Entretien avec Israel Galván

jeudi 26 mai 2016 par Chantal Maria Albertini

Au cours de sa brève existence, la revue Flamenco Magazine, dont Flamencoweb est l’héritier, a publié une série d’entretiens dont la plupart, nous semble-t’il, n’ont rien perdu de leur intérêt une décennie plus tard. Nous les proposons donc à nos lectrices et lecteurs.

Israel Galván - entretien réalisé par Chantal Maria Albertini, publié dans le numéro 5 de Flamenco Magazine (mars / avril 2006)

Photo, et logo de l’article : Joss Rodríguez / Flamenco Events

La danse d’Israel Galván refuse tout ce qui est figé, attendu. Il brise les moules, fait éclater une grammaire "flamenca" trop souvent convenue et contraignante. Rien de ce qu’il fait ne va dans le sens de ce qu’attend le public, mais rien non plus n’est fait pour surprendre délibérément. Si sa danse est qualifiée par certains de "moderne" (selon quels critères ?), elle peut sembler tout aussi bien archaïque. Ne dit-il pas : "ce qui est primitif est ce qui est le plus moderne." ?

Sa danse, bien que portant en elle toute la mémoire du flamenco, paraît naître des limbes, surgir de presque rien, comme le font certains danseurs de Butô. Israel Galván réinvente les racines, recrée l’essence du baile. Le voir danser, c’est participer à l’élaboration d’une œuvre en devenir. Rien de définitif, rien d’achevé, et pourtant tout est là, suspendu et présent mais toujours en chemin, sur la corde raide, sur le fil de l’imaginaire.

Chantal Maria Albertini

Photo : Felix Vásquez / Théâtre de la Ville

Flamenco Magazine : J’ai lu dans ta
biographie que tu revendiquais i’ héritage de
Vicente Escudero. En te voyant danser, il
semble en effet évident que tu pourrais être
son disciple ! J’aimerais savoir dans quelle
mesure, selon toi, tu te rapproches de sa
conception du baile, et si tu cherches à
respecter son “Decálogo” en l’adaptant à
ta danse d’aujourd’hui .

lsrael Galván : Je cherche toujours une
manière commode pour moi, en fonction
des possibilités de mon corps. Depuis
tant d’années que je danse, je change souvent d’un spectacle à l’autre. Car, chaque
fois que j’élabore un spectacle nouveau,
j’aime trouver un concept technique qui
m’oblige à changer et à danser d’une
manière différente.]e choisis des thèmes
aussi variés que le monde de la tauro-
machie ou la “Métamorphose”. C’est
toujours une, démarche personnelle : je veux
m’enrichir de tout ce qui est possible,
mais dans le but d’un montage dont je ne
connais pas toujours l’aboutissement. Je
sais clairement ce que je ne veux pas
faire, mais ce que je veux faire, je ne le
trouve pas. Alors je m’enrichis de beaucoup de choses, mais en cherchant
toujours une façon de danser qui corresponde à
mon propre imaginaire.

Chez Vicente Escudero, ce qui m’intéresse et
me semble très surprenant, c’est sa façon de
danser et de penser la danse par rapport à
son époque. De plus, je crois qu’aujourd’hui
encore, on ne comprend toujours pas le sens
de ce qu’il faisait... J’aime vraiment le voir
danser comme une référence nécessaire du
flamenco qui ne doit pas se perdre. Et en
effet, pour répondre à ta question, certaines
de mes attitudes “bizarres” viennent de lui ; je
me suis inspiré de lui. Beaucoup de critiques,
qui ne le connaissent pas, croient que je suis
influencé par la danse moderne ou contemporaine.
Mais en réalité, celui qui m’a influencé,
c’est Vicente Escudero, du moins en partie.

F M : Cette influence apparaît surtout, me semble-t-il,
dans cette volonté d‘éliminer tous les
ornements, toutes les fioritures inutiles qui contribuent
à dénaturer le baile, afin de chercher
directement l’essence minimale du geste.

I G : C’est exact ! Ce qui m’intéresse toujours
davantage, c’est d’atteindre la forme minimale,
d’éliminer tous les ornements inutiles...
et puissé-je y parvenir avec le temps, d’un seul
geste pouvoir danser une Soleá !

F M : Un des aspects qui m’ont frappée, c’est
que tu ne te complais pas dans ta danse, tu ne
t’y installes pas. Tu donnes comme une pincée de
baile, et, lorsque cela ne te plaît plus ou ne te
convient plus, tu arrêtes. Ta danse n’a rien de
mécanique, d’automatique, de prévisible. Elle
est une recherche de chaque instant.

I G. : Oui, oui, j‘aime aussi déstructurer un
peu le baile !

Photo : Europa Presse / Archives Cajasol

F M : Mais il me semble qu’il s’agit de déstructurer,
de décomposer pour toujours retrouver
l’essentiel, le plus important, ce qu’il y a en-dessous de la
danse : non pas la forme extérieure
mais le signifiant, le sens profond du mouvement.

I G : Oui, il s’agit un peu de rechercher, de trouver
les climats de base et de pouvoir dire : "cela est
suffisant”... Pourquoi continuer dans un
désir de virtuosité ? Plutôt chercher
quelque chose d’authentique, d’organique, en
étant libre de dire : ” bon, je ne veux pas
danser davantage !”

F M : Autrement dit, un seul geste suffit pour
tout dire ! Comme Farruco, qui faisait si peu de
choses !

I G : Incroyable ! Je regarde beaucoup les
vidéos de Farruco, et cela me semble incroyable,
en dansant une Soleá si réduite, qu’il
ait donné tant de force, presque rien qu’en
marchant. C’est vraiment incroyable !

F M : Ce que tu fais, toi, existait déjà dans le
flamenco. Mais cela s’est perdu. A cause de la
facilité, de l’académisme ?

I G : Oui, pour différentes raisons : la théâtralisation
du flamenco, l’esthétique moderne, et un peu aussi peut-être le
“marketing”. Ce qui est vrai, c’est que Farruco ne
donnait pas plus que ce qu’il devait donner,
c’était une force contenue...

F M : Dans ta danse, tu fais toi aussi le
nécessaire et le suffisant, sans plus. Mais
le public ne reste pas sur sa faim. En faisant
cela, tu donnes tout !

I G : Dans le Tango, qui dure si peu de
temps, à peine plus d’une minute, j’essaye de
faire en sorte que ce soit comme une petite
boule d’énergie qui contienne tout, que ce
soit comme un temps infini. Je ne suis pas
contre une chorégraphie plus longue, mais
toujours à condition d’avoir un concept clair
pour parvenir à ce que je veux. Ce qui ne me
plaît pas, c’est le baile standardisé.

F M : Je souhaiterais maintenant parler un peu
de ta recherche. Lorsque tu as commencé à chercher
ton propre chemin, l’as-tu fait pour te démarquer de
ton milieu ambiant ? Parce que tu t’ennuyais dans le
flamenco d’alors ? L’as-tu fait par nécessité intérieure ?
Tu appartiens à une famille de flamenco traditionnel,
et qui plus est de Séville, où la tradition est toute puissante.
Comment es-tu parvenu à briser les schémas ?

Photo : Hugo Gumiel

I G : La vérité, c’est que je ne m’en suis
rendu compte qu’après... Au moment où
j’ai réalisé mon premier spectacle, ce ne
fut pas par stratégie, par désir d’être d’avant-garde...

ll me faut parler un peu de ma vie personnelle :
tout enfant, j’ai vécu dans les tablaos avec mes parents
et j’ai commencé à danser très jeune. Tout cela me
paraissait parfaitement normal ! Plus
tard, je suis passé par les compagnies de
danse : celle de Mario Maya, celle du
“Ballet Andaluz", dans lesquelles régnaient
une discipline et une esthétique en
accord avec ce qu’il fallait produire et
montrer. Par ailleurs, pour me faire un
nom, j’ai dû me présenter à divers concours
de baile. Et là, il ne s’agit pas de
faire ce que l’on veut... Pour moi, un concours,
c’est comme un jeu que l’on joue
pour le jury, pour tromper le jury. J’ai
essayé de tromper les jurys et, je ne sais
pourquoi, j’ai remporté tous les prix...

Au moment où j’ai eu la possibilité de
monter mon premier spectacle, “Los
Zapatos Rojos
” (Les Souliers Rouges),
mon idée me paraissait normale, je croyais que
cela plairait à tout le monde... Ça
me semblait être absolument “flamenco”.
La surprise, je l’ai eue ensuite, quand je me suis
aperçu que pour beaucoup de gens, cela
n’avait pas fonctionné...

Je ne contrôle pas le public, je ne sais pas...
Par exemple, hier, le public a beaucoup ri.
Le public rit de temps en temps en voyant
ce que je fais. Mais je ne le fais pas dans ce
but. Quand je prépare mon spectacle, je
vois les choses de manière très sérieuse. Je
suis surpris par les rires ; je ne contrôle pas
les réactions du public...

Plus tard j’ai monté “La Metamorfosis”. Je
crois que "La Métamorphose" est une œuvre psychologique.
Je ne connaissais pas Kafka... mais je suis né dans une famille
flamenca très orthodoxe, très soumise
aux lois et à la tradition du famenco...
Ce qui fait que lorsque j’ai lu Kafka, j’ai
imaginé l’insecte en train de danser. Et j’ai
envisagé des changements de technique
de danse, pour affronter une nouvelle
façon de faire bouger le corps. Cela
venait du fait que ma famille me considérait comme
un “animal étrange” (un “bicho raro"). Et d’autre
part, un peu comme dans un
jeu, je voyais tous les autres
danseurs comme des
insectes... J’avais fait une
classification des danseurs.
Par exemple Mario Maya
était la mante religieuse,
Farruco le scorpion, Enrique
el Cojo le scarabée, El
Guïto et Vicente Escudero
d’autres insectes... Pour “La
Metamorfosis
”, je me suis
basé sur Mario Maya,
Enrique el Cojo, El Guïto et
Farruco. Je n’allais pas faire
La Metamorphose d’après
les critères de la danse
moderne, cela aurait été
ridicule. Kafka n’a rien à
voir avec le flamenco, mais
peut-être est-il plus
proche du flamenco que
Lorca... Cela dépend de comment on le voit.

J’ai donc monté "La Metamorfosis” car il me
semblait très intéressant de
le faire en me basant sur les bailaores anciens.

F M : Parlons maintenant de "La Edad de Oro".
Ce qui m’a frappée, c’est que le baile est en quelque
sorte en retrait. Tu laisses plus de place au chant,
très classique, de Fernando Terremoto et à la guitare
d’Alfredo Lagos, qu’au baile. Ta danse est comme un
peu cachée, confidentielle. Pour quelle raison ?

I G : Je ne fais pas les choses en me
forçant. Cela me vient tout seul, de façon
organique. Je m’en rends compte ensuite
et je me dis : "c’est ce que j’ai fait !". Dans
La Edad de Oro”, c’est vrai, j’en suis conscient, je me demande :
"et mon spectacle, où
est-il ?". Ce sont surtout eux qui chantent
et jouent de la guitare ! Je crois que cela
vient de l’idée que j’ai eue de me mettre
comme dans une machine à remonter le
temps et de me replacer dans une fête flamenca d’autrefois.
C’est à dire que ce ne sont pas le “cantaor” et le “tocaor”
qui m’accompagnent pour que je danse ; c’est au contraire moi
qui danse pour accompagner la
guitare et le chant. Terremoto est jeune, très
intelligent, et sa voix est une mémoire de
l’époque d’autrefois. Alfredo, bien que très
actuel, est capable de faire résonner sa guitare comme
celles d’autrefois. Donc, en fin de
compte, le propos était celui-ci : je suis dans
une fête flamenca, comme autrefois,
et on me permet de danser de temps en
temps...

Propos recueillis par Chantal Maria Albertini





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