Nîmes : Festival Flamenco 2012

lundi 16 janvier 2012 par Maguy Naïmi

Du 9 au 21 janvier 2012 : un sans faute...

Samedi 14 janvier / Théâtre de l’ Odéon

"La Música de los Espejos"

Poèmes, récitant : José María Velázquez Gaztelu

Chant : Laura Vital

Guitare : Eduardo Rebollar

Enfin de retour à Nîmes, nous avons eu le plaisir d’ assister à un spectacle atypique intitulé "La música de los espejos", dans lequel poésie, chant et guitare se sont entremêlés dans un "mano a mano" entre le poète et conférencier José María Velázquez Gaztelu (dont nous apprécions par ailleurs le travail de vulgarisation accompli dans son émission "Nuestro flamenco" sur les ondes de Radio Clásica - RNE), Laura Vital, jeune chanteuse de Sanlúcar de Barrameda qui nous avait séduits lors de la Biennale de Flamenco de Séville avec son spectacle pour enfants, "Flamenco school", et qui a récidivé cette année à Nîmes avec "Flamenco Land", et le talentueux guitariste Eduardo Rebollar.

José María Velázquez Gaztelu a présenté le récital, expliquant son titre. Cette "musique des miroirs", c’ est la rencontre entre la poésie et la musique flamenca, "… el encuentro entre la poesía y la música flamenca. Los lenguajes poético y flamenco se entrelazan y se separan una y otra vez para volverse a unir y en cada uno de esos acercamientos reflejar formas nuevas…". Et il est vrai que le cante flamenco n’ est pas seulement musique, il est également texte. Très souvent - poésie populaire par excellence -, il adopte la forme du "romance" (octosyllabes assonancés aux vers pairs), et J. M. Velázquez Gaztelu s’ y réfère dans sa très belle Soleá , lumineuse réflexion sur le temps qui passe remarquablement mise en valeur par le cante de Laura Vital (Soleares de Alcalá, Utrera et Cádiz) :

"Sólo miro a las estrellas

las nubes que van pasando

cómo la vida y el tiempo

de pronto se van volando."

La Granaína (suivie de la Media Granaína de Manuel Vallejo) qui ouvrait le récital venait prolonger un poème de J. M. Velázquez Gaztelu ("Encuentro en Granada"). Elle évoque la tristesse de Boabdíl, dernier souverain maure, obligé d’ abandonner Grenade : "De noche la Alhambra llora / por el hombre que lloró / Fueron lágrimas de amor / que dejó en tierra mora / cuando la llave entregó …Embrujo dejó en su tierra / a él lo vencieron en guerra / pero en fantasía , no / hizo a Granada eterna".

Tout le programme du récital, que nous n’ analyserons pas en détail, fut de haute tenue : Siguiriyas (de Jerez, de Los Puertos et Cabal de Silverio), Tientos / Tangos, Bulerías de La Perla et une série de Cantiñas (Niña de los Peines, La Juanaca…) conclue par la "Cantiña de la Rosa" dont Laura Vital est une des rares interprètes, dans une version personnelle d’ une belle musicalité. La qualité du chant et du dialogue avec la guitare fut opportunément mise en valeur par l’ absence de sonorisation, l’ option totalement acoustique convenant parfaitement à l’ atmosphère intimiste de cette soirée.

Le style d’ Eduardo Rebollar est très représentatif du toque traditionnel sévillan dans ce qu ’il a de meilleur, dans la lignée, entre autres, d’ un autre Eduardo, "el de la Malena" : justesse de ton, quel que soit le cante (tour à tour lyrique dans les Granaínas, tendu dans les Siguiriyas, dynamique et non dénué d’ humour dans les Bulerías et les Cantiñas …). Comme tous les grands accompagnateurs de cette école, le guitariste assume de manière très personnelle (ses cascades vertigineuses de rasgueados enchaînés, par exemple) des schémas traditionnels souvent hérités de Niño Ricardo ou de Melchor de Marchena, dont il partage aussi l’ invention mélodique.

Maguy Naïmi et Claude Worms


Dimanche 15 janvier / Théâtre de Nîmes

1ère partie : "Convivencias"

Chant : Laura Vital, Rocío Márquez et Niño de Elche

Guitare : Manolo Franco

2ème partie : "Extremo jondo"

Danse : Fuensanta "La Moneta"

Chant : Miguel Lavis

Guitare : Miguel Iglesias

Percussions : Miguel "El Cheyenne"

Le cante est un art individualiste s’ il en est, sinon dans sa genèse, au moins dans son expression musicale. "Convivencias" remet en cause, et de quelle brillante manière, cette opinion défendue par la quasi totalité des critiques et musicologues (dont l’ auteur de ce compte rendu, qui fait avec grand plaisir amende honorable...). Le Festival Flamenco de Nîmes peut s’ énorgueillir d’ avoir eu le courage de programmer la première d’ un spectacle qui fera date, et déclenchera aussi sans doute quelques polémiques.

Nous pensions assister à trois mini récitals de trois jeunes artistes talentueux, ce qui, au demeurant, n’ aurait déjà pas été si mal. Nous ne nous attendions pas à la création d’ une oeuvre collective impliquant la création d’ un cante polyphonique, certes encore en chantier, mais déjà convainquant, et en tout cas passionnant.

Avant d’ en venir à la description de cet objet singulier, soulignons d’ abord la cohérence du projet, dont la mise en oeuvre musicale est parfaitement adéquate au propos idéologique. Le programme en trois parties repose en effet sur un long épisode central, affirmant l’ identité "communiste libertaire" du cante flamenco. Et, en effet, "Convivencias" élabore une entité musicale "coopérative", qui laisse cependant un large espace d’ expression singulière aux personnalités très différentes de Laura Vital, Rocío Márquez et Niño de Elche. Pendant une vingtaine de minutes, les trois cantaores ont rendu hommage aux artistes victimes de ne pas s’ "être tus" (voir notre récente critique de "Las voces que no callaron" - rubrique "Nouveautés CD), et à ceux qui ont donné une voix et une expression à la souffrance des innombrables anonymes "acostumbrados a perder". De courts textes poétiques ont salué les uns et les autres, immédiatement illustrés par une letra, les trois cantaores récitant et chantant à tour de rôle, dans un émovant "mano a mano". Faire ici la liste de toutes les références et de tous les palos de ce parcours serait interminable : Macandé, Menese, Chato de las Ventas, Angelillo, El Brillantina (balancé par la portière d’ une voiture par quelques "señoritos" de La Linea en goguette), Niño Miguel, El Chaqueta, Carmen Amaya, Antonio Gadés... Contentons nous de souligner, outre la pertinence des choix et l’ excellence de l’ interprétation des cantes (Fandangos de Macandé, Taranta de Linares, Milonga, Soleá por Bulería, Tientos, Guajira, Siguiriya, Cantiñas, Fandangos de Alosno et de Rebollo...), l’ ampleur de l’ information, et donc des recherches, des concepteurs du projet. Nous n’ en prendrons qu’ un exemple : l’ exhumation, par Niño de Elche, du texte de l’ introduction a capella et ad lib d’ une Bulería du premier LP d’ El Turronero, écrit par Caballero Bonald :

"¿ Olivaritos del campo

Quien los varea ?

Veinticinco chiquillos

Y una correa"

Encadrant cette partie centrale, deux volets ont mis en oeuvre plus spécifiquement le "communisme libertaire musical" à trois voix. Après une entrée en matière saisissante (le cambio "por Siguiriya" de Curro Dulce, dans sa version "por Bulería" de Manuel Vallejo, a capella par Rocío Márquez, suivi de deux autres Siguiriyas par Laura Vital - a capella - et Niño de Elche, accompagné par Manolo Franco), les trois cantaores nous offrirent une longue série de Tangos en "mano a mano" (extremeños, del Albaîcin, de La Repompa...). Si dans ce premier volet les sections polyphoniques restaient cantonnées aux estribillos, la fin du concert s’ avéra beaucoup plus ambitieuse, et totalement novatrice, avec entre autres une Malagueña del Mellizo et une série de cantes a palo seco (répertoire de Rafael Romero) à trois voix, des Bulerias (Utrera, puis de La Perla) alternant épisodes solistes et trios, et une éblouissante série de Cantiñas sur le même modèle (Cantiña de la Rosa, Alegrías de Córdoba et Caracoles). Nous parlons bien ici d’ élaborations à trois voix à partir de modèles mélodiques traditionnels faisant fonction de "cantus firmus", proches dans l’ esprit de l’ Ars Nova (dans les cantes "a palo seco", les textes étaient d’ ailleurs différents pour les trois voix, comme pour un motet), mais totalement "flamencas" quant à l’ ornementation et au style vocal. La performance fut d’ autant plus impessionnante, musicalement et techniquement que, les registres des trois chanteurs étant proches, ils furent contraints tour à tour de chanter hors de leur tessiture naturelle pour assurer une claire différenciation des voix (ce qui nous valut aussi quelques très intelligentes variantes mélodiques par rapport aux modèles traditionnels). Cette première tentative nous semble réellement ouvrir au cante flamenco une nouvelle dimension musicale, qui, après les expérimentations pionnières d’ Enrique Morente, devrait s’ avérer l’ un des avenirs possibles de l’ art flamenco, y compris sous forme de compositions contemporaines (même si cela doit heurter quelques "aficionados" - il existe mille manières d’ enrichir et de vivifier cette culture, avec le même respect pour son passé traditionnel).

Pour assumer, non pas l’ accompagnement, mais le fil conducteur de ces "Renuevos de cantes antiguos" (pour paraphraser le titre de l’ un des premiers albums de José Menese), il fallait un maître guitariste musicien et compositeur, suffisamment humble pourtant pour servir le cante, et sensible et intuitif pour converser avec ces trois voix si différentes. Manolo Franco réunit toutes ces qualités, et la réussite totale de cet important concert lui doit beaucoup. Nous lui devons aussi ces deux moments de pur bonheur musical que furent sa Minera et sa Guajira en solo, en intermèdes (si l’ on ose ici ce terme fort impropre...) entre les trois parties du spectacle.

Claude Worms

"Extremo jondo" présente le baile dans sa forme la plus traditionnelle : une danseuse, La Moneta ; un chanteur, Miguel Lavis, dont nous saluons la performance car il a dû assurer en continu l’ accompagnement de la danse, la guitare subtile de Miguel Iglesias et les percussions de Miguel "El Cheyenne".

C’ est que le spectacle de La Moneta est constitué de deux longues suites, encadrant deux pièces plus brèves qui donnent à ses partenaires l’ occasion de s’ exprimer pleinement. La première chorégraphie, après une introduction de Romance "por Soleá" a capella, enchaîne la Caña (dans sa structure classique en trois cantes successifs), des Cantiñas (dont la Romera), et trois cantes "abandolaos" (Rondeña dans la version de Rafael Romero, Jabera et Fandango de Frasquito Yerbabuena). Migel Lavis trouvera l’ énergie de chanter en solo une trilogie de cantes "a palo seco" (Martinete, Toná et Debla), avant d’ affronter une seconde suite chorégraphique aussi éprouvante pour les cordes vocales que la première : Bulerías de Cádiz, Liviana, Serrana (version Antonio Rengel) et cambio de María Borrico, Tientos et Tangos (de La Niña de los Peines, puis extremeños). Chapeau bas…

Les Iglesias seraient- ils une réincarnation des "hermanos de Badajoz" ? Les frères sont tous des guitaristes de grand talent, et Miguel ne déroge pas à cette tradition familiale. Non content d’ assurer avec une grande intelligence musicale les transitions entre les palos successifs qui constituent les deux suites, il passe avec une égale aisance du vocabulaire musical le plus traditionnel et anonyme – ce qui ne signifie pas anodin (la falseta qui accompagne l’ escobilla de la Caña, par exemple), à des compositions résolument contemporaines et personnelles (la Minera en duo avec la bailaora).

C’ est à un spectacle énergétique et puissant que nous avons assisté. La danseuse au regard intense, originaire de Grenade, débute sa prestation par

une sorte d’ immobilité, une attente silencieuse, moment d’ imprégnation musicale pour elle indispensable avant de commencer vraiment la danse, une danse toute en intensité ponctuée par des claquements de doigts, aux "desplantes" violents, aux appels énergiques. Elle nous a rappelé Grenade et son Sacromonte avec cette danse ramassée, perforante, non exempte cependant de moments plus calmes et de silences, comme dans le Romance "por Soleá" et la Caña, pendant lesquels elle joue avec le mantón , prenant la pose comme les gitanes des tableaux représentant les cafés cantantes et les cabarets de la fin du XIX ème, ou, dessinant des figures comme un papillon, alternant les morceaux de bravoure de zapateados en dialogue avec le percussionniste et les arrêts sur image.

Dans les Alegrías, la danse se fait plus sinueuse, ralentie pour aller vers un "silencio" revisité, moderne dans sa facture mais cependant conforme à la structure

traditionnelle en six compases. Lorsqu’ elle évolue en silence, sans accompagnement, La Moneta restitue dans ses mouvements une musique imaginaire, et nous l’ accompagnons mentalement. Les palos s’ enchaînent sans interruption, véritable performance pour elle comme pour ses partenaires sur scène. Tels ces Fandangos "abandolaos" sur lesquels elle évolue sans cesse en mouvement, le taconeo ponctuant la danse ou l’accompagnant - inclus dans la chorégraphie, il ne constitue pas un morceau de bravoure interminable comme c’ est souvent le cas dans d’ autres spectacles, mais il n’ en demeure pas moins intense et tenu (aguantado). Les palos s’ enchaînent, enchaînant par là même une multitude de tonalités, de couleurs sonores et visuelles. Le fil conducteur ? La danseuse avec sa forte personnalité et sa rage.

Maguy Naïmi et Claude Worms


Mardi 17 janvier / Théâtre de Nîmes

« Rosa de los vientos »

Composition et guitare : Juan Ramón Caro

Percussions : David Domínguez

Chant : José Martín « Salaíto »

Danse : Marco Flores

La perspective d’ assister au concert d’ un guitariste dont on a beaucoup aimé le premier disque (cf : critique de "Rosa de los vientos“ dans notre rubrique "Nouveautés CD") ne va pas sans une certaine appréhension, la crainte d’ être déçu et que la "performance live" ne soit pas tout à fait à la hauteur de la réalisation en studio.

Nous avons été rassurés dès la Soleá qui ouvrait le programme, plus développée que celle du disque (pas de chant, mais de nouvelles falsetas), interprétée magistralement dans le tempo exact, avec juste ce qu’ il faut de rubato et de respiration, de délicatesse dans le phrasé des idées mélodiques, et d’ énergie dans les intermèdes en rasgueados et les "remates".

On retrouva le même perfectionnisme méticuleux (ce qui n’ exclut pas l’ expressivité et l’ émotion) dans la Guajira qui suivit, en duo avec le percussionniste David Domínguez qui était entré en scène sur l’ accelerando final de la Soleá. Il s’ agit d’ un véritable duo, tant les percussions dépassent de loin le simple soutien rythmique, offrant au guitariste de véritables "réponses", jouant sur le timbre et la texture, en une sorte de figuration instrumentale du duo chant / guitare traditionnel. David Domínguez ne quittait d’ ailleurs pas des yeux Juan Ramón Caro, comme un guitariste surveillant attentivement le cantaor. On ne perdit aucune nuance de l’ interprétation, grâce à une sonorisation parfaite, juste suffisante, équilibrée et analytique pour apporter un véritable confort d’ écoute sans brouiller les cartes à grand renfort de réverb intempestive, comme cela reste trop souvent la détestable coutume chez les "flamencos".

Photo : Nicolas Villodre

Le reste du concert, comme le disque éponyme, fut pour l’ essentiel consacré à des formes très rythmiques : une première Bulería "por medio" très jérézane, avec la (bonne) surprise d’ un épisode de tempo plus modéré, en trémolo sur le medio compás, concluant par la citation bienvenue d’ une composition de Mayte Martín (hommage ?) ; un Tanguillo de facture contemporaine "standard", qui n’ est pas à notre avis la pièce la plus intéressante du compositeur, avec une introduction ad lib reprenant le prélude composé par Juan Ramón Caro pour la Vidalita mémorable de Mayte Martín ; une Alegría du même niveau d’ inspiration que la Soleá ; des Tangos un peu longs, reposant essentiellement sur le chant, mais avec une belle démonstration de l’ art de la variation flamenca sur un "estribillo" instrumental repris comme un leitmotiv entre les cantes ; un seconde Bulería "por Minera", après une introduction ad lib. sur le même mode ; enfin une Siguiriya dédiée à Enrique Morente, basée en effet sur une évocation très personnelle de l’ accompagnement original de Juan Manuel Cañizares pour le cantaor (enregistré pour le film "Flamenco" de Carlos Saura). Juan Ramón Caro est peut – être encore un peu trop "un musicien pour musiciens" :toutes ses compositions "festeras", débordantes d’ idées rythmiques et d’ une grande densité harmonique , exigent beaucoup de l’ auditeur et pourraient sans doute ici ou là être un peu aérées par quelques thèmes mélodiques plus immédiatement séduisants (ce qui est le cas par exemple pour la Guajira). Mais nous sommes sans doute bien injustes de nous plaindre de trop de générosité dans le propos…

Pour le cante, nous nous contenterons d’ écrire que le style de José Martín "Salaíto" tout en puissance, peu nuancé, et souvent forcé dans l’ aigu (les Tanguillos, certains des cantes "por Tango" et surtout la seconde Bulería, dont le final reprenant le "Pregón del frutero" de Manuel Vallejo dépasse nettement les capacités vocales du cantaor), ne nous semble pas le mieux adapté au raffinement des compositions de Juan Ramón Caro. Ce qui ne nous empêche d’ ailleurs pas de saluer sa concentration et sa conscience professionnelle.

Marco Flores (Alegrías et Siguiriya) eut le bon goût de ne pas se contenter d’ ajouter les percussions de ses taconeos à celles de David Domínguez, et s’ efforça, notamment dans la Siguiriya, d’ offrir par sa gestuelle une réplique plastique à la musique de Juan Ramón Caro. Mais pour le baile, nous cédons volontiers la plume à Nicolas Villodre…

Claude Worms

Photo : Nicolas Villodre

Dentro de lo que cabe ou Les Fioritures de Flores

Contrairement au guitariste mis en vedette par Patrick Bellito et le Festival Flamenco de Nîmes, Juan Ramón Caro, au toucher délicat parfaitement valorisé par la sono et à la technique époustouflante - byzantine, redoutant le vide et meublant tout silence, chargée de sens ainsi que de ce trop-plein de notes mozartien dont finit par se plaindre Joseph II -, le danseur Marco Flores, quoique limité dans son champ d’ intervention, communique illico avec le public. Cela peut paraître injuste, mais c’ est comme ça.

Le physique compte un peu, probabement. Et cette première impression qu’ on donne de soi. Alors que le tocaor baisse la tête en permanence et ne se soucie - pense le commun des aficionados - que de réaccorder sa guitare après chaque solo, le bailaor apparaît, d’ emblée dans le "dehors" - notion empruntée par les danseurs de flamenco précieux, comme Antonio, au ballet classique -, dans l’ exhibition, la démonstration.

Le danseur a le look, on l’ a dit. Une ligne, de la prestance et de l’ assurance. Sobrement coiffé et blanchi (pantalon strictement noir et deux chemises, une par palo), il est, d’ abord, à l’ unisson avec le cajón (David Domínguez aux percussions), d’ emblée dans la ligne plaintive du cantaor écorché vif de service (José Martín "Salaíto"), d’ accord avec le joueur de six-cordes lancé dans l’ arène des grands - celle de Nîmes, en l’ occurrence.

Marco se tapote le corps du bout des mains, comme pour vérifier que rien n’ y manque. Exécute nombre de tours, également et élégamment. Fait claquer ses doigts - ces pichenettes sont les castagnettes du pauvre. Joue des poignets de façon unique. Frétille, trépigne, et zapatée finement.

Dans sa deuxième intervention, il mouline du bras droit pour être sûr d’ être remarqué du dernier rang du théâtre. Il danse aussi parfois dos au public. Et il se rapproche volontiers de ses collègues.

Il est jeune et peut par conséquent évoluer, gagner en muscle, en intensité. Pas évident d’ abandonner les effets faciles, de chercher la profondeur, de risquer de se perdre ou de perdre son public en chemin. Cela exige de la simplicité. C’ est à ce prix qu’ on est soi-même, sans nul besoin de se réfuger dans le simulacre ou la représentation.

Nicolas Villodre


Jeudi 19 janvier / Théâtre de Nîmes

"La Curva"

Chorégraphie et danse : Israel Galván

Composition et piano : Sylvie Courvoisier

Chant : Inés Bacán

Compás et palmas : Bobote

Mise en scène : Txiki Berraondo

Lumière : Rubén Camacho

Son : Felix Vázquez

Accessoires : Pablo Pujol

"La Curva" d’ Israel Galván est un hommage appuyé à celui qui fut un des danseurs les plus à l’ avant garde de son époque : Vicente Escudero. Le décor : les coulisses branlantes d’une scène (les techniciens et machinistes ont travaillé toute la nuit à sa mise en place – merci !). Les personnages : une pianiste : Sylvie Courvoisier ; l’ extraordinaire chanteuse Inés Bacán ; le talentueux palmero Bobote. Il faudra tout le talent chorégraphique d’ Israel Galván pour restituer pour nous la recherche constante de Vicente Escudero qui, dès son enfance, faisait claquer ses pieds sur les plaques métalliques des bouches d’ eau de son quartier pour comparer leur résonance, qui testait le son rendu par le sol en terre ou par le bois des tables, qui rechercha l’ équilibre, en dansant sur des troncs d’ arbre, et qui, plus tard, devenu ouvrier typographe, dansait en équilibre précaire sur le marchepied des machines, jouant avec le rythme qu’ elles imprimaient.

Israel Galván a choisi délibérément d’ oublier la guitare, nous livrant la voix unique d’ Inés, qui exécute son chant sur le souffle, avec, pour tout soutien, le frappement de ses doigts sur la table. Attablée avec Bobote, immobile face au public, elle interprète pour nous des Soleares, Bulerías, Siguiriyas, Nanas... Le danseur, tout en exécutant sa chorégraphie, nous révèle des sons bruts, celui de la pile de chaise qu’ il renverse, le cuir de sa veste qu’ il tapote, l’ émail de ses dents qu’ il fait résonner avec ses doigts, rajoutés à celui plus traditionnel des claquements de doigts et de pieds. Il fait grincer les pieds de la chaise tirée de la pile écroulée qu’ il destine à Inés, il fait tomber une porte en métal pour danser dessus et nous faire découvrir d’ autres résonances encore. Galván exécute des figures auxquelles il nous a habitués, rappelant la tauromachie par ses poses, ce monde que Vicente avait si bien fréquenté.

Sa danse se situe à mi- chemin entre celle du danseur de claquettes et le flamenco. Et ce n’ est pas la seule référence au cinéma du passé. Il semble, comme dans les grands films de Buster Keaton, danser dans un monde où les objets vous échappent et se rebellent. Il danse, la veste sur la tête comme un pantin, les bras raccourcis, engoncés dans les manches. Ici, pas de jolis bras, les lignes sont brisées comme dans les tableaux cubistes si chers à Vicente Escudero, qui vécut à Paris entouré de cubistes et de surréalistes et disait qu’il y avait "algo más importante en el baile que la perfección mecánica de los pasos". Vicente dessinait (l’ affiche du Festival de Nîmes 2012 en témoigne) et fréquentait Juan Gris et Fernand Léger, dont il tentait de traduire l’ univers plastique dans ses danses. Dans le théâtre parisien La Courbe (La Curva) qu’ il avait loué, il dansait une "Farruca geométrica". Israel Galván, après avoir exploré d’ autres figures et d’ autres sons sur un couvercle de bois rappelant par sa forme un tamis ou un grand tambourin, sur une Nana interprétée par Inés, poursuit cette recherche de sons et de postures insolites en dansant sur un tas de farine, d’ abord sur les belles Sévillanes rocieras d’ Inés "José tú no te preocupes / si en la arena se cayó / tal vez él quiso sentir / en su carne la calor" , puis en couple avec Bobote, dans une rumba parodique interprétée au piano par Sylvie Courvoisier

Ils sortent après avoir replié leur veste de cuir comme s’ il s’ agissait d’ une cape de torero, en saluant le public d’ une arène fictive. Sur scène, demeurent la pianiste et la chanteuse. Tout semble se dérégler en même temps que le piano. Finalement, Inés reste seule, immobile comme elle le fut tout au long du spectacle. Nous ne saurons jamais trop insister sur sa présence presque fantomatique sur scène. Elle est lunaire, et sa voix nue est unique. Nous avons particulièrement apprécié la poésie de ses Siguiriyas "Arbolitos y plantas riega el rocío / como yo riego las piedras de la calle / con el llanto mío" et surtout une reprise absolument fabuleuse et terrifiante de la chanson d’ Atahualpa Yupanqui "Los ejes de mi carreta". Inés a le don de tirer la musique à elle, de se la réapproprier comme le font tous les grands artistes. Sa façon d’attaquer les phrases chantées juste un peu en dessous, redonne de la magie à une mélodie mille fois écoutée.

Maguy Naïmi

Un autre regard sur "La Curva"

Après avoir fait table rase, ne voilà t’ y pas que Galván s’ en prend maintenant aux chaises. Pas à celles, empaillées, du typique andalou, non ! aux sièges en alu, légers et gerbables, qui agrémentaient cafeterías, churrerías et autres terrasses de bars espagnols avant l’ invasion du tout plastique. Trois piles qu’ on renverse comme ça, sans raison apparente, en cours de show. On est bien sûr loin du respect de Maurice Béjart qui, avec ses interprètes John Neumeier et Marcia Haydée, adapta jadis une pièce d’ Eugène Ionesco précisément appelée ainsi, Les Chaises. Israel et Momo ont en commun un certain goût pour la chose théâtrale (la pantomime, la narration, une forme dialoguée, etc.), mise en scène ce coup-ci par la talentueuse Txiki Berraondo. Soit dit entre nous et entre parenthèses, Babilée jouait avec une table, en 1946, dans une fameuse chorégraphie de Roland Petit (ayant pour auteur Cocteau), celle-là même qui proposa un rapport de "coïncidence accidentelle" entre la musique et la danse, principe proche de celui de la discrépance théâtrale et cinématographique lettriste et du détournement situationniste.

Le titre "La Curva" (La Courbe) se réfère au théâtre parisien loué en 1924 par Vicente Escudero à la cocotte Emilienne d’ Alençon, rebaptisé ainsi par le réformateur de la danse masculine flamenca, lieu mythique où celui-ci présenta sans aucun succès public des danses "cubistes" avec des éléments décoratifs dessinés par Jean Metzinger. "Le spectacle se déroula sur une petite scène encadrée de peintures modernes évoquant synthétiquement l’ Espagne : un toréador exécutant une vache rouge, des barriques de marsala, une porte aux à-jour en forme de piques et l’ inscription Telefono sur fond jaune…". La chute des chaises empilées serait une métaphore du zapateado énergique, tellurique, d’ Escudero. Galván fait également allusion au "football", sport qu’ il aurait rêvé de pratiquer professionnellement, qui était un des motifs des tableaux de Metzinger.

Dans la pièce étrennée l’ année dernière à Lausanne, vue au Théâtre de la Ville mi-janvier 2012, avant sa reprise au Festival de Flamenco de Nîmes, la cohabitation pacifique entre le chant a capella, grave, puis, en un second temps, profond, d’ Inés Bacán, les compositions pianistiques et les improvisations en free style de la vaudoise Sylvie Courvoisier ainsi que les variations, anguleuses, parfois même tranchantes, et toujours définitives, du chorégraphe sévillan est, il faut dire, facilitée par le décompte mathématique de Bobote, chef d’ orchestre informel du trio, sentinelle bonhomme détentrice du compás.

Cela démarre silencieusement. Et même mollement. À une heure, il faut dire, qui est celle de l’ apéro, outre-pyrénées. Celle où les langues des cantaoras sont encore tout engourdies, apathiques et pâteuses. Peu à peu, celles-ci se délient. La sauce aussi se lie toute seule. Comme par enchantement. Cela se réchauffe. Et s’ intensifie. Galván se réfère au flamenco, et, comme le remarque justement Jean-Marc Adolphe dans la feuille de salle du TDV, s’ affranchit "de la tradition sans la renier (…), fait rupture au sein même d’ une transmission". Il souligne ce lien avec Escudero qui, malgré son goût cérébral pour la géométrie, improvisa chacun de ses gestes sur la minuscule scène que fut son théâtre éphémère, dansant plus pour lui-même que pour les spectateurs, de toute façon absents. Galván, dans un face à face avec lui-même, le cul entre deux chaises, dit à ce propos, assez étonnamment, et en français dans le texte : "le public, c’ est la mort, la mort, c’ est le public."… Sa danse s’ inspire sans doute de la Farruca du Castillan de Valladolid. Mais aussi du Martinete d’ Antonio qui conclut le film définitif d’ Edgar Neville sur le flamenco. À ces moments-là, le silence absolu se fait dans la salle. Les toux se calment miraculeusement ou comme par hasard. Le danseur danse avec style. Il cesse de faire des manières. Ou d’ en rajouter.

Malgré quelque velléité "contemporaine" (un piano à queue "préparé", gratouillé comme une vulgaire guitare, tapoté ou frappé en tant que percussion, maltraité, désaccordé par manque d’ égards et de tact, empoussiéré par surplus de talc), le répertoire de Sylvie Courvoisier reste dans cet âge d’ or qui correspond, grosso modo, à la pérode cubiste d’avant-guerre. Pour vous situer, musicalement : entre l’ impressionnisme debussien, l’ atonalisme schœnbergien, l’ orientalisme ravélien, le lyrisme minimaliste satien et la pure envolée jazzistique. Il est extrêmement rare que le piano tombe aussi juste dans un spectacle flamenco, en ne cherchant pas du tout à être illustratif – deux-trois citations arabo-andalouses, tout au plus, quelques bribes du concerto d’ Aranjuez revu par Miles Davis et corrigé, déstructuré, par Mrs Courvoisier, certains accords soutenant par endroits le chant a capella d’ Inés Bacán montrent ce à quoi on a échappé.

Reste en mémoire la version personnelle du zapateado d’ Antonio, parfaitement sonorisé, assourdi, amplifié, interprété avec grâce par Galván sur une table familiale malmenée comme le plancher SM de sa pièce précédente, "El final de este estado de cosas, Redux". C’ est probablement le climax de la pièce. Mais le finale, qu’ on ne dévoilera pas, mixant butô et mambo, n’ est pas mal non plus, avec les agissements du garnement qui, après nous avoir roulé dans la farine, se fige comme une statue de marbre, de sel ou de cendres devant le chant de sirène d’ Inés Bacán. Dans un récent entretien, le danseur déclare vouloir "conserver l’ essence du flamenco, même dans un simple geste du bras." Mission accomplie.

Nicolas Villodre


Vendredi 20 janvier / Théâtre de Nîmes

"De Tangos y Jaleos"

Direction artistique : Miguel Vargas

Chant : La Kaíta, Alejandro Vega, Domingo "El Madalena"

Danse : Antonio Silva "El Peregrino"

Guitare : Miguel Vargas, Juan Vargas, Nene Salazar

Percussions : Francisco Suarez "Kiko"

Après l ‘ avant – garde (Israel Galván), retour aux sources avec ce "Tangos y Jaleos" présenté par une troupe d’ artistes gitans de l’ Extrémadoure, visiblement heureux d’ être à Nîmes : ils ne se contentèrent pas de le répéter à plusieurs reprises, et le démontrèrent par la générosité de leur prestation et leur contact chaleureux avec le public (salle comble, une fois de plus).

Ce fut aussi une affaire de famille, tant les liens sont inextricables entre les différentes dynasties gitanes représentées sur scène, et tant le répertoire fut judicieusement circonscrit aux deux spécialités locales, les Tangos et les Jaleos :

_ pour le cante, deux éminents et talentueux spécialistes de chacun de ces deux "palos", tous deux originaires de Badajoz : Domingo Rodríguez "El Madalena" pour les Tangos, et Alejandro Vega, pour nous la révélation de ce spectacle, pour les Jaleos. Leur compatriote, María de los Ángeles Saavedra "La Kaíta", était la "star" attendue, sans doute du fait de ses diverses apparitions dans les films de Tony Gatlif ("Latcho Drom" et "Vengo"). Avouons que nous avons modérément apprécié son cante systématique et sans nuances, constamment forcé, chaque "tercio" étant arbitrairement découpé en une succession de brèves saccades vocales dont on attendait vainement le développement ou la conclusion, et dont la cohérence mélodique ne tenait qu’ aux réponses avisées des guitaristes qui l’ accompagnaient (dur métier dans certains cas…). Un parti pris d’ autant plus paradoxal que la cantaora puise abondamment dans le répertoire de José Salazar Molina "Porrina de Badajoz" (entre autres, son célèbre Jaleo "De mi Extremadura vengo"), fondateur d’ une dynastie artistique exceptionnelle (cf : ci-dessous) et maître incontesté du cante de Badajoz, remarquable par son extrême raffinement mélodique, confinant parfois au maniérisme. Difficile de faire la part entre la pose délibérée (les artistes savent, ou du moins imaginent, naturellement ce que le public attend d’ eux) et le véritable tempérament de la cantaora : en tout cas, si son style nous laissa légèrement sceptiques, sa présence scénique est indéniable, et emporta l’ adhésion des spectateurs.

_ pour la guitare : le maître de cérémonie de la soirée, installé significativement au centre de la scène, fut Miguel Vargas. Un honneur amplement mérité par ce guitariste né au Portugal, qui a longtemps travaillé en Catalogne, aux Canaries et en France avant de s’ établir définitivement à Mérida, où il a formé une bonne partie des chanteurs et des guitaristes de l’ Extrémadoure, et œuvré à la transmission de son répertoire traditionnel. Une sorte de Diego del Gastor local (accompagnement en rasgueados très attentif au phrasé des cantaores, jeu "a cuerda pela" élégant et minimaliste, et swing à tous les étages) qui nous a régalé de réponses incisives et d’ une réjouissante version de l’ "Emigrante" de Juan Valderrama et Niño Ricardo, d’ ailleurs dédiée "aux nombreux émigrants" présents dans la salle. Ses deux partenaires, Juan Vargas (son fils ?) et Francisco Salazar "El Nene", le secondèrent efficacement, comme d’ ailleurs Francisco Suárez "Kiko" au cajón. Il faut dire que les Salazar et les Suárez illustres ne manquent pas dans la saga flamenca de la province, "émigrés" à Madrid pour la plupart d’ entre eux (les cantaores Ramón Suárez Salazar "Ramón el Portugués", Antonio Suárez Salazar "El Guadiana", le guitariste Juan José Suárez "El Paquete", les percussionnistes Israel Suárez Escobar "El Piraña" et Ramón Suárez Escobar "Ramón Porrina"…).

Pour le baile : Antonio Grajera "El Peregrino", détenteur du premier prix de baile du Concours International de Jerez de 1962, qui travailla notamment dans les compagnies de La Chunga et d’ El Güito, et dont le style fleure bon les tablaos de la grande époque, façon El Carrete.

Une bonne partie des cantes présentés à Nîmes faisait référence aux répertoires de Porrina de Badajoz et de l’ autre grand refondateur du répertoire local, Juan Cantero, né lui à Mérida. On aura pu mesurer à quel point les "créateurs" de Tangos contemporains ont consciencieusement pillé les Tangos extremeños, comme d’ ailleurs ceux d’ El Albaicin. Les deux styles sont indissociables : les clans gitans de l’ Extrémadoure et du Portugal tout proche sont restés longtemps semi nomades, passant une partie de l’ année à parcourir le circuit des foires de la région. On y négociait les contrats d’ achat et de vente du bétail, mais aussi les contrats de mariage, conclus une année et célébrés l’ année suivante. Une bonne partie de ces mariages, accompagnés comme il se doit de musique et de danse, ont unis les familles gitanes extremeñas à celles du Sacromonte et de l’ Albaïcin…

Les Jaleos furent plus intéressants encore. Si les versions les plus couramment enregistrées sont adaptées au modèle rythmique de la Bulería, les interprétations idiomatiques que nous avons entendues sont étonnamment proches, par leur scansion comme par leurs modèles mélodiques, des Fandangos "abandolaos". Dans sa remarquable série, Alejandro Vega a d’ ailleurs inclus plusieurs Fandangos de ce type, dont le "Abre que soy el moreno" attribué à Manuel Torres (dans sa version originale, sur rythme "abandolao") et le Fandango de José Pérez de Guzmán, né à Jerez de Los Caballeros, province de Badajoz, en 1895 (ce cante fait partie de la nomenclature des Fandangos de Huelva, mais est chanté traditionnellement sur un rythme "abandolao")

Un concert à la fois passionnant et émouvant !

Claude Worms


Samedi 21 janvier / Théâtre de Nîmes

"Vinática"

Danse et chorégraphie : Rocío Molina

Dramaturgie : Roberto Fratini

Chant et mandoline : Jose Ángel "Carmona"

Palmas et compás : José Manuel Ramos "El Oruco"

Direction musicale : Rosario "La Tremendita" et Rocío Molina

A la recherche de l’identité perdue…

Noir obscur. Rocío Molina avance sur le devant de la scène, un verre de vin à la main, parle, chuchote :

(…)

R : "Elle n’a pas l’ air chinoise non plus"

R : "Je m’ imagine en train de danser sur le bar, sur une musique exotique comme si j’ étais une reine… "

R : "Ah !!! Qu’ elle est belle !"

R : "Et regarde comment va la petite, Ils l’ appelaient, ils l’ appelaient…"

R : "La niña esta de mierda » (traduction : la petite déconne)

(…)

Quelque chose ne tourne pas rond, un grain de sable a enrayé le compás de Rocio.

Rocío devient cette femme étrange, ivre, en proie à ses lubies. Fatiguée, lasse, elle se remplit un verre, trinque seule. Elle le boit dans un geste d’ abandon, dans le silence. Loin des autres, loin des liens. D’ ailleurs, la première séquence chorégraphique se joue dans le silence. Elle enchaîne des ports de bras métaphoriques (en faisant tourner le verre au dessus de sa tête), des attitudes empreintes de solitude (se remplissant le verre, jouant avec ses mains comme quelqu’ un à la recherche de stimuli physiques), de chevilles déboitées, de successions d’ équilibres, de suspensions fragiles prête à être rompues d’ un instant à l’ autre, de sursauts, de ralentis, de nonchalance, de balancements, de relâchements de tension comme une marionnette inerte suspendue dans le vide. La technique de baile et sa construction traditionnelle sont ainsi déformées et retravaillées pour atteindre une autre logique, celle de l’ aléatoire, de l’ imprévu.

De plus, un dialogue chorégraphique et sonore s’ établit avec des personnages imaginaires, comme dans cette scène où son zapateado et ses palmas contre une planche de bois marquent une tension qui monte jusqu’ à atteindre le geste d’ une claque que Rocío retient in extremis. Rocío parvient ici à exprimer une violence que l’ on ne lui connaissait pas. Le spectateur sent que quelque chose va craquer, il retient son angoisse.

Rocío rompt progressivement avec l’ angoisse en passant à une Alegría explosive ne contenant aucune escobilla classique, mais quelques fausses notes volontaires de la guitare – comme si le grain de sable persistait dans ce "palo" si joyeux . Son zapateado marque un jeu d’ attraction et de répulsion pour ce verre. Elle danse avec lui, autour de lui, et finit par le briser sèchement du pied. Alors vient la mélancolie, fruit d’ une illusion ou de son imagination. Elle danse avec un tambourin éclairé de l’ intérieur, comme une petite lune entre ses mains. Comme un retour à sa nature rêveuse. Elle retrouve la joie. Forte de cette joie reconquise, elle entraîne l’ un de ses musiciens dans un Jaleo à "cuatro manos".

Sa Siguiriya explosive (qui rappelle celle, en solo, de "Mujeres") clôture le spectacle comme une libération finale, son personnage retrouvant son identité, se reconnectant à la réalité.

Le cante occupe une place majeure dans ce spectacle, il ne s’ agit plus du cante "p’ atrás", puisque José Ángel "Carmona" chante "a palo seco" à de nombreuses reprises. Les silences attirent notre attention : la moindre note, ou le zapateado qui le brise prend des proportions immenses.

Après huit mois d’ existence, ce spectacle a considérablement évolué par rapport à la première au Théâtre Lope Vega. Les silhouettes sur fond noir du décor, les vueltas de la danseuse sur des aboiements de chien, quelques mouvements de la danseuse coiffée de grelots sur la tête, tous ces éléments ont disparu.

Rocío prolonge son travail d’ exploration sur des thèmes émotionnellement durs, comme dans "Cuando las piedras vuelen", redonnant vie et couleur à un personnage féminin détruit, à la recherche d’ une identité perdue. Elle s’ est ainsi servi d’ un décor totalement nu où l’ on aperçoit seulement les murs du théâtre avec ses projecteurs et ses rallonges électriques stockés un peu partout avec des meubles de rangements, un panneau "Défense de fumer" et l’ éclairage de service allumé au loin. Ce côté brut de décoffrage n’ est qu’ une première impression, car tous ces éléments sont en fait utiles et fonctionnels, au service de la scène, au service des artistes. On peut y associer un message de mise en garde : à force de se fier seulement à ce que l’ on voit à première vue, on oublie trop vite l’ arrière plan. Ainsi, au-delà de la première apparence, au-delà de notre premier ressenti, elle nous rappelle qu ’il y a toujours une histoire en amont et qu’ il y a toujours une raison au désordre, liée à des sentiments affectifs. Cette invitation vise à nous faire oublier nos jugements et nous inciter à écouter l’ émotion, tout comme on écoute le flamenco.

Muriel Mairet

Photos : Muriel Mairet


Bilan

Un sans faute ! Le Festival Flamenco de Nîmes s’ impose d’ année en année comme l’ une des références majeures du calendrier flamenco international. La programmation 2012 restera comme une sorte de modèle d’ équilibre et de variété :

_ équilibre entre le chant, la danse et la guitare soliste (sans oublier le piano - María Toledo et "La Curva" d’ Israel Galván)

_ variété des styles - du cante traditionnel d’ Inés Bacán ou des cantaores extremeños au cante polyphonique expérimental de Laura Vital, Rocío Márquez et Niño de Elche - de la danse très ancrée dans la tradition du Sacromonte de Fuensanta "La Moneta" aux créations contemporaines d’ Israel Galván - du toque traditionnel d’ Antonio Moya au lyrisme de Juan Ramón Caro, en passant par le classicisme sévillan d’ Eduardo Rebollar et Manolo Franco...

_ variété des territoires : Séville, Utrera, Almería, Jerez, Grenade, Nîmes, Extrémadoure...

Encore ne faisons-nous référence qu’ aux spectacles auxquels nous avons pu assister. Nul doute que nous avons manqué de grands moments avec Tomatito, José de la Tomasa et El Capullo, Niño Josele, Eva Luisa, Inés Bacán et Antonio Moya, Junior Minguez, Tomasito et Diego Carrasco...

En marge des spectacles, saluons une fois de plus le souci pédagogique du festival, chaque année plus soutenu, avec "Mamzelle Flamenka" de Chely "La Torito" en tournée dans les écoles maternelles, le spectacle pour enfants "Flamenco Land" de Laura Vital, et le désormais rituel cycle de conférences, cette année centrée sur la guitare flamenca (avec, entre autres, "La performance flamenca selon Pedro Bacán", brillamment analysée par Corinne Savy, et illustrée musicalement par Marí Peña et Antonio Moya ; et "Une histoire de la guitare flamenca", contée avec humour par José Manuel Gamboa, son savoir encyclopédique... et les six cordes de sa guitare).

Enfin, l’ environnement plastique et filmique de la programmation nous a comme chaque année proposé son lot de découvertes mémorables :

_ les expositions : "Balada flamenca", photographies de Jean-Louis Duzert ; "Regards croisés sur le flamenco", dessins d’ Eddie Pons ; photographies de Luis Castilla, Gonzalo Conradi et Marie Julliard (projection sur la façade de la Maison Carrée)

_ les projections de films et documentaires : "Flamenco, flamenco", de Carlos Saura ; "El cante bueno duele. Hommage à Moraíto", de Martijn ven Beenene et Ernestina van de Noort ; "Vengo", de Tony Gatlif ; et "Rito : momentos del corazón" - extraits de la série télévisée "Rito y geografía del cante flamenco", remarquablement choisis et commentés par José María Velázquez Gaztelu.

Comme chaque année, nous tenons à remercier Patrick Bellito, François Noël, Isabel Bohollo, Houria Marguerite, Antoine Chosson, Elsa Ossart, Elyse-Marie Cabasson et toute l’ équipe du festival pour leur disponibilité et leur gentillesse inépuisables. Nous commençons à nous sentir de la famille..., ce qui ne relativise en rien l’ indépendance des commentaires et critiques précédentes.





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