Carmen Linares : "Remembranzas" / Isabel Guerrero : "Patio viejo"

lundi 15 août 2011 par Claude Worms

"Remembranzas" : 1 CD Salobre SAL 02 (2011)

"Patio viejo" : 1 CD Cambayá CD 084 - T (2011)

Un nouvel album de Carmen Linares est toujours un événement heureux, et celui ci ne déroge certes pas à la règle, d’ autant plus qu’ il s’ agit de son second enregistrement public, le précédent remontant à 1992 ("Desde el alma. Cante flamenco en vivo", enregistré le 15 mars 1992 à Cologne). La cantaora a reçu cette année le Premio a toda un vida décerné par l’ Academia de las Artes y las Ciencias de la Música, pour "son magistère, sa probité professionnelle, et son rôle de référence dans l’ évolution positive de la condition féminine dans l’ art flamenco". On ne saurait mieux dire... "Remembranzas" fait allusion au titre d’ un texte de Juan Ramón Jiménez, qu’ elle a mis en musique "por Alegría", en collaboration avec Juan Carlos Romero, dans son superbe précédent disque consacré au poète ("Raíces y alas" - cf : cette même rubrique), mais aussi aux souvenirs de plus de quarante ans d’ une carrière exemplaire, sans aucune compromission, qui forment la trame du récital qu’ elle a donné le 5 février au théâtre de La Maestranza de Séville.

Le concert, et donc le disque, était construit sur un parcours relativement chronologique, des débuts de l’ artiste jusqu’ à ses créations les plus récentes, ponctué par quelques textes écrits et dits par José Luis Ortiz Nuevo. Il va sans dire que toutes les interprétations de Carmen Linares sont de très haut niveau : si la voix a perdu un peu (très peu...) de sa souplesse au fil du temps, la cantaora n’ a par contre pas cessé de gagner en intelligence musicale et en expressivité, celle-ci encore accentuée par l’ émotion palpable du concert public. Suivons donc le guide...

Prélude

"Romance Pascual de los Peregrinitos", dans un arrangement à peu près identique à celui de la version studio ("Canciones populares antiguas recopiladas por Federico García Lorca" - Auvidis, 1994) : première partie en forme d’ évocation d’ un chant de procession de saveur médiévale (le solide soubassement de la contrebasse, nouveau, lui apporte un surcroît de pesanteur bienvenu) et développement à compás de Guajira por Bulería, après une transition parfaitement négociée. Remarquables travail et homogénéité des musiciens : Antonio Coronel (percussions), Julio Blasco (contrebasse), Rafael Villanueva (violon), Pedro Esparza (flûte), Paco et Miguel Ángel Cortés (guitare) et María González, Rosario Amador et Javier González (choeurs et palmas).

Première époque

Taranta de Linares (une référence aux cantes entendus dès l’ enfance - letra à notre connaissance inédite dans la discographie de Carmen Linares) et Cartagenera de Chacón ("Será que no sé contar..."), de l’ album "La luna en el río" - Auvidis, 1991).

Siguiriya de Paco La Luz, version Niña de los Peines ("ya llegó la hora...", de l’ anthologie "La mujer en el cante" - Mercury, 1996) et Siguiriya d’ Antonio Mairena, version personnelle ("Santa Ana repica...", de l’ album "Cantaora" - Accidentales Flamencos, 1988).

A la guitare, respectivement, Paco et Miguel Ángel Cortés, deux vieux complices (parmi ceux ci, seul Pepe Habichuela manquait à l’ appel) dont le jeu sobre et concis répond admirablement à l’ austérité et à la rigueur du cante.

Transition

Accompagnées par Salvador Guttiérez et Eduardo Pacheco, une série de Cantiñas qui, dans la première partie, puise à nouveau dans l’ anthologie "La mujer en el cante" (Cantiñas de La Mejorana), avec en prime le cante del contrabandista et la Romera. Le taconeo de Javier Barón se joint à la fête à partir de la Romera, pour un cante de La Niña de los Peines, des Alegrías "classiques" et des Bulerías de Cádiz, chantées alternativement par María González et Rosario Amador.

Deuxième époque

Début du retour sur des créations plus récentes, avec un hommage à Juan Ramón Jíménez : "Remembranzas" (Alegrías) et "Moguer, auroras de Moguer" (Fandangos de Huelva). Juan Carlos Romero, compositeur de l’ album "Raíces y alas" (Salobre, 2008) est à la guitare, assisté de Paco Cruzado : c’ est dire si les arrangements et l’ accompagnement sont à la hauteur de la voix.

Entr’ acte

Entrée en scène de Miguel Poveda, pour une chanson en duo, "La luz que a mí me alumbraba" : rythme ternaire à l’ allure de Fandango, confirmée par un Fandango de Huelva conclusif chanté par Poveda. A notre avis le seul léger faux pas du programme, d’ autant qu’ on ne voit pas bien la logique de ce détour qui ne renvoie à aucune étape marquante de la carrière de Carmen Linares. Malgré les efforts méritoires de Juan Carlos Romero et Paco Cruzado, le thème mélodique ne passera pas forcément à la postérité, et, malgré tout le respect que nous devons à son grand talent, quelques maniérismes de Miguel Poveda font un peu pâle figure vis à vis de la présence vocale de la cantaora.

Retour aux choses sérieuses avec les Tonás ("Canto de la resignación", de l’ album "Un ramito de locura" - Mercury, 2001), chantées cette fois avec une belle intensité par Miguel Poveda, Carmen Linares n’ intervenant que pour la dernière letra (courtoisie et savoir vivre...).

Troisième époque

Cadeau : trois compositions de Carmen Linares, jamais encore enregistrées :

_ Granaína et Rondeña personnelles ("Asesinado por el cielo" : extrait du "Poeta en Nueva York" de Federico García Lorca), créées pour un spectacle de Bianca Li (2007), et ici dédiées à Enrique Morente (la cantaora y évoque d’ ailleurs quelques inflexions caractéristiques du maestro, notamment dans la Rondeña) : somptueux, comme d’ ailleurs l’ accompagnement de Salvador Guttiérez.

_ Deux chansons sur des poèmes de Miguel Hernández, composées en collaboration avec Luis Pastor pour le spectacle "Oasis abierto. Miguel Hernández flamenco" (2009) : la première, avec réminiscences de tango argentin ("Mis ojos sin tus ojos"), la seconde entre récitatif et arioso ("Casida del sediento"), accompagnées avec une subtile et attentive musicalité par le pianiste Pablo Suárez.

Postlude

Symétrique du prélude, avec un retour aux "Canciones antiguas" de García Lorca : cette fois, les "Sevillanas del siglo XIX", interprétées par tous les musiciens, et avec tout le respect dû à ce genre musical réputé, bien à tort, mineur.

Aucun de nos lecteurs familiers de l’ art de Carmen Linares ne se privera évidemment de "Remembranzas". Quant à ceux qui ne connaîtraient pas encore cette immense artiste, ils ne sauraient trouver une meilleure introduction à son oeuvre...

Remembranzas discográficas

"Carmen Linares" : Movieplay (LP non réédité en CD, 1971)

"Carmen Linares. Su cante" : Hispavox, 1996 (réédition CD des deux premiers LPs Hispavox, de 1978 et 1984)

"Cantaora" : Warner, 1996 (réédition CD du LP Accidentales Flamencos de 1988)

"La luna en el río" : Auvidis Ethnic, 1991

"Canciones populares antiguas recopiladas por Federico García Lorca" : Auvidis Ethnic, 1994

"Desde el alma. Cante flamenco en vivo" : World Network, 1994

"Carmen Linares en antología. La mujer en el cante" : Mercury, 1996

"Un ramito de locura" : Mercury, 2001

"Raíces y alas" : Salobre, 2008

NB : on pourra aussi trouver des cantes de Carmen Linares dans diverses anthologies, notamment :

"Así canta nuestra tierra en Navidad" : RTVE Música, 1996

"Cultura jonda. Vol. 6" : Fonomusic, 1998

"Festival Internacional del Cante de las Minas" (Volumes 3 et 4) : RTVE Música, 2002 & 2003

"Mujeres en el flamenco. Ellas dan el cante" : RTVE Música, 2007.

Galerie sonore

"Asesinado por el cielo"

Carmen Linares : "Asesinado por el cielo" (Granaína et Rondeña) - guitare : Salvador Gutiérrez / percussions : Antonio Coronel


Préambule : le critique avoue spontanément un préjugé favorable avant même l’ audition du disque. Non pas tant à la vision du portrait de la dame qui orne la jaquette (encore que...), mais plutôt à la lecture du programme : pas de Rumba, pas trace non plus de "cuplé por Bulería", ni même de Bulería tout court ! Plutôt rafraîchissant et rare par les temps qui courent, si l’ on excepte quelques récalcitrants opiniâtres tels José Menese, Diego Clavel, Curro Lucena, ou Agujetas (même à Jerez, ça peut arriver...). Cela dit, l’ écoute de "Patio viejo" confirme largement cette première impression.

Née en 1983 à Fuengirola, Isabel Guerrero est la fille du cantaor Cristóbal Guerrero Escalona "Barquerito de Fuengirola" (vainqueur en son temps de la "Lámpara minera" du concours de La Unión), et a déjà à son actif une copieuse collection de prix en tout genre, dont nous vous épargnerons la liste exhaustive. Elle possède surtout un beau timbre de mezzo légèrement voilé, et une solide connaissance du cante : les deux conjugués ici au service d’ un programme presque complètement constitué de références au répertoire traditionnel. Les interprétations de la jeune cantaora témoignent en outre d’ une belle technique vocale (étendue du registre, justesse d’ intonation, gestion du souffle... - la fluidité de l’ ornementation est par contre perfectible).

Ce type de voix convient parfaitement aux "cantes libres", et l’ on ne s’ étonnera donc pas que "Desde que tú me faltas" (Malagueña del Pena et Rondeña) et "Acaba ya de una vez" (Levantica et Cartagenera de Chacón) comptent parmi les meilleures réussites de l’ album, comme par ailleurs les Soleares d’ une belle sobriété et les majestueuses Toná et Debla. La conduite vocale, toujours très sûre et maîtrisée, devient cependant parfois languissante quand la cantaora se laisse aller à allonger exagérément les périodes mélodiques ("tercios") : c’ est le cas pour les Fandangos (sauf le dernier, plus concis et du coup plus incisif, sur un modèle de Manuel Torres), et surtout pour la Granaína et la Media Granaína.

Cette tendance est encore accentuée, par instants, par quelques faiblesses d’ articulation dynamique, dans les "estribillos" à compás des deux Peteneras par exemple (les parties ad lib. sont par contre parfaitement réussies, et rappellent le style intériorisé de Rosario López, ce qui n’ est certes pas un défaut). Les Cantiñas manquent aussi un peu d’ énergie rythmique (même si elles sont parfaitement en place), mais le même écueil est intelligemment évité dans les Tangos, par le choix d’ un tempo modéré et d’ une mélodie originale écrite sur mesure pour la voix de son interprète (c’ est le seul titre non traditionnel de l’ enregistrement).

Le jeu du guitariste Carlos Haro est au diapason, avec curieusement les mêmes qualités et défauts : de jolies idées mélodiques et harmoniques, mais aussi un excès de prolixité, dans certaines falsetas, et surtout dans les réponses et les transitions entre les "tercios".

Malgré ces quelques réserves, qui devraient disparaître avec le temps et l’ expérience, "Patio viejo" est une brillante carte de visite : Isabel Guerrero est de la trempe des jeunes esthètes du cante (Rocío Segura, Sonia Miranda, Rocío Márquez...). Une artiste à suivre (idéale pour les concerts acoustiques de Flamenco en France...?).

Galerie sonore

Toná et Debla

Isabel Guerrero : Toná et Debla

Claude Worms


"Asesinado por el cielo"
Toná et Debla




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