Enrique Morente : "... y al volver la vista atrás"

Sus primeras grabaciones (1967-1977)

lundi 18 janvier 2016 par Claude Worms

Coffret de 6 CDs + livret (espagnol - 40 pages) -Warner Music Spain, 2015

Caminante, son tus huellas

el camino y nada más ;

caminante, no hay camino,

se hace camino al andar.

Al andar se hace camino

y al volver la vista atrás

se ve la senda que nunca

se ha de volver a pisar.

Antonio Machado : extrait de Cantares

Avec la parution de "... y al volver la vista atrás", la dette depuis longtemps contractée auprès de José Manuel Gamboa par tous les amateurs de flamenco, et plus généralement de bonne musique, vient encore de lourdement s’aggraver, au point qu’à ce stade il est certain qu’elle ne sera jamais remboursée, quelle que soit la rigueur des ajustements budgétaires auxquels ils ne manqueront pas de soumettre leur discothèque. Le titre est évidemment une allusion à celui du quatrième enregistrement officiel d’ Enrique Morente ("Se hace camino al andar...", 1975), et est emprunté au même poème d’Antonio Machado. L’album par lequel le scandale arriva, parce qu’Enrique Morente osait y signer de son nom quelques compositions mémorables (Tangos, Siguiriyas, Tientos et Fandangos), ce qui n’était plus arrivé depuis des lustres, à une époque où il était de bon ton d’assigner tous les cantes du répertoire à quelque illustre ancêtre, réel ou purement et simplement inventé pour les besoins de la cause - Antonio Mairena ne s"en privait d’ailleurs pas.

Commençons par le pur plaisir de l’écoute. Chroniquer ce coffret de six CDs dans la rubrique "Nouveautés CD" n’est en rien paradoxal, même si nous fêterons l’année prochaine le cinquantenaire de la parution du premier enregistrement d’Enrique Morente, sobrement intitulé "Cante flamenco" (1967) - en ces temps de boulimie commémorative, espérons que l’événement ne passera pas inaperçu et donnera lieu à quelques colloques et spectacles. C’est que le travail de restauration et de remastérisation des enregistrements originaux (merci à Carlos Martos !) nous restitue enfin dans toute sa plénitude la musicalité du cantaor - et celle de ses accompagnateurs (Andrés Batista, Félix de Utrera, Niño Ricardo, Perico el del Lunar Hijo, Parrilla de Jerez, Manzanita, Luis Habichuela, Amador et Pepe Habichuela). La voix acquiert une présence et un relief saisissants, particulièrement précieux pour le rendu des nuances dynamiques : par exemple les extraordinaires "passages" - au sens baroque du terme - mezza voce (écoutez les Malagueñas de notre galerie sonore). On ne perd plus rien non plus du galbe des ornementations (les "ayeos" de la Caña du premier disque ; les deux fameux "ay" intercalaires de la Siguiriya de El Marrurro totalement intégrées à la courbe mélodique, et qui dès lors ne sont plus traitées comme de simples césures expressionnistes - "Pago con la vida", extrait du LP "Cantes antiguos del flamenco", 1969) ou de la précision des portamentos (les Fandangos de Frasquito Yerbabuena ; la Siguiriya de cambio de Manuel Molina qui suit "Pago con la vida", respectivement dans les deux mêmes enregistrements). Nous faisons confiance à vos oreilles pour découvrir, ou redécouvrir, les innombrables pépites qu’il serait trop long d"énumérer ici.

Le parcours des cinq enregistrements Hispavox parus entre 1967 et 1977 (en fait 6 LPs, l’"Homenaje a D. Antonio Chacón" de 1977 ayant d’abord fait l’objet d’un double LP) nous plonge dans le laboratoire initial d’un compositeur dont nous avons déjà tenté d’éclairer l’oeuvre dans un précédent article - Enrique Morente, compositeur contemporain. Le CD "Enrique Morente. Inéditos y rarezas" en est un précieux complément. On y trouvera deux prises alternatives des Tangos "A la hora de la muerte", des Alegrías et des Siguiriyas inédites, le "Aceituneros" (adaptation por Petenera de "Andaluces de Jaén" - album "Homenaje flamenco a Miguel Hernández", 1971) interdit par la censure, tout comme le Fandango de José Cepero ("Pa ese coche funeral / yo no me quiero quitar el sombrero / que la persona que va dentro / me ha hecho a mi de pasar / los más terribles tormentos") qu’il chanta le 20 décembre 1973, le soir même de l’attentat contre Carrero Blanco, lors d’un récital au Colegio Mayor San Juan Evangelista... qui s’arrêta là. Les cinq collaborations incluses dans ce CD montrent également qu’Enrique Morente défrichait déjà à l’époque d’autres terrains musicaux, ou du moins instrumentaux : deux pièces de la musique de scène du ballet "La Celestina"
(1966), Bulerías et cante abandolao de Juan Breva en duo avec La Talegona, sur des arrangements du pianiste et compositeur Antonio Janssen Robledo (Pedro Iglesias, hautbois ; Andrés Batista, guitare), et des Martinetes a cappella ; et trois apparitions vocales sur le premier LP de Gualberto, "A la vida y al dolor" (1975) - seule l’une d’entre elles, "Terraplén" était à ce jour disponible dans le volume 12 de la collection "Cultura jonda" dirigée par... José Manuel Gmboa ("Inquietudes a compás" - Fonomusic, 1990).

Le "guide d’écoute" signé José Manuel Gamboa (complété par deux brèves mais savoureuses contributions de José Luis Ortiz Nuevo et Pedro G. Romero) allie, comme à l’accoutumé, l’érudition à l’agrément et à la légèreté du style : "La forja de un discípulo (muy aventajado)", entre anecdotes éclairantes et analyses de style, insiste à juste titre sur deux facteurs essentiels de la gestation de l’une des oeuvres musicales les plus remarquables de l’histoire du flamenco. D’une part, la multiplicité des sources d’information, plutôt que des "maîtres" proprement dit, d’Enrique Morente : d’abord Pepe de La Matrona, son entourage et le cuadro du tablao madrilène La Zambra (Juan Varea, Rafael Romero, Bernardo el de los Lobitos, Pericón de Cádiz, Perico el del Lunar, Manolo de Huelva...), mais aussi Aurelio Sellés, Rafael Pareja, Cobitos, Parrilla de Jerez, Borrico de Jerez... Notons que, comparée à la doxa "mairenista" qui dominait à l’époque la formation des jeunes artistes, cette curiosité insatiable était doublement singulière, sinon iconoclaste : d’abord parce qu’elle donnait à Enrique Morente les clés d’un vaste répertoire, qui incluait mais dépassait de loin les seuls Martinetes, Tonás, Soleares, Siguiriyas, Tientos, Tangos - une vaste de gamme de Malagueñas et de Cantes de Minas, Granaínas, Fandangos de toute nature, Peteneras, Caracoles, Mirabrás... Surtout parce que bon nombre de ces informateurs renvoyaient en fait à l’importance de l’oeuvre d’Antonio Chacón, qu’il était alors de bon ton de minimiser - d’où naturellement l"Homenaje a D. Antonio Chacón", une double provocation d’ailleurs, dans la mesure où les interprétations magistrales d’Enrique Morente, comme les accompagnements de Pepe Habichuela, rendent précisément hommage à leurs modèles (Ramón Montoya pour le guitariste), en s’inspirant de leur génie créateur, c’est à dire en refusant systématiquement la copie textuelle.

En fait, Enrique Morente n’a pas attendu 1977 pour se livrer à ce type de respectueuse appropriation des "classiques" du répertoire. Dès son premier enregistrement, ses versions sont toutes plus ou moins "personnelles", non seulement quant à l’interprétation, mais aussi quant à la redéfinition des contours mélodiques, d’abord par un travail sur l’ornementation, puis progressivement sur les notes clés des modèles mélodiques. José Manuel Gamboa insiste sur cet aspect des premiers enregistrements, et y voit à juste titre les prémices de ce qui conduira à la composition de cantes originaux, à partir, officiellement, de "Se hace camino al andar...". Sa démonstration s’appuie sur l’apparition de premières inflexions "étrangères" dans la Siguiriya de Manuel Molina "Como cosa propia" (1969), dont il suit le développement dans deux versions postérieures de l’une de ses propres Siguiriyas, "Voces doy al viento" (1971, inédite ; puis 1975). Dans ces deux dernières, certains tercios concluent sur une quinte diminuée suspensive (un Mi bémol pour le mode flamenco sur La), qui induit une harmonisation par un accord de F7, puis une cadence secondaire V-I sur le deuxième degré (F7 - Bb) - plus tard, on passera parfois à une cadence secondaire IV - I (Eb/G - Bb). Comme Norberto Torres à propos du duo Camarón de la Isla / Paco de Lucía, José Manuel Gamboa y voit l’intrusion féconde des Cantes de Minas, donc du Levant, dans les formes caractéristiques du flamenco de la Basse Andalousie occidentale (le fameux Do bécarre harmonisé par une cadence D7 - G des Tarantas, Cartageneras...). Il note d’ailleurs au passage que Camarón applique l’innovation d’Enrique Morente (1969) à sa version de "A los santitos del cielo" (1970). C’est le même type de procédé mélodique qui donne naissance aux premiers Fandangos, Tientos, et Tangos "de Morente" (respectivement à partir de modèles mélodiques de Macandé, de Chacón, et du Sacromonte) enregistrés dans l’album "Se hace camino al andar...". Nous vous proposons les extraits significatifs de ces Siguiriyas, en y ajoutant une tentative similaire antérieure sur une composition de El Mellizo (1967), et deux Siguiriyas "de Morente" très postérieures (2006, en public, avec Rafael Riqueni).

Siguiriya de El Mellizo
Siguiriya de Manuel Molina

Siguiriya de El Mellizo : guitare, Félix de Utrera (1967)

Siguiriya de Manuel Molina : guitare, Niño Ricardo (1969)

Siguiriya de Morente - 1
Siguiriya de Morente - 2
Siguiriyas de Morente - 3

Siguiriya de Morente 1 : guitare, Parrilla de Jerez (1971)

Siguiriya de Morente 2 : guitare, Luis Habichuela (1975)

Siguiriyas de Morente 3 : guitare, Rafael Riqueni (2006)

L’application de ce type d’altérations chromatiques à d’autres degrés des modes, puis des tonalités (Cantiñas par exemple), de référence aboutira à un système de composition chromatique qui autorise les modulations les plus inimaginables jusqu’alors, notamment par enharmonie. Nous devons ainsi à Enrique Morente une bonne part du cante contemporain (et de son harmonisation). Sa réussite est telle que nombre de ses compositions sont devenues anonymes et font partie du répertoire "traditionnel" des jeunes artistes. Outre le plaisir musical qu’il nous offre, le "regard en arrière" que nous propose ce coffret nous permet aussi d’en mieux comprendre la genèse.

Claude Worms

NB : le livret, augmenté de nombreuses photos d’archive et de la totalité des textes des cantes, peut être téléchargé sur le site suivant :

Y volver la vista atrás

Galerie sonore : Enrique Morente por Malagueña

"Ni quién se acuerde de mí" (Malagueña de la Peñaranda) : extrait du LP "Cante flamenco" (1967) - guitare : Félix de Utrera

"Por las trenzas de tu pelo" (Malagueña de El Canario) : extrait du LP "Cantes antiguos del flamenco" (1969) - guitare : Niño Ricardo

"El niño yuntero" - extrait (Malagueña de la Trini) : extrait du LP "Homenaje flamenco a Miguel Hernández" (1971) - guitare : Perico el del Lunar Hijo

"Del convento las campanas" (Malagueña de Chacón) : extrait du LP "Homenaje a D. Antonio Chacón" (1977) - guitare : Pepe Habichuela

Malagueña de la Peñaranda
Malagueña de El Canario
Malagueña de la Trini
Malagueña de Chacón

Malagueña de la Peñaranda
Malagueña de El Canario
Malagueña de la Trini
Malagueña de Chacón
Siguiriya de El Mellizo
Siguiriya de Manuel Molina
Siguiriya de Morente - 1
Siguiriya de Morente - 2
Siguiriyas de Morente - 3




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