci de particulier qu’elle vise, constamment, sa propre ascèse. L’intensité à bien lieu dans l’espèce de cri que prolonge la voix de "rajo", de déchirure ; mais elle culmine d’une autre façon dans le silencio, car le silence ici n’est pas cessation du chant mais sa visée, la démonstration de son soubassement, et l’attente musicale qu’il recommence". Faire une reprise de souffle avant cette ascèse, avant ce silence, c’est intégrer un court silence non musical, c’est risquer la mort du son, la mort de la musique".

Conclusion

"Nous avons pu constater que la frontière entre la musique du XVIIIème siècle et le flamenco n’était pas si précise et marquée : le flamenco peut se penser comme une musique populaire et savante. Il résonne avec la philosophie de la musique de Jean-Jacques Rousseau, mettant en avant la dimension vocale qui se manifeste comme un chant passionnel. L’harmonie, portée par le guitariste, y est mise en valeur de la mélodie. La dimension de sincérité vocale, telle qu’elle apparaît chez Rousseau dans un cri passionnel arraché du cœur, se retrouve dans le chant flamenco, dans son caractère individuel et singulier (...). La copla redéfinit la notion de texte chanté : n’étant jamais fixe, toujours volage et spontanée, elle devient la parole du cœur. Le flamenco retrouve alors l’origine perdue des langues où les sons aux multiples accents se font mots (...). Ainsi la vraie problématique du cante flamenco, ce chant étrange qui malmène la langue instituée, se situe dans l’acte et dans l’instant. Plus qu’une philosophie de la musique imitative, le flamenco appelle maintenant pour sa compréhension à une philosophie de la musique comme art du temps".

Compte-rendu : Maguy Naïmi

Galerie sonore

Nana
Siguiriya ("A mi padre Bastián")
Fandango ("Cruz de piedra")

Inés Bacán : Nana - guitare : Antonio Moya

Pedro Bacán : "A mi padre Bastián" (Siguiriya)

Rocío Márquez : "Cruz de piedra" (Fandango de Niño Marchena) - guitare : Manolo Franco


Nana
Siguiriya ("A mi padre Bastián")
Fandango ("Cruz de piedra")




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