Soniquetes jerezanos - 2

lundi 22 septembre 2008 par Claude Worms

MORAÍTO / DIEGO CARRASCO

Exacts contemporains, Manuel Moreno Junquera "Moraíto" (1956) et Diego Carrasco Fernández (1954), d’ abord connu comme "El Tate", ont eu une influence considérable sur le "toque de Jerez", et, conséquemment, sur l’ évolution du flamenco de ces dernières décennies.

Formé par son père et son oncle (Juan et Manuel "Morao"), Moraíto est l’ un des maîtres actuels de l’ accompagnement du cante. Il a commencé sa carrière professionnelle en 1966, au cours des "Jueves flamencos" organisés par Manuel "Morao", puis dans les tablaos madrilènes ("Los Canasteros", "La Venta del Gato"), avant de devenir l’ un des guitaristes les plus sollicités par les festivals andalous.

Deux "Premios Nacionales de Guitarra Flamenca" (peña "Los Cernícalos - 1972 et 1986) et la "Copa Jerez" (Cátedra de Flamencología - 1984) l’ ont consacré comme l’ actuel chef de file de l’ école de Jerez, à laquelle il est identifié dans le monde entier, et singulièrement en France, depuis que le producteur Frédéric Deval l’ a étroitement associé à la collection "Flamenco vivo" (Auvidis Ethnic).

Le style de Moraíto est un subtil mélange de références traditionnelles (il est, par exemple, l’ un des rares guitaristes de sa génération restés fidèles à l’ "alzapúa à l’ ancienne" : alternance pouce / index) et d’ emprunts au vocabulaire de la guitare flamenca contemporaine, distillés avec parcimonie (et limités aux styles de Paco de Lucía et d’ Enrique Melchor, première période : harmonies, usage des arpèges pour les Bulerías...). Une grande part de sa discographie est consacrée à l’ accompagnement de cantaores traditionnels, nouvelles valeurs du cante jerezano qu’ il a grandement contribué à révéler (La Macanita, El Torta, Diego Rubichi, Fernando el de La Morena, Fernando Terremoto...). Mais son jeu s’ adapte aussi aisément à des projets plus innovants : un peu comme Juan et Pepe Habichuela, Moraíto est ainsi régulièrement sollicité par de jeunes artistes pour lesquels il représente une sorte de "caution flamenca" : Niña Pastori, Vicente Soto, Luis Perdiguero... Complice habituel des délires très maîtrisés de Diego Carrasco (cf : ci-dessous), Moraíto est depuis quelques années le guitariste attitré de José Mercé, dont il partage le succès médiatique.

Transcription : Bulerías, en accompagnement à Niña Pastori

Diego Carrasco s’ est d’ abord fait connaître comme guitariste, sous le nom de "Tate de Jerez"", aux côtés d’ El Piki, d’ El Turronero, et surtout de La Piriñaca. Sa carrière est alors comparable à celle de Moraíto, et passe par les mêmes tablaos madrilènes, puis par "El Arenal" de Séville. Il s’ associe dans la capitale andalouse au courant du "flamenco-rock", notamment aux projets des frères Raimundo et Rafael Amador, et, ultérieurement, à la création du "Flamenco Blues Band".

Diego Carrasco avec Juan Diego

Cette nouvelle orientation marque une rupture dans l’ évolution artistique de Diego Carrasco. Il délaisse quelque peu la guitare pour se consacrer à l’ écriture et à la composition, et ultérieurement à la production. Toujours avisé, Enrique Morente repère rapidement le talent de Diego, et inclut "Pa’ mi Manuela" dans son LP "Sacromonte" (1982), avant même la parution de la version de l’ auteur, dans son premier disque, "Cantes y sueños" (1984). Avec Carles Benavent à la basse, et Manuel Soler et Tino di Geraldo aux percussions, cet enregistrement est produit par José Miguel Evora, frère cadet de Manolo Sanlúcar : la complicité entre Diego Carrasco et le "clan" Muñoz ne se démentira plus, et Diego participera (entre autres) à l’ un des chefs d’ oeuvre de Manolo Sanlúcar, "Tauromagía". Dès lors, le répertoire de Diego Carrasco mêle d’ habiles arrangements de chansons infantiles traditionnelles "por Bulerías", des compositions personnelles d’ une poignante poésie (paroles et musiques), et de loufoques collages surréalistes d’ un humour ravageur (il est, avec Tomasito, l’ un des initiateurs du "rap flamenco", actualisation des récitatifs "por Bulería" pratiqués à Jerez). Diego Carrasco est incontestablement l’ un des artistes les plus fins, intelligents, et lucides du flamenco contemporain. Tous ses disques sont indispensables : "Cantes y sueños + Tomaketoma" - BMG / Tablao 74321 920 502 (réédition de ses deux premiers LPs) ; "Voz de referencia" - Nuevos Medios NM 15639 ;
"A tiempo" - Nuevos Medios NM 15643 ; "Inquilino del mundo" - Nuevos Medios NM 15778 (un sommet) ; et "Mi ADN flamenco" - Nuevos Medios NM 15845.

Le style de guitare de Diego Carrasco est solidement ancré dans la tradition du jeu "a cuerda pelá" de Jerez, mais il s’ en démarque par sa créativité mélodique et rythmique. On pourra s’ en convaincre à l’ audition de ses enregistrements avec La Piriñaca (collection "Grands cantaores du flamenco, vol. 19" - Chant du Monde LDX 274 10 28), et surtout de "Cantes y sueños" (il y assure à la fois le chant et les parties de guitare).

Transcription : Bulerías, en accompagnement à La Piriñaca

LA GENERATION DES ANNEES 1950

La plupart des guitaristes de Jerez de la génération de Moraíto et Diego Carrasco ont été formés par Rafael del Aguila (cf : "Soniquetes jerezanos - 1"), et perpétuent la tradition de Javier Molina.

Curro de Jerez avec Agujetas / El Carbonero

Francisco Fernández Loreto "Curro de Jerez" (1949) est le fils d’ un des maîtres du cante de Jerez, El Sernita. Son père le fit engager dès l’ âge de quatorze ans dans la compagnie d’ Antonio, avec lequel il travaillait (il enregistre ainsi son premier LP, avec Melchor de Marchena, son fils Enrique -"Melchor hijo" à l’ époque, Chano Lobato, et El Sernita : LP "Antonio, genio y duende flamenco" - Columbia CP 9182, 1967). Il a longtemps été le premier guitariste de la troupe de Blanca del Rey, a joué fréquemment en duo avec Felix de Utrera, et a enregistré notamment avec Agujetas, Cancanilla de Marbella, et Canela de San Roque. Il se produit aussi en soliste, avec son propre groupe (CD "Guitarra suena" : Alía Discos ALFF CD 2, 2001).

Manuel Lozano Gómez "El Carbonero" (1949) est surtout renommé comme professeur (comme d’ ailleurs son aîné, José Luis Balao), digne successeur de son maître, Rafael del Aguila : on compte, parmi ses élèves, Alfredo Lagos, Juan Diego, Diego Amaya... Il semble peu enclin au voyage, se produit essentiellement avec les cantaores de Jerez dans des concerts et festivals locaux, et a malheureusement peu enregistré (avec Mariana Cornejo notamment.

José María Molero avec Juan Gómez / Niño Jero

José María Molero Zayas (1953) a débuté comme accompagnateur de Manuel Soto Sordera, avec lequel il a enregistré. Il a cependant longtemps travaillé loin de Jerez..., dans la compagnie de la bailaora suisse Nina Corti. Compositeur d’ une bonne partie de ses musiques de scène, il s’ est écarté progressivement du toque traditionnel de Jerez, et enregistré deux intéressants LPs (réédités en CD) en compagnie des cantaores Enrique Morente, Guadiana, et Ramón El Portugués ; des guitaristes Luis Pastor, Juan Carmona, et Jesus de Araceli ; du violoncelliste Jacek Bednarek, de l’ altiste Daniel Corti ; et des percussionnistes Antonio Carmona et Willi Kotum ("Nina Corti : a mi niño" - Alegría NC 1985-1, 1985 / "Nina Corti : flamenco ’88" - Alegría NC 1987-1, 1987). Revenu à Madrid, et à son style d’ origine, dans les années 1990, il collabore notamment avec Vicente Soto.

Pedro Carrasco Romero "Niño Jero" (1954), connu aussi sous le nom de
"Periquín", est le fils du cantaor Manolo Jero. Il débute sa carrière par l’ accompagnement de cantaores locaux, notamment à la venta "Los cuatro muleros". Le double CD "Nueva frontera del cante de Jerez" (BMG / RCA / El Flamenco Vive 74321 732 982, 1974, réédition 1999) est un excellent témoignage du style dont il ne se départira plus : il y accompagne les jeunes Manuel Moneo (Siguiriyas) et Juan Moneo "El Torta" (Tangos), et surtout d’ extraordinaires Bulerías d’ El Borrico. Il travaille ensuite pour Lole y Manuel et la Familia Montoya, puis tente de suivre l’ exemple de son cousin Diego Carrasco, en formant son propre groupe, "Niño Jero y su banda" ("Pasa de moda" -LP Senador, 1991). Malheureusement très diminué par divers excès (...), il continue cependant à participer sporadiquement à des concerts et enregistrements de cantaores comme Juan Villar ou Rancapino.

Transcriptions :

Curro de Jerez : Bulerías

José María Molero : Bulerías, en accompagnement à Manuel Soto Sordera (seconde guitare : Moraíto se contente de doubler la ligne mélodique des deux premiers compases, sur les mêmes positions, mais en capo 2 - donc à la quinte inférieure, en tonalité de La Majeur ; puis d’ accompagner José María Molero en rasgueados)

El Carbonero et Niño Jero : Bulerías, en accompagnement à Mariana Cornejo

UNE AUTRE EPOQUE...

Depuis quelques années, les jeunes guitaristes de Jerez semblent se rallier, fort légitimement, aux nouvelles voies de la guitare flamenca contemporaine, même s’ ils peuvent toujours revenir, si nécessaire, à un idiome plus traditionnel qu’ ils maîtrisent encore admirablement. Nous évoquerons pour conclure deux guitaristes, nés à la fin des années 1960, qui incarnent bien ce passage à "une autre époque".

Manuel Parrilla / Antonio Higuero avec Fernando Terremoto

Manuel Fernández Gálvez "Manuel Parrilla", anciennement "Parrillita" (1967), neveu de Parrilla de Jerez, a lui aussi débuté dans les "Jueves Flamencos" organisés par Manuel Morao. Il a travaillé longtemps avec La Tati, puis dans la compagnie de Joaquín Cortés, et a enregistré notamment avec Niña Pastori, Enrique Morente (qu’ il a souvent accompagné en concert), et Enrique Soto "Sordera". C’ est à notre avis l’ un des plus grands guitaristes contemporains, d’ une créativité inépuisable, capable d’ allier le "son" de Jerez à des idées harmoniques et mélodiques des plus originales. Humilité ou discrétion exagérées, il reste en tout cas encore méconnu du grand public (mais non des professionnels...), et nous attendons toujours le grand disque en soliste dont il possède assurément plus que la matière.

Antonio Higuero Pazos (1969) nous semble être l’ un des dignes héritiers de Moraíto, notamment pour les Bulerías (cf : la falseta en arpèges transcrite ci-contre), mais il perpétue également la "vieille" école de Javier Molina et Rafael del Aguila (Soleares, Siguiriyas). Il accompagne essentiellement les cantaores de Jerez (El Capullo, Fernando el de la Morena, Luis "El Zambo"...), mais a également enregistré avec Mariana Cornejo.

Transcriptions :

Manuel Parrilla : Bulerías, en accompagnement à Enrique Soto "Sordera"

Antonio Higuero : Bulerías, en accompagnement à Luis "El Zambo"

L’ histoire ne s’ arrête naturellement pas là, mais la suite est une "autre histoire", de plus en plus étrangère aux "soniquetes jerezanos" qui font l’ objet de cet article. Sans parler de Gerardo Nuñez, dont l’ oeuvre mérite naturellement un article à elle seule (et n’ a que peu de rapport avec l’ école de Jerez), Jerez compte actuellement un nombre impressionnant de jeunes guitaristes talentueux : Alberto San Miguel, Juan Diego Mateos Reina "Juan Diego" (1969), Alfredo Lagos Aguilar "Alfredo Lagos" (1971), Javier Patino (1974), Diego Amaya González "Diego Amaya" (1974), Diego Moreno Jiménez "Diego del Morao" (1978)..., et nous en oublions sans doute beaucoup (qu’ ils veuillent bien nous en excuser). Mais leur style s’ apparente à celui d’ une guitare flamenca contemporaine qui estompe de plus en plus les caractères locaux, et favorise l’ affirmation de créateurs plus singuliers (nous parlons ici des véritables artistes, et non de la production standardisée d’ athlètes de la guitare, qui malheureusement sévit aussi ici ou là...). Ce n’ est ni mieux, ni pire, mais cela mérite évidemment un autre article...

Claude Worms

Discographie

Moraíto : "Morao y oro" - Auvidis Ethnic B 6772

Diego Carrasco : "Cantes y sueños + Tomaketoma" - BMG / Tablao 74321 920 502

Curro de Jerez : "Guitarra suena" - Alía Discos ALFF CD 2

El Carbonero (avec Mariana Cornejo) : "Cosas de Caí" - LP Pasarella PSD-5045

José María Molero (avec Manuel Soto "Sordera") : "Manuel Soto Sordera" -
deux CDs BMG / El Flamenco Vive 74321 681 082

Niño Jero : "Nueva frontera del cante de Jerez" - deux CDs BMG / RCA / El Flamenco Vive 74321 732 982

Manuel Parrilla (avec Enrique Soto "Sordera") : "Herencia" - Muxxic 0602 4986 84931

Antonio Higuero (avec Luis "El Zambo") : "Arte jondo" - revue "Arte jondo", Peña Cultural Flamenca Francisco Moreno Galván

Bibliographie

José Manuel Gamboa : "Guía libre del flamenco" - Sociedad General de Autores y Editores, Madrid, 2001

Norberto Torres : "Historia de la guitarra flamenca" - Editorial Almuzara, 2005

Partitions

Moraíto / page 1
Moraíto / page 2
Diego Carrasco / page 1
Diego Carrasco / page 2
Curro de Jerez / page 1
Curro de Jerez / page 2
Curro de Jerez / page 3
El Carbonero - Niño Jero / page 1
El Carbonero - Niño Jero / page 2
El Carbonero - Niño Jero / page 3
El Carbonero - Niño Jero / page 4
El Carbonero - Niño Jero / page 5
José María Molero - Moraíto / page 1
José María Molero - Moraíto / page 2
José María Molero - Moraíto / page 3
Manuel Parrilla / page 1
Manuel Parrilla / page 2
Antonio Higuero / page 1
Antonio Higuero / page 2

Galerie sonore

Moraíto : falseta "por Bulerías"

Diego Carrasco : falseta "por Bulerías"

Curro de jerez : falseta "por Bulerías"

El Carbonero et Niño Jero : falseta "por Bulerías"

José María Molero : falseta "por Bulerías"

Manuel Parrilla : falseta "por Bulería"

Antonio Higuero : falseta "por Bulería"


Moraíto : Bulerías
Diego Carrasco : Bulerías
Curro de Jerez : Bulerías
El Carbonero - Niño Jero : Bulerías
José María Molero - Moraíto : Bulerías
Manuel Parrilla : Bulerías
Antonio Higuero : Bulerías




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