Anne-Sophie Riegler : "Les enjeux d’une esthétique du flamenco. Etude analytique et critique du duende"

mercredi 2 janvier 2019 par Claude Worms

Thèse de doctorat (spécialité : philosophie) - Université de recherche Paris Sciences et Lettres (PSL Research University) - préparée à L’Ecole normale supérieure, soutenue par Anne-Sophie Riegler le 9 juin 2018, dirigée par Francis Wolff et Jean-François Carcelén.

Jury : Francis Wolff, Jean-François Carcelén, Marie Franco (rapporteur), Fatima Halcón, Georges Didi-Huberman (président) et Frédéric Pouillaude (rapporteur).

NB : Anne-Sophie Riegler a la courtoisie de proposer à nos lectrices et lecteurs de dialoguer avec elle. Son adresse mail : annesophie.riegler@gmail.com.

Depuis quelques années, le flamenco fait l’objet en France de nombreux travaux universitaires. La plupart sont des études sociologiques, anthropologiques ou littéraires, plus rarement ethnomusicologiques - sur ce plan, la thèse pionnière de Philippe Donnier, soutenue à l’Université de Paris X-Nanterre le 30 novembre 1996, reste un modèle du genre (Flamenco : relations temporelles et processus d’improvisation - direction : Bernard Lortat-Jacob). L’approche esthétique reste par contre un terrain quasi vierge, si l’on excepte l’ouvrage fondateur de Georges Didi-Huberman sur Israel Galván (Le danseur des solitudes - Paris, Les Editions de Minuit, 2006) et un récent mémoire de master de Chloé Paola Houillon (Le flamenco : vitalité et limite de la pensée de Jean-Jacques Rousseau - direction : Anne Sauvagnargues).

C’est dire si la thèse d’Anne-Sophie Riegler est la bienvenue, d’autant qu’elle se propose de construire une définition rigoureuse du "duende", qui échappe aux divagations lyriques (voire ésotériques) de rigueur sur un tel sujet, et fuit l’"indicible", le "je-ne-sais-quoi" ou le "presque-rien" dont l’usage abusif est trop souvent le cache-misère qui masque un aveu d’impuissance.

Il n’aura pas échappé à nos lectrices et lecteurs que nous serions plutôt adepte de l’aphorisme cher à Faustino Nuñez : "Si vous croisez le duende, présentez-le moi". C’est dire si nous avions assisté avec un certain scepticisme préalable à la soutenance de "Les enjeux d’une esthétique du flamenco. Etude analytique et critique du duende". Les propos d’Anne-Sophie Riegler, puis la lecture de sa thèse, nous ont amené à nuancer cette position de principe, le "concept de duende", qu’elle substitue à la "notion de duende" (résumé de la thèse, p. 2-3), s’avérant suffisamment opérationnel pour conduire à une tentative de définition de "ce qu’est le flamenco" - ou de "ce dont le flamenco est le nom", pour paraphraser Alain Badiou. On ne s’étonnera donc pas que Francis Wolff ait accepté de codiriger cette thèse : rappelons une fois de plus que nous lui devons un ouvrage indispensable d’esthétique musicale, à la fois rigoureux, limpide et accessible à tout un chacun, au détour duquel il se livre au même périlleux exercice à propos du jazz ("L’expressivité du jazz", in Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015, p. 266-275).

Nous ne saurions mieux résumer les apories auxquelles se heurte toute réflexion rigoureuse sur le binôme duende / flamenco, obscurci par une multitude d’opinions aussi péremptoires que non argumentées, que ne le fait l’auteure dès le début de l’introduction générale de sa thèse (p. 1-2) :

"Cette thèse se donne pour tâche de faire accéder à l’intelligibilité les expériences esthétiques puissantes auxquelles donne lieu le flamenco. Immédiatement, la recherche se heurte à une difficulté d’importance. Il s’agit du mystère dont demeurent auréolés à la fois de telles expériences et le flamenco. Les expériences, d’une part, ont été peu théorisées au sein de la flamencologie. Certes, Federico García Lorca exprime en partie la volonté de leur consacrer une étude au début des années 1930, dans sa conférence "Jeu et théorie du duende". A cette occasion, ces expériences sont identifiées au "duende". Mais, selon un topos persistant, ce dernier constituerait une réalité indicible transcrite par un terme intraduisible. Les arguments avancés pour le justifier sont respectivement l’irrationalité du phénomène (car puissant, imprévisible, rare), et sa parfaite idiosyncrasie (car d’origine andalouse, et s’exprimant par excellence dans le flamenco). Le flamenco, d’autre part, constitue un genre artistique hybride dont il est difficile de cerner les limites. En effet, il est né de la rencontre entre différents horizons musicaux, comprend aussi bien du chant que de la musique instrumentale et de la danse, fait intervenir la spontanéité au sein d’un système de communication pourtant très codifié, et mêle les cultures populaire et savante. Ce genre pose donc des questions esthétiques singulières, portant tout à la fois sur sa nature en tant qu’art, sur ses enjeux identitaires, mais aussi sur ses représentations, lesquelles, par un phénomène de contamination réciproque, semblent tout autant s’alimenter aux pratiques que les influencer en retour. Nombre de mythes et de clichés informent donc le flamenco depuis ses débuts, qu’ils émanent de la pensée commune, de l’activité artistique, ou de la flamencologie. En particulier, l’image d’un art démesuré, dont l’authenticité serait liée au débridement des instincts, gage d’une hypothétique "pureté", a largement fait fortune. Or, cette image apparaît par excellence dans les usages liés au "duende". Tout se passe donc comme si, à étudier le "duende", on était inévitablement renvoyé au flamenco, et réciproquement, alors même qu’ils constituent l’un pour l’autre des impensés. Comment, dès lors, approcher le flamenco par l’intermédiaire d’un phénomène apparemment insaisissable, et comment, en retour, approcher le "duende" par l’intermédiaire d’un art aux contours indistincts ? Le flamenco appelle à être pensé autrement qu’en des termes dualistes qui s’avéreraient inopérants pour rendre compte de son hybridité. Le "duende" semble requérir une souplesse toute particulière. On formule ici l’hypothèse qu’à la condition d’adopter une conception souple de la définition, le "duende" devient définissable, et que, de surcroît, il nous livre le concept unificateur de certains enjeux majeurs du flamenco".

Plus fondamentalement, une esthétique du flamenco portée par une tentative de définition du "duende" pose la question de l’ émotion et de la signification en musique (MEYER, Leonard B, Trad. Catherine Delaruelle, Actes Sud, 2011) : "Il existerait ainsi une incompatibilité de fait et de droit entre l’expérience esthétique, irrationnelle par essence, et l’activité philosophique, rationnelle cette fois. On voit bien que le ressort principal d’une telle position est un dualisme radical entre corps et esprit, ou encore, entre émotion et raison. Ce dualisme tend à légitimer une conception de l’expérience esthétique comme étant nécessairement intérieure, égologique, subjective et incommunicable. [...] Pourtant, forte des objections qu’il est possible d’adresser à cette théorie, nous souhaitons montrer que définir le "duende" est possible, et que celui-ci présente à la fois une dimension sensible et une dimension cognitive qui sont intimement liées." (p. 23).

Après avoir mûrement médité ce cahier des charges, suivons donc très (trop) succinctement les trois moments de la quête rationnelle du "duende" selon Anne-Sophie Riegler.

PREMIÈRE PARTIE : "DE LA NOTION DE DUENDE À L’ESTHÉTIQUE DU FLAMENCO" (p. 25-107)

L’auteure commence par retracer l’histoire du terme "duende" (p.25-69), de son apparition au XII siècle (il désigne d’abord le maître de maison, puis dans les croyances populaires un esprit, un démon, un lutin etc.) au contexte dans lequel Federico García Lorca a écrit et prononcé sa conférence "Jeu et théorie du duende" entre 1930 et 1934. Entre temps, et notamment à partir du milieu du XIX siècle, la sensation d’altérité et d’étrangeté radicales de l’Andalousie en général et de ses musiques et de ses danses en particulier, ressentie par les voyageurs-écrivains espagnols et étrangers, les chroniqueurs etc., les amène à mobiliser des notions telles que le "sublime" (version Goethe) et le dionysiaque (version Nietzsche) pour tenter de dire l’indicible - sans jamais cependant que ces notions mouvantes ne soient nommées "duende". En bref : "il semblerait que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, on dispose du terme mais pas de la notion, tandis qu’à partir de cette période, on dispose de la notion mais pas du terme. Tout se passe comme si Lorca opérait la réunion des deux." (p. 26). Anne-Sophie Riegler mobilise ici une multitude de sources (récits d’écrivains-voyageurs, littérature "costumbrista", génération de 98, articles de presse etc.) et montre comment la caractérisation des musiques et des danses andalouses oscille constamment entre immanence et transcendance, ou animal et divin, avec un net penchant pour le "démonique" (p. 69) - stéréotype du gitan, et plus encore de la danseuse gitane, oblige : "La figure de Paganini est paradigmatique de cette idée et constitue précisément une référence importante de "Jeu et théorie du duende". Lorca décrit le "duende" comme un "pouvoir mystérieux que tous ressentent mais qu’aucun philosophe n’explique", citant Goethe à propos de Paganini (propos recueillis par Eckermann). "Jeu et théorie du duende" porte donc la trace de la "légende de Paganini", lequel aurait tiré sa réputation diabolique de sa qualité de jeu exceptionnelle [...]." (p. 44). Notons au passage que l’une des originalités majeures de cette thèse est que son auteure y applique le concept de "duende" non seulement au chant, auquel il est habituellement exclusivement attaché, mais aussi à la danse, à la guitare, à leurs accompagnements rythmiques (palmas et cajón) et surtout à leurs interactions.

"Le projet de Falla et Lorca puise aux mêmes sources que celui de la génération de 98 : la lutte contre l’exotisme, qu’il soit étranger ou national, ainsi que la philosophie romantique de Herder. Leur désir de régénération diffère cependant quant à son objet : il s’agit de retrouver l’âme populaire espagnole non pas dans le folklore, mais dans le flamenco, ou, plus exactement, dans le "cante jondo". De plus, il s’agit d’un projet qui est davantage artistique et identitaire que politique – c’est avant tout la récupération de ce projet qui, elle, sera politique au contraire.
Le flamenco n’est pas un art condamnable par nature pour Falla et Lorca, mais seulement l’expression pervertie d’un chant profond qui lui préexiste et qui, en ce qui le concerne, présente une certaine "pureté". Ils entreprennent donc premièrement de revaloriser le flamenco, dont le déclin est imputable non seulement aux cafés cantantes mais aussi au genre opériste en vogue à l’époque, et deuxièmement de sauver ce qui en constitue la part originaire et noble : le "cante jondo". Cette entreprise de légitimation et de sauvetage commence par l’instauration du concours de cante jondo de Grenade en 1922 et culmine dans la "rédemption" qu’opère "Jeu et théorie du duende" en 1930
." (p. 57-58).

Ce chapitre sur la notion de "duende" non encore nommée comme telle ni passée au statut de concept culmine dans la confrontation d’un article d’Ortega y Gasset sur le tableau "El nano Gregorio el Botero" d’Ignacio Zuloaga avec la conférence de García Lorca : "Tout se passe comme si le texte de Lorca pouvait représenter pour la génération de 27 ce que le texte d’Ortega y Gasset représentait pour celle de 98." (p. 68) - la Niña de los Peines ayant pour García Lorca la même fonction symbolique que le nain Gregorio pour Ortega y Gasset (l’auteure évoque ici une possible intertextualité). Elle avait auparavant insisté sur la notion d’"esprit", "[...] l’idée que le pouvoir artistique s’origine dans un certain esprit" (p. 59). Le terme peut être entendu comme esprit individuel, "conçu de deux façons : comme force inconsciente ou comme tempérament" (p. 60) distinct de la technique - suivent des citations éclairantes de Carmen Dauset, Isaac Albéniz, Eva Yerbabuena, Miguel Pérez Ferrero et Manuel de Falla). Il peut s’agir aussi d’un esprit collectif : "[...]cet esprit individuel est parfois perçu comme le support ou le canal d’un esprit collectif qui le dépasse." (p.61).

Au terme de cette première analyse, Anne-Sophie Riegler distingue cinq points communs principaux entre les textes littéraires ou critiques de l’époque et la conférence de García Lorca :

"1. l’accent est mis sur ce qui est perçu comme la singularité et l’intensité du flamenco, des individus qui le font, ou des effets émotionnels qu’il entraîne ;

2. ce qui a pour contrepartie non seulement la mise en évidence de l’aspect irrationnel des actes et des effets artistiques mais aussi la valorisation des limites de la pensée qui voudrait prendre ceux-ci pour objets ;

3. d’où le recours à des images, en particulier celles qui font en même temps appel aux registres de l’immanence et de la transcendance ;

4. d’où, aussi, des références plus ou moins explicites ou implicites aux croyances, que celles-ci soient mythologiques ou religieuses ;

5. dans un contexte cherchant à cerner l’identité de la nation espagnole." (p. 68).

Mais elle souligne également deux divergences importantes qui l’amènent à montrer l’originalité du concept de "duende" tel qu’il est conçu par García Lorca : "Premièrement, alors que chez Ortega y Gasset, le lien entre l’art et le peuple demeure contingent, celui-ci devient nécessaire chez Lorca. Ceci, parce que pour Ortega y Gasset, l’essence de la nation n’est pas donnée seulement par son art mais aussi par son folklore tout entier, dont l’art n’est qu’une petite partie, alors que chez Lorca, c’est l’art, en particulier le "cante jondo", qui tient le premier rôle. Donc, alors que pour le premier, l’art peut symboliser la nation (au moyen d’une figure : un "duende"), mais ni plus ni moins que le folklore ; pour le second, il relève de l’essence de l’art (du "cante jondo") que d’exprimer l’essence du peuple. Et en Espagne, c’est l’art du "duende" (un pouvoir) qui rend possible cette expression. Deuxièmement, ce qui change, c’est l’ordre de priorité accordé à l’art et à la politique : alors que chez Ortega y Gasset, l’art est digne de considération en ceci qu’il est un véhicule d’idées politiques, chez Lorca, à la limite, la quintessence du peuple espagnol est donnée toute entière dans son art, tandis que les considérations politiques sont secondaires. Toute défense d’une quelconque idéologie politique est absente de "Jeu et théorie du duende."" (p.67).

Ignacio Zuloaga : "El Nano Gregorio el Botero" (1907)

Le deuxième temps de cette première partie consiste en une analyse critique minutieuse du concept de "duende" selon la conférence de García Lorca (p. 70- 107) : "Lorca serait donc seulement celui qui unifie différentes représentations du flamenco dans ce qu’on peut appeler cette fois le concept de "duende", fixe celui-ci dans un texte, et contribue de cette façon à en diffuser un usage qui ne sera plus seulement oral mais aussi écrit. On peut penser qu’il a cherché à réconcilier culture savante et culture populaire en prêtant un nom du langage ordinaire à un phénomène attirant l’attention des intellectuels.
Ne relève-t-il pas de la gageure, cependant, que de parler de concept en la matière, alors qu’on s’en est le plus souvent tenu à renvoyer le "duende" au champ de l’irrationnel ? Ce chapitre vise à montrer qu’en réalité, le "duende", chez Lorca, est bien un concept, malgré la manière dont son auteur lui-même le présente ou dont la plupart des commentateurs de son œuvre ont pu comprendre celle-ci.
" (p. 71).

Anne-Sophie Riegler s’attache d’abord à la généalogie du concept dans l’œuvre de García Lorca, notamment dans son théâtre et dans ses textes en prose (éloges et conférences). Les exégèses de ces derniers, notes comprises, sont passionnants - "Les règles de la musique" (1917), "Sainz de la Maza" (1920), "Importance historique et artistique du chant primitif andalou appelé "cante jondo"" (1922), "L’image poétique chez Don Luis de Góngora" (1927), "Imagination, inspiration, évasion" (1928) et "Eloge d’Antonia Mercé, l’"Argentina"" (1929) sont ainsi passé au crible : "Substance, essence, pureté, voilà les caractéristiques de ce que Imagination, inspiration, évasion appelle le fait "poétique", et qui semblent avoir inspiré Lorca pour forger le concept de "duende"." (p. 83-84). Suit une recension exhaustive des commentaires sur le sujet ("La majorité des études de "Jeu et théorie du duende" ont défendu la thèse que le "duende" était, soit un ineffable ou un impensable, soit, sous peine de perdre leur propre raison d’être, tout au moins un inexplicable" - p. 84) : approches littéraires, psychanalytiques, critiques et conceptuelles dont l’auteure ne se contente pas de nous livrer des résumés limpides ; elle en pointe également les présupposés implicites, les insuffisances et les contradictions, et prépare ainsi sa propre définition du "duende lorquien".

Procédant en trois temps, elle en identifie d’abord cinq dimensions : "On peut repérer cinq définitions implicites du "duende" dans le texte. La première et principale est celle qui est donnée dès le début quand Lorca annonce qu’il va s’agir d’évoquer "l’esprit caché de la douloureuse Espagne". A partir du moment où le "duende" est l’objet même de la conférence, on en déduit qu’il désigne cet "esprit". On remarque ensuite qu’au fil du texte, Lorca propose quatre autres conceptions du "duende". Il en parle tour à tour comme 1) d’un pouvoir artistique, 2) d’un être surnaturel intermédiaire entre l’humain et le divin, 3) d’un événement qui serait déclencheur de l’émotion, ou encore, 4) d’un changement si radical qu’il permettrait l’accès au tout autre, c’est-à-dire à un monde transcendant qui semble proche du divin. On peut faire l’hypothèse que ces quatre conceptions, d’une part sont liées à l’idée initiale d’esprit du peuple, d’autre part sont liées entre elles." (p.94). Mais le concept est sujet à une double extension :

_ "une extension des cultures concernées : de l’idée que le "duende" est un phénomène espagnol on passe à celle qu’il survient dans "tous les pays" ;

_ une extension des arts : alors que Lorca circonscrit au départ le domaine du "duende" à celui des arts vivants, il agrandit ensuite ce domaine à celui de "tous les arts."" (p. 97).

Enfin, le chapitre s’achève sur un "mode d’emploi" lorquien. Quelles sont les caractéristiques du "duende" : 1) "Le style individuel : surprise, brisement des formes, "style vivant"." (p. 99-102), 2) "La culture : la douleur, la mort, le sang." (p. 102-104), 3) "Les critères d’identification du "duende"." (p. 104-106).

Au terme de cette première partie, "Ce que le "duende" désigne chez Lorca est un pouvoir s’exerçant dans le champ de l’art. Il présente la propriété de mettre en mouvement les êtres au point de susciter leur émotion, signe de l’excellence artistique, et puise son origine dans un sentiment tragique. Ce pouvoir crée des formes nouvelles au prix d’une destruction de formes plus anciennes, et participe ainsi du maintien de la culture comme culture éminemment vivante. Si le "duende" semble coïncider avec ce qu’il y a de "substance" en art, pour reprendre les mots de Lorca, c’est sans doute parce que sa dimension tragique suscite une émotion radicale, peut-être la plus forte qui soit. Il réalise la quintessence de l’art qui est de donner lieu à l’émotion. On peut donner du "duende" lorquien une définition par genre et différence spécifique : il est du genre "esprit" et de l’espèce "tragique".
Le "cante jondo" constitue sa sphère d’application privilégiée, mais ne rend sensible qu’une modalité possible du "duende" et de l’émotion qui l’accompagne, puisqu’en droit, le "duende" peut survenir au sein de tous les arts."
(p. 106).

Le réexamen critique de certaines caractéristiques prêtées au flamenco par García Lorca conduit Anne-Sophie Riegler à construire une esthétique du flamenco dont le "duende" serait le concept unificateur.

DEUXIÈME PARTIE : "DE L’ESTHÉTIQUE DU FLAMENCO" (p. 109-325)

"[...] le flamenco constitue un art interdisciplinaire, ou une réunion d’arts individuels. Comme l’a signalé notre introduction générale, il comprend traditionnellement trois, voire quatre disciplines (cante, toque, baile, palmas), autrement dit trois ou quatre agents (cantaor, tocaor, bailaor, palmero). On peut dès lors se demander si le flamenco ne constitue pas quelque chose comme un art performance avant l’heure. David Zerbib souligne qu’à travers ce courant artistique des années 1970 se joue l’avènement d’un sens encore autre de la performance. Ce sens est labile, eu égard à la multiplicité des formes qu’il recouvre, mais on peut en identifier quatre critères qui forment ce qu’il appelle un "carré ontologique" :
1) l’importance accordée à l’ici et au maintenant, 2) l’engagement du corps, 3) l’unicité qui caractérise l’événement de la performance, 4) et une dynamique de transgression, que celle-ci touche les genres, les champs
disciplinaires, les cultures, les formes artistiques, etc. Ces quatre critères semblent pouvoir s’appliquer au flamenco.
" (p. 114-115).

C’est donc essentiellement à propos du flamenco de tablao, qu’elle considère comme le plus proche du "traditionnel" (et de sa formation type, le "cuadro") qu’Anne-Sophie Riegler entreprend dans cette deuxième partie un questionnement systématique des caractéristiques de l’"action conjointe" constitutive selon elle de la performance flamenca, que les aficionados comme les professionnels ont trop souvent tendance à considérer comme "allant de soi". Pour ce faire, elle emprunte nous semble-t-il la plupart de ses outils conceptuels à la psychologie cognitive et aux méthodes empiriques et analytiques de la philosophie esthétique anglo-saxonne - ce dont nous ne nous plaindrons pas. L’objectif est d’apporter des réponses à une double problématique : "[...] D’abord, on peut se demander comment se réalise effectivement la performance dans le flamenco, et en particulier, quel type de relation entre les performeurs la rend possible. Quels rôles jouent exactement et respectivement palmero, chanteur, guitariste et danseur ? Interagissent-ils réellement, et si oui, comment, quand ? Quelles sont les conditions de possibilité de l’improvisation ? Ensuite, on peut se demander comment ces relations entre les participants peuvent créer des moments différents, notamment les moments d’exception, identifiés comme étant "de duende", par différence avec ceux qui ne le sont pas. Que ressentent alors ceux qui agissent (artistes, et, peut-être, dans une moindre mesure, spectateurs) ? Ont-ils le sentiment de contrôler leur action, ou au contraire qu’elle leur échappe ? Individuellement ou collectivement ? Il nous semble que ces questions peuvent être éclairées par le recours aux notions d’action et d’agentivité conjointes mobilisées par la philosophie et la psychologie de l’action. Nous allons dans un premier temps [...] nous employer à déterminer plus précisément la nature de l’action dans le flamenco : est- elle individuelle, conjointe, collective ? Dans un second temps [...], nous nous concentrerons sur l’analyse des sens de l’agentivité éprouvés par les participants à la performance." (p. 116). Les analyses de l’auteure reposent donc logiquement sur les témoignages d’un grand nombre d’artistes (Chloé Brûlé, Segundo Falcón, La Truco, Leonor Leal, Andrés Marín, Rocío Márquez, José de la Tomasa, Tomasa "La Macanita", María del Mar Moreno... entre autres), dans une démarche analogue à celle que Jonathan Harvey applique à la question de l’"inspiration". (HARVEY, Jonathan, Music and inspiration, Faber and Faber, 1999).

Pour éclairer la notion d’"action conjointe" dans la performance flamenca, dans les deux dimensions d’"unisson" (pour le flamenco, au sens métaphorique d’ "action permettant aux performeurs d’être au même rythme" - p. 123) et de "complémentarité", et de leurs éventuelles interactions, Anne-Sophie Riegler fonde ses démonstrations sur le compás. Une fois examinées les notions de rythme, mesure et pulsation (toujours très discutées...), elle définit le compás comme, d’un "point de vue minimal, [...] la cellule caractéristique de chaque palo ou famille de palos, dans laquelle se trouvent des temps accentués, et qui est vouée à se répéter." (p. 125). Si elle a le mérite d’être claire, une telle base de raisonnement nous semble un peu réductrice, dans la mesure où une part notable du répertoire consiste en palos ad lib., qui ne concernent certes que très marginalement la danse, mais sont importants pour le chant et la guitare et posent précisément d’intéressantes questions sur l’appréhension du temps musical dans le cadre d’une action conjointe non mesurée, et même dénuée de pulsation isochrone. D’autre part, affirmer que "[...] l’harmonie n’est pas spécifique du compás." (p.125) nous semble aventureux. L’auteur remarque à juste titre que "dans le zapateado, c’est le tempo métronomique qui constitue le repère nécessaire et primordial, alors que les autres paramètres passent au second plan, ce qui constitue une inversion de la situation musicale classique. Ceci, parce que la danse devient musique en elle-même, et prend alors le leadership de la performance." et poursuit : "Le cas paradigmatique d’unisson est néanmoins un moment de la performance où les co- performeurs effectuent ensemble des actions le plus souvent différentes : c’est le remate, c’est-à-dire le "coup de grâce". Clôturant une séquence tout en ouvrant la suivante, le remate est le moment où, après avoir suivi des trajets différents, les co- performeurs "se retrouvent" ensemble. Ils "marquent" tous, en même temps, le même accent dans la musique." (p. 127-128). Dans ce type de situations, c’est à notre avis précisément la carrure harmonique qui fournit les marqueurs sous-jacents du compás (et du palo) faute desquels les accelerandos des escobillas por soleá, bulería ou siguiriya deviendraient indifférentiables, et la coordination parfaite des co-performeurs lors des remates et surtout de leurs points d’orgue, les desplantes, relèveraient du miracle improbable (cf. notre article Le 5 de la soleá. Quelques réflexions sur la genèse des compases de 12 temps).

Dans le cadre qu’elle a choisi, l’auteure conclut que "si agir consiste à la fois à déclencher l’action et à en guider ou contrôler l’exécution, il semblerait que, dans le flamenco, l’action ait plutôt tendance à se déclencher sous l’effet de la complémentarité (il faut prendre le temps de s’ajuster les uns aux autres : c’est le temple), à s’achever dans l’unisson (c’est le remate), et à se dérouler sous l’effet de l’une ou de l’autre, ou des deux simultanément. En contexte traditionnel, qui suppose l’alternance des rôles et l’improvisation, la tendance est donc à l’alternance entre ces différents cas de figure. En effet, comme les actions des performeurs résultent d’une entre-interprétation des actions des uns et des autres sur le vif, une part d’aléas et de personnalité, donc d’improvisation, nourrit la performance, ce qui est propice aux décalages et recalages rythmiques." (p.129). L’improvisation, évoquée - plutôt que définie - par "de légères modifications du modèle mental, comme l’allongement ou la réduction de la structure, la répétition de l’un de ses éléments, la substitution d’un élément par un autre, etc." (p. 132 - donc dans un sens très différent de ce que l’on considère comme "improvisation" dans d’autres genres musicaux, le jazz par exemple), suppose naturellement une maîtrise technique et un apprentissage théorique "global" non limité à l’une des quatre disciplines (structures, codes, signaux désignant des intentions interactives etc.) par "imitation inconsciente" (transmission orale) et/ou "conscient au sein des écoles et académies" qui permettent à la fois le contrôle des actions individuelles et l’interprétation anticipative de celles des partenaires auxquelles chacun doit répondre. "On peut penser qu’un but esthétique partagé par les performeurs d’une action conjointe flamenca est de jouer ensemble avec le partage, donc de partager un jeu avec le partage. Chacun et tous, alternativement ou à la fois, veulent prendre et donner, avoir et partager." (p. 129), de sorte que "[...] malgré les apparences qui laissent penser que la performance flamenca se fait spontanément ou automatiquement, celle-ci fait sans doute appel comme toute action conjointe à des processus d’alignement automatiques, mais aussi et surtout à une grande préparation, ce qui montre la part de temps, d’effort et de délibération prise à sa genèse." (p. 139).

Pour explorer la deuxième problématique, celle du "sens de l’agentivité" (p. 139), Anne-Sophie Riegler confronte les théories de l’agentivité dans le cadre de l’"action conjointe" aux propos des artistes avec lesquels elle a mené des entretiens. Selon Elisabeth Pacherie ("How does it feel to act together ?", in Phenomenology and the cognitive science, Springer Verlag, vol. 13, 2014) quatre facteurs seraient à l’origine de la complexité du sens de l’agentivité dans l’"action conjointe" : "1) la diversité de formes des actions conjointes (par exemple, le nombre des agents peut varier),
2) la complexité plus grande des processus impliqués dans la spécification et le contrôle de l’action, en particulier à cause de la nécessité de se coordonner avec les partenaires,
3) la variation de deux dimensions qui sont en rapport orthogonal l’une avec l’autre : les dimensions quantitative (le sentiment d’agentivité est-il faible ou fort ?) et qualitative (ai-je le sentiment que c’est moi ou nous qui agissons ?),
4) l’intervention des facteurs motivationnels et sociaux (j’aurai davantage tendance à ressentir un sens de l’agentivité conjointe si l’action conjointe est réussie)."
(cité p. 144). Elle procède à partir de ces facteurs à une très fine analyse du sens que chaque performeur (palmero, guitariste, chanteur et danseur) perçoit de ses actions au sein du groupe, variables en fonction des hiérarchies traditionnelles, de la configuration du groupe (solo, duo, cuadro, compagnie de danse etc.), du plan préconçu de la performance mais aussi de son évolution impliquée par une plus ou moins forte dose d’improvisation, des cadres "semi-formel" (tablao, peña), "formel" (notamment les "montages" chorégraphiques) ou "informel" ("juerga") et de la marge d’agentivité induite pour le public etc. C’est au terme de cette analyse qu’elle renoue avec le concept de "duende" : "Tout conduit alors à penser que les sentiments d’agentivité individuelle et conjointe ne s’excluent pas mais s’intensifient ensemble, puisqu’au cours de la même performance, l’interprète se perçoit comme un individu à la fois récepteur et transmetteur de culture."
(p. 163-164). "En certaines occasions, lors de moments qu’ils jugent particulièrement intenses, les artistes mettent l’accent sur le lien qui les relie à leurs co-performeurs, et qu’ils nomment le plus souvent "connexion", et parfois "circulation", "fluidité", "équilibre parfait", "accord", "union", "fusion", "absorption". Ces usages donnent à penser que le sentiment d’agentivité conjointe n’est plus celui d’une simple interaction ou communication, mais devient celui d’une véritable dépendance mutuelle qui induit une très grande proximité." (p. 164-165). "Tout se passe comme si, au cours de tels moments, chacun se ressentait autant agent que les autres, toute considération de hiérarchie étant abolie, ou mise au service de quelque chose qui la dépasse. Le contrôle individuel, l’ "ego", la mise en valeur de soi, passent au second plan pour se mettre au service d’une fin qui leur est supérieure. Le sentiment d’agir ensemble est au plus haut car le partage est devenu le plus égal possible." (p.167-168). "Cela donne à penser que l’unité des artistes entre eux au cours de la performance, ou tout au moins leur sentiment d’unité, pourraient bien constituer des conditions favorisant le "duende", voire le "duende" lui-même. Cette hypothèse trouve en outre sa confirmation dans les propos tenus par les artistes. Carmen Linares, entre autres, nomme explicitement "duende" la "compénétration" entre soi-même, le chant, le guitariste (et le public, comme on le verra plus loin). L’intensification du sentiment d’agentivité conjointe ressenti au cours de la performance flamenca par les artistes apparaît donc comme un facteur décisif à prendre en compte pour l’étude du "duende". Ajoutons que le sentiment de participer à l’atteinte d’un but qui serait
supérieur aux buts purement individuels donne lieu dans certains cas à un sentiment de transcendance, éventuellement religieuse. C’est le cas par exemple chez Andrés Marín, qui, comme Vicente Escudero, compare la danse à une prière ("rezo"). [...]
Cet aspect est important car on peut également penser que le concept de "duende" chez Lorca, qui représente l’esprit du peuple espagnol s’exprimant par excellence dans le "cante jondo", associe un sens fort de l’agentivité conjointe à la transcendance. Le "duende" renvoie en effet à un sens fort du collectif, tout en étant nommé par un terme qui désigne un être situé à mi-chemin entre transcendance (il est issu de Lucifer) et immanence (il hante le monde humain).
La "connexion" n’aurait donc pas lieu seulement avec soi-même et avec l’environnement immanent (espace, temps, co-performeurs, éventuellement spectateurs), mais aussi avec une dimension qui dépasse le collectif humain. Ce qui est ressenti, c’est que toute une communauté s’exprime dans la performance – celle qui se rattache à un artiste, à un style, ou même, dans les sentiments nationalistes les plus forts, à une nation tout entière – et que cette communauté acquiert dans l’action conjointe une dimension extra-humaine.
" (p.168-169).

"La performance flamenca donne lieu à des expériences de l’agir diverses, qui dépendent de la position occupée, du type de performance et du moment considéré. Les expériences les plus intenses, qu’elles correspondent à une augmentation du sens de l’agir ou à sa disparition, sont toujours conditionnées par un moment de "connexion". Celui-ci semble avoir lui-même pour déclencheur déterminant la présence d’une émotion. En interagissant, les co-agents s’entre-affectent, jusqu’à parvenir à un changement d’état psycho-physiologique.
Ces données sont déterminantes pour notre étude à partir du moment où les artistes ont tendance à considérer comme équivalents d’une part le maximum d’intensité, le sentiment de connexion, l’émotion, et d’autre part le "duende". Cette équivalence donne à penser que la présence d’une émotion à la fois puissante, voire paroxystique, et partagée, serait déterminante pour qu’il y ait "duende"."
(p.175-176).

"[...] à cause des variables que nous venons d’exposer – rôle et personnalité des artistes, degré de formalisme du contexte, modification de l’action en cours de performance – et qui sont susceptibles d’affecter la nature et le style de l’action dans le flamenco, se pose en effet la question de savoir si ce dernier peut bien être qualifié d’art traditionnel. De nouvelles formes de flamenco sont apparues au cours du temps, lesquelles ont souvent donné lieu à des revendications de conservation de ce que serait le flamenco originaire." (p. 176). "Le plus souvent, tout se passe comme si l’on ne pouvait concevoir les deux branches de la tradition (garante de "pureté" - NDR) et de la créativité que sur le mode de l’opposition, voire de l’exclusion." (p. 177). L’examen des thèses "essentialistes" qui marquent l’ensemble de l’histoire du flamenco, et plus encore de la flamencologie, n’est pas aussi digressif qu’il n’y paraît de prime abord par rapport au sujet de la thèse, dans la mesure où "[...] ces revendications (de "pureté" - NDR) sont aussi formulées par des artistes qu’on conçoit généralement comme appartenant à ce même "flamenco créatif". Pensons par exemple à Andrés Marín (1969), lui-même inspiré par l’esthétique de Vicente Escudero (1888-1980), qui était considéré à son époque comme avant-gardiste tout en étant à la recherche, comme il le disait, d’un "art flamenco pur". Que certains flamencos créatifs expriment eux aussi des désirs de "pureté" laisse penser que ces désirs ne correspondent pas seulement ou pas vraiment à une résistance à la nouveauté, ni à une obsession de la tradition en elle-même." (p. 199). On pourra se demander dans quel mesure l’adjectif "créatif", que l’auteure utilise de préférence à "nouveau", "contemporain", "fusion" ou "expérimental", est ici adéquat pour un art de la performance dans lequel l’oralité a toujours été et reste dominante, ce qui implique une marge permanente de créativité, qu’elle soit ou non consciemment assumée. Il est vrai cependant que, suivant Cristina Cruces Roldán, elle précise plus loin qu’à partir des années 1970, la créativité flamenca se distingue "d’une évolution "naturelle" du genre (à cause des réinterprétations successives)" en ce qu’elle "résulte d’un "acte de volonté", qui correspond à la nécessité de rompre, de "tuer", si l’on peut dire, le "père profond"." (p. 211).

Nous ne nous attarderons pas sur l’histoire des récits mythologiques portant sur la dérive du flamenco "pur" (gitan, ou andalou - en tout cas non vénal) vers son édulcoration commerciale et sur les critiques qui leurs ont été adressées - sujets déjà amplement traités dans Flamencoweb. Laissons Anne-Sophie Riegler résumer l’affaire : "[...] il apparaît que l’attachement à la tradition a constitué au cours de l’histoire du flamenco, ou plus exactement, de la flamencologie, les prérequis d’un essentialisme qui se base sur l’idée du "puro" comme regardant vers le naturel, où naturel signifie potentiellement 1) populaire, 2) désintéressé économiquement, 3) propre à l’homogénéité d’une race (avec une voix et un corps particuliers), 4) premier historiquement, et 5) autosuffisant. Or ce qui est premier étant le plus profond, on comprend pourquoi ce sont les palos considérés comme profonds du point de vue de l’émotion qui sont premiers, non plus ou pas seulement chronologiquement, mais aussi axiologiquement.
Une expression récurrente du jargon flamenco est symptomatique de cet essentialisme : celle qu’on entend dans la revendication d’ "être flamenco", ce qui se dit en espagnol ser et non estar, comme pour suggérer qu’il ne s’agit pas d’un comportement léger, ou provisoire, mais d’une implication totale de l’individu, de tout son "être".
" (p. 189). L’auteure souligne à juste titre que ces thèses ont longtemps été le fait des intellectuels, et n’ont été plus on moins reprises que récemment par les artistes ; et qu’elles s’attachent essentiellement au chant, éventuellement à son accompagnement, en vertu d’une hiérarchie implicite qui considère la danse comme subalterne, voir suspecte. Or, depuis les années 1990, la "flamencologie critique" a montré que "[...] le flamenco est un genre musical et chorégraphique moderne, autrement dit relativement récent à l’échelle de l’histoire de l’art. Fort de ces acquis, on ne peut que se questionner sur le sens et la légitimité des désirs de "pureté", dont nous allons maintenant montrer les paradoxes." (p. 193). "[...] les théories de la pureté comportent trois défauts majeurs qui tendent à les décrédibiliser : leurs contradictions internes ; leur méconnaissance historique ; leurs partis pris artistiques. On pourrait ajouter que ces théories souffrent en tout état de cause d’un manque de vision globale, qui ferait apparaître que, tout simplement, celles-ci étant évolutives ou incompatibles entre elles, elles posent déjà en elles-mêmes la question de savoir si un invariant de la tradition est pensable, ou même, existe." (p. 198).

Il n’en reste pas moins que la revendication de "pureté" reste bien l’un des buts communs revendiqués fréquemment par les artistes flamencos, qu’ils soient "créatifs" ou traditionalistes déclarés - d’où "la fécondité des désirs de pureté", indépendamment de tout fondement rationnel, à trois niveaux : "identitaires, moral et artistique". (p. 199). "On peut défendre l’hypothèse que la revendication de pureté a contribué à une construction identitaire et morale, en particulier chez les gitans. [...] L’image de pureté, bien qu’en grande partie allouée de l’extérieur par les intellectuels aux gitans, a fourni à ces derniers, par récupération, le moyen d’acquérir une identité, ou, à tout le moins, une croyance en leur identité." (p. 199-200). [...] "ces enjeux identitaires et moraux sont également liés à des enjeux artistiques. De ce point de vue, le bénéfice des désirs de "pureté" semble double. Premièrement, ces désirs ont pu permettre la préservation de certains palos ou styles, grâce aux collectages permettant la constitution de répertoires. [...] Deuxièmement, la persistance des désirs de "pureté", en particulier chez les artistes dits "contemporains", montre bien que l’opposition entre la tradition dont se réclament souvent les puristes et la nouveauté ou créativité qu’ils ont tendance à rejeter est réductrice, autrement dit que, dans le flamenco comme dans d’autres genres musicaux et/ou chorégraphiques, la tradition ne perdure qu’à être vivante, à être interprétée ou ré-interprétée, donc dynamique, faute de quoi elle s’immobilise et finit par disparaître. Plus encore, il est particulièrement significatif de constater que les revendications de pureté s’exercent parfois dans le champ de la danse, laquelle constitue habituellement pour les puristes le symbole de l’impureté." (p. 201-202). Anne-Sophie Riegler applique donc ensuite ces catégories à l’œuvre de danseurs-chorégraphes emblématiques de la créativité flamenca : Carmen Dauset, Vicente Escudero, Israel Galván et Andrés Marín (p. 202-208). Finalement, "Trois usages majeurs (de la pureté - NDR) dominent pourtant aujourd’hui, mais au prix d’une redéfinition de ce qu’on entend par "pureté". Le premier est celui qui situe la pureté au niveau artistique d’une recherche de justesse et d’exactitude, ce qui passe par un dépouillement. [...] De façon générale, s’exprime en lui une méfiance envers les clichés du flamenco, ce qui rend parfois sa réception difficile pour un public en attente des codes traditionnels ou d’images convenues." (p. 208-209). "Le deuxième usage témoigne de la persistance d’un certain sens moral : très souvent, dans le flamenco contemporain, que l’art soit "puro" signifie qu’il est désintéressé économiquement, qu’il a su garder son "intégrité690". On comprend que ce deuxième sens est en fait un simple corollaire du premier, le sens esthétique, puisque ce dont il s’agit, c’est bien d’éviter tout cliché, donc toute complaisance à ce qui ne relève pas de la démarche créative de l’artiste elle-même, que cette complaisance soit suscitée par l’attrait de l’argent (des commandes de salles ou de festivals par exemple) ou la séduction du public." (p 209-210). Enfin, "la transgression et l’irrévérence du propos sont finalement en cohérence avec le recours à la tradition. Comme le souligne Cristina Cruces Roldán, l’acte de rompre ne va pas nécessairement de pair avec un éloignement par rapport avec la culture "jonda". On peut même aller jusqu’à dire que la rupture est au contraire suscitée par une fidélité à ce qu’on conçoit comme étant "jondo". Certaines démarches contemporaines se veulent ainsi paradoxalement "plus pures que celles des puristes". Elles se perçoivent comme fidèles au flamenco parce que, en accord avec les données de la "nouvelle flamencologie", elles en connaissent certains traits récurrents qu’elles s’emploient à perpétuer : son caractère vivant, hybride, ludique, etc. On peut dire, soit qu’elles sont pures en un sens historique : au sens où elles demeurent fidèles à l’origine mélangée du flamenco, soit qu’elles s’identifient davantage au "jondo" qu’au "puro", qu’elles conçoivent désormais comme étant dissociés." (p. 211-212).

Anne-Sophie Riegler conclut ce chapitre par quelques réflexions sur la mort du flamenco, annoncée dès 1881 - au moins - par Antonio Machado y Álvarez "Demófilo" ("Colección de cantes flamencos"), mais heureusement régulièrement ajournée depuis. Ce qui conduit à répondre à la question récurrente : selon quels critères, ou à quelles conditions, peut-on juger qu’une performance est (ou n’est pas) "de" flamenco ? "A cet égard, une comparaison avec le jazz peut être éclairante. La manière
dont Francis Wolff parle du jazz nous fait penser au flamenco. Comme le flamenco, le jazz est un genre musical dans lequel se distinguent mal composition et interprétation et qui comprend une grande diversité de styles ("new orleans", blues, ragtime, etc.). Donc la réponse à la question de savoir "où est le jazz ?" dépend, comme l’indique Wolff, du "degré de purisme que l’on met à défendre l’essence du concept". [...] Francis Wolff propose ainsi une liste des caractéristiques les plus représentatives du jazz sans en faire pour autant des conditions nécessaires et suffisantes (formation instrumentale, modes, notes, swing, etc.). De même, dans le flamenco, une solution pourrait consister à établir une liste de critères qui n’ont pas à être tous réunis pour qu’on puisse dire que, en tel endroit, il s’agit de flamenco, mais dont certains, pas toujours les mêmes, doivent cependant se combiner. On peut dire en revanche que dans le cas où tous les critères viendraient à manquer en même temps, alors il n’y aurait plus flamenco.
" (p 217).

Le premier critère examiné est le rapport dialectique mesure/démesure dans le flamenco, une évaluation du "bien-fondé du topos du flamenco outrancier en le reliant à la question de l’émotion et du goût : quel rôle jouent exactement la mesure et la démesure dans la naissance du plaisir flamenco à l’aune duquel on juge en dernière instance de la qualité de cet art ?" (p. 221). L’auteure détecte bien dans la sémantique des letras, comme dans les caractères musicaux et gestuels de la performance et dans le jaleo, une cetaine "culture de l’outrance" (p. 222-228). Mais "il existe un grand nombre de mesures dans le flamenco qui peuvent expliquer que la performance ne cède jamais au débordement." (p. 228) - quatre fondamentalement. "Une première mesure du flamenco est donnée par son contexte spatio- temporel et socio-économique. Depuis l’origine du flamenco jusqu’à nos jours, le contexte majoritaire dans lequel s’est déroulée la performance est le cadre théâtral, à savoir, entendu en un sens large, celui qui implique une "représentation", c’est-à- dire, dans les mots d’Erving Goffman, "tout arrangement qui transforme un individu en un acteur"." (p. 230). "Une deuxième mesure est la structure de la performance (de la danse - NDR). Un spectacle, pris dans sa globalité, fait généralement se succéder des performances de durée limitée (entre 3 et 20 minutes) et en nombre limité (entre cinq et dix environ). La norme veut qu’au sein de chaque performance, trois ou quatre séquences se succèdent dans un ordre immuable : la "entrada" ou "salida", le développement des letras, souvent une "escobilla", et pour finir la "salida", "ida" ou "final"." (p. 231). "Une troisième mesure est liée à la précédente, il s’agit de la nature très codifiée de la communication au sein de la performance. Celle-ci concerne d’abord la relation entre les artistes, donc entre chant, musique (instrumentale - NDR) et danse. [...] L’apprentissage du flamenco suppose la compréhension et la mémorisation de ces codes connus des artistes lorsqu’ils entrent en scène.". (p. 232). "La quatrième mesure est celle des normes propres à chaque palo ou "type" de flamenco. Ces normes sont à la fois de forme et de fond" - de forme : modes rythmiques, tempo, modes mélodiques et harmonies induites, modèles mélodiques, pas de base ou "llamadas" pour la danse etc. ; "sur le fond, on peut dire que chaque palo présente une marque émotionnelle caractéristique qui contribue à son sens." (p. 234-239).

En fait, la démesure agit à la fois comme "perturbation et confirmation de la mesure" (p. 239). D’une part parce qu’il existe toujours une dose de porosité entre les artistes et le public, variable selon que le cadre de la performance est une peña, un tablao, un festival etc., mais persistante jusque dans les représentations théâtrales les plus formelles, par exemple lors du "fin de fiesta". D’autre part, parce que cette porosité favorise la communication des artistes entre eux et avec le public, notamment par le jaleo : "[...] la liberté de communiquer qu’ont les participants à la performance flamenca présente bel et bien certaines limites et vise avant tout à encourager la poursuite de l’action : elle est davantage dans le choix du moment et de la personne qu’on va stimuler que dans les moyens utilisés à cette fin. Elle appartient pleinement à la performance. On peut aller jusqu’à dire qu’elle constitue l’une de ses normes." (p. 244).

En interne, les "déphasages perceptifs" affectant le compás mis en évidence par Philippe Donnier (l’introduction d’un compás dans un autre par déplacement des accents - par exemple, un compás de siguiriya sur les six premiers temps d’un compás de soleá) peuvent être considérés comme une dialectique ordre/désordre. Plus généralement, "[...] chaque acteur possède une liberté d’initiative qui est susceptible d’affecter la nature de l’interaction entre chant, musique et danse, ainsi que la structure de la performance." (p. 245-247).

"L’émotion flamenca dépend en effet à la fois de l’exécution et de l’interprétation improvisée. L’exécution sous-tend ce que Francis Wolff appelle la "discursivité", quand en revanche l’interprétation ou l’improvisation sous-tendent "l’expressivité". La "discursivité" désigne le monde musical en lui-même, le processus sonore, c’est-à-dire ce qu’est la musique (mélodie, harmonie, mesure, rythme, à quoi on pourrait ajouter, dans le flamenco, les schémas mentaux), contrairement à l’"expressivité" qui provient du monde naturel. Alors que la "discursivité" renvoie au "quoi", donc aux mesures, l’expressivité, quant à elle, renvoie au "comment", donc à la démesure. Celle-ci dit la manière dont le mouvement musical "préexistant" (au moins sous forme mentale) est modifié ; l’"expressivité" constitue donc une propriété "émergente" ou "survenante" de la "discursivité". On peut dire qu’elle l’infléchit, l’ébranle, voire la contredit, au moyen du tempo, de l’intensité, de l’accentuation, et de toutes les variations que ces trois constituants peuvent subir. Il n’y a démesure de l’"expressivité" que sur fond de mesure de la "discursivité"." (p. 251). "On constate que le flamenco intègre un jeu dialectique constant entre mesure et démesure, à tous niveaux : contextuel, structurel, relationnel, émotionnel." (p. 252). Anne-Sophie Riegler tente donc d’expliciter "ce qu’est le flamenco en montrant à quelles mesures il obéit et comment sa tendance à la démesure vient certes perturber ces mesures, mais aussi les confirmer et même les constituer. Tout se passe comme si déterminisme et liberté, appartenance au collectif et affirmation individuelle, étaient à penser ensemble au sein du genre. Ces données peuvent-elles nous informer à présent sur le plaisir éprouvé au contact du flamenco ?" Mais ne pourrait-on pas appliquer ce qui précède à d’autres genres musicaux ?, serions-nous tenter de demander. Une question à laquelle elle répond implicitement en cherchant la solution d’un autre problème, à partir des thèses de Leonard B. Meyer (cf. supra) : "Quel rapport peut-on établir entre ce qu’est le flamenco et ce qu’il nous fait, donc entre deux types de propriétés, tout aussi réelles les unes que les autres : celles de la performance réalisée et celles de l’expérience vécue ?" (p. 255). Elle distingue "trois sortes de plaisirs dans le flamenco" :

_ "plaisirs sensoriels : on peut dire que, dans le flamenco comme dans tout art vivant, il s’agit d’un plaisir multimodal. Mais, ici, cette multi-modalité est particulièrement prégnante du fait de la grande interdépendance qu’entretiennent entre eux chant, musique et danse en contexte collectif. Le plaisir sera donc à la fois sonore, visuel, et proprioceptif, même si chaque instance de la performance accentuera l’une de ces dimensions plus que les autres. [...] Le flamenco pris dans son ensemble fait alterner des phases de charge et de décharge de la tension grâce à de nombreux procédés d’inhibition. En résulte une alternance entre tension et détente, ou plus exactement, entre tension, détente et arrêt. On peut en effet remarquer qu’il existe en plus de la tension et de la détente un troisième terme fondamental : l’arrêt, qu’on l’appelle "cierre", "corte" ou "remate", et lors duquel guitariste, palmero et danseur "ferment" une micro-séquence ou une séquence." (p. 256-258).

_ "plaisirs cognitifs : on peut encore faire l’hypothèse que le flamenco ne saurait se pratiquer ni s’apprécier sans une compréhension minimale de certains des éléments de la performance, ce qui suppose leur connaissance, et qu’un plaisir qu’on peut dès lors qualifier de cognitif doit lui être associé : plaisir de comprendre les paroles des chants quand elles sont audibles, d’appréhender les codes de la communication entre les artistes, de pouvoir répondre aux signes que ceux-ci adressent parfois au public, de reconnaître les propriétés émotionnelles de la performance, etc. Cette compréhension des propriétés esthétiques suppose bien à la fois l’identification des éléments de démesure et leur mise en relation avec des repères connus, parmi lesquels la structure, le rythme, le texte, etc." (p. 259-260).

_ "plaisirs socio-économiques (en référence à George Bataille : La part maudite - NDR) : pour une part, on peut dire que c’est l’ensemble d’une communauté qui se reconnaît comme engageant la dépense et donc, paradoxalement, que c’est la démesure de cette dépense qui constitue la mesure de la communauté, au sens où cela la définit. Or cela n’engage pas seulement un rapport au corps, à l’art et à l’autre, mais aussi une modalité particulière du rapport au temps : l’expérience de l’instant. Il s’agit en effet de tout donner à l’instant, sans retenue ni relâche, sans économie de soi, comme s’il était possible d’en tirer un profit incomparable. [...] Mais, pour une autre part, du fait que la dépense, par le jeu d’un échange symbolique, nous fait finalement posséder quelque chose – qualités artistiques, morales, relationnelles acquises dans des expériences, contre l’absence de biens matériels et de souvenirs –, on peut dire qu’il y a du gain pour celui qui a donné. A la limite, ceci pourrait s’appliquer à tout type de performance flamenca, festive ou non, informelle ou formelle, dès lors que s’établit un rapport entre celui qui fait et celui qui regarde. Donc penser l’art (de vivre) flamenco comme le seul "culte de la prodigalité" constituerait une idéalisation trompeuse ; d’autant que la dépense ne peut s’effectuer sous le regard bienveillant de la communauté que si la performance reste encadrée par les normes que celle-ci a instaurées. Il faut donc toujours penser cette prodigalité en la rapportant aux normes et aux codes que lui imposent l’existence et / ou la performance, et aussi en fonction du gain qui en est la contrepartie. [...] Au vu de ce qui précède, on peut dire que le plaisir flamenco relève tout autant du plaisir apollinien des belles formes et des normes sociales que du plaisir dionysiaque de l’ivresse sensorielle et de la dépense, que ce soit pour l’acteur ou le spectateur, cette distinction n’ayant pas toujours de sens au sein du genre. Plus exactement, ces deux types de plaisirs, apollinien et dionysiaque, semblent toujours fonctionner ensemble. Ils dépendent d’un jeu dialectique, ou pour reprendre un adjectif que nous avons utilisé à la fin de notre chapitre 4 pour qualifier le rapport entre tradition et créativité qui structure le flamenco, d’un jeu "dynamique" entre mesure et démesure." (p. 262-264).

Mais "n’y a-t-il pas [...] un paradoxe à soulever dans le fait que le plaisir flamenco semble dépendre de l’expression d’émotions tragiques, notamment celles qui sont en rapport avec la mort ?" (p. 265), comme l’affirme notamment García Lorca. Anne-Sophie Riegler liste cinq arguments susceptibles de justifier une analogie entre tragique flamenco et tragique grec : "la présence de passions, s’alimentant à un conflit, lequel se révèle insoluble, et que l’artiste exprime au nom de la communauté, ce qui provoque une purge de celle-ci." (p. 271) ; et opère une distinction "entre les sentiments respectifs du personnage des letras, de l’artiste et du spectateur ; sentiments qui ne coïncident pas nécessairement et qui invitent à se demander si tous sont ou non tragiques, et en quel(s) sens." (p. 273).

Reprenant la distinction d’ André Comte-Sponville (Du tragique au matérialisme (et retour)) entre tragique "des tragédiens" (tragique d’ "exception") et tragique des "petits hommes" (tragique "du médiocre, de l’insignifiant ou du dérisoire"), elle constate que c’est la seconde catégorie qui caractérise le contenu sémantique des letras : "Dans l’ensemble, les letras expriment la simple déception de l’homme du commun face aux vicissitudes d’une existence dont il n’est pas le maître. Le sentiment ressenti par le sujet des letras est moins de l’ordre de l’horreur ou de l’épouvante propres aux héros grecs, que de celui d’une peine diffuse et routinière, pas nécessairement combative, et potentiellement ressentie par tout un chacun. On lutte peu ou brièvement contre la peine car son caractère de nécessité ne fait pas question. Il relève précisément de la norme que d’espérer quelque chose qui ne viendra pas, d’aimer quelqu’un qui ne nous aime pas, d’être persécuté socialement, etc. Mais cela n’ôte pas leur caractère tragique aux letras ; au contraire, on peut concevoir comme résolument tragique l’expression de ce fatalisme devant les "fatigas" ("épreuves") de l’existence. " (p. 281). Plus spécifiquement, quand la mort apparaît dans les letras, elle désigne certes un "un inéluctable, mais pas à tous les coups un inconsolable. On peut dire qu’il n’y a de rapport ni suffisant ni nécessaire entre tragique et mort : la mort ne suffit pas à instaurer le tragique, et le tragique ne passe pas nécessairement par la mort. [...] Dans le flamenco, la déploration a en fait pour cibles prioritaires les manques inhérents à l’existence elle-même (faim, oppression, manque d’argent, etc.), plutôt qu’à ce qui pourrait lui succéder, et qui suppose la mort biologique." (p. 285). La fréquence d’une "image positive de la mort" dans les letras peur être rattachée à "[...] une culture hispanique de la mort qui se caractérise par la très grande importance qu’elle accorde à son exposition". Déclinée en "mort-renaissance" (religion) et / ou en "mort duplication" (folklore), elle convoque tour à tour des symboles monothéistes (Dieu, la Vierge etc.) et / ou polythéistes ("undebel", "la sombra" etc.) : "Indirectement, la référence à la "sombra" dans les letras renvoie alors aussi au personnage mythologique du "duende" que Lorca conçoit comme "le descendant du très joyeux démon de Socrate", donc de son "daïmon"." (p. 287-288).

Mais qu’en est-il de la présence de la mort au cours de la performance ? "On remarque que l’aller-retour entre sens de la performance et sens de la vie s’intensifie progressivement. Le pouvoir "mémoratif" bien connu de la musique joue à plein. Manolito el de María, par exemple, disait à José Manuel Caballero Bonald : "quand je chante, je me souviens de ce que j’ai vécu". Segundo Falcón confie que chaque fois qu’un moment de la performance lui rappelle le souvenir de sa mère disparue quand il était très jeune, il s’émeut. De même, chez José de la Tomasa, tout évoque un jeu d’appels et de réponses entre d’une part l’aspiration de l’artiste à l’exécution et à l’interprétation d’un palo au climat particulier, qui, par la "concentration" qu’il requiert pour le trouver, appelle la figuration des morts au départ (procédé), et, d’autre part, une fois la performance commencée, la persistance ou la formation des souvenirs (effet) : "à travers le chant, tu vois toute ta famille", dit La Tomasa. Visions, passages, suggestions : toute la performance s’auto-alimente de ces différents moyens de se laisser happer par les morts ou de les convoquer. A ce stade, le chanteur entre dans un véritable dialogue avec ses défunts, dans ce qui continue à prendre la forme ambiguë de la familiarité et de la distance simultanées." (p. 294-295) : "[...] au nombre des acteurs de l’action conjointe que constitue la performance flamenca, on peut compter les morts eux-mêmes." (p. 296). Au paroxysme de la performance, "à travers les phénomènes d’étirement du chant dans des modulations, des mélismes ou de concentration en des cris, on voit que l’artiste qui chante la mort ne semble pouvoir l’exprimer que dans une forme qui épouse le contenu du discours, c’est-à-dire une forme radicale. [...] Tout se passe comme s’il cherchait à aller au bout de lui- même, dans une prise de risque extrême, puisque sont menacées la forme même qu’il est en train de composer, la conservation de son habileté, et, peut-être, la force de l’émotion ressentie. Alors que l’artiste est "au bord" de lui-même, convoquant ses forces jusqu’à leur point d’épuisement, dans une "lutte" avec ses possibilités, il "lâche" ou laisse éclore un moment inattendu, susceptible de procurer un sentiment d’achèvement, d’atteinte de la "perfection" artistique. Comme s’il avait fallu aller au bout du savoir-faire, dans le respect consciencieux des règles du genre, pour, une fois parvenu à leur degré d’enserrement le plus haut, abandonner toute virtuosité, toute "intention", et donc, s’abandonner soi-même, et livrer le plus intime – ce qui procure, chaque fois, l’impression de vivre un moment unique." (p. 299). "Rappelons ici que le terme de "duende" est utilisé par Lorca pour désigner entre autres les deux choses suivantes. Premièrement, c’est l’instance avec laquelle l’artiste "lutte" en "demeur[ant] sans défense". [...] Deuxièmement, le "duende" désigne aussi chez Lorca l’expérience d’intensité maximale vécue à ce moment de la performance par l’artiste ou le spectateur. On comprend pourquoi, pour Lorca, "le duende ne vient pas s’il ne voit pas la possibilité de mort" : c’est en chantant les morts, en s’adressant à eux, que la voix fêlée qui les chante semble elle-même vivre leur condition, comme si elle pouvait, en tendant à l’anéantissement, se rapprocher d’eux, s’en rendre solidaire, faire cette expérience extrême qui permettrait soit de les rejoindre soit de les faire se rapprocher. Se tenant sur le fil, au bord de "l’impouvoir", la voix est alors plus touchante que jamais. Elle devient l’organe d’une "mise en résonance" entre la musique et les états d’âme de l’artiste." (p. 301-303).

"Après le moment de paroxysme auquel donne lieu la "spectralisation" de l’artiste, une quatrième étape de la performance consiste en un retour à la condition ordinaire de l’homme. La recherche de la limite n’est en effet qu’un jeu, un flirt avec celle-ci, qui ne mène pas à un éclatement formel, mais au contraire à un retour à la forme. Le chaos – partiel – n’est qu’un préalable nécessaire à la stabilité. [...] On comprend alors que le "duende" puisse faire catharsis pour les artistes, qu’il permette une acceptation de la mort (au sens biologique), et donc, comme le dit la letra, qu’ "en chantant la peine, la peine s’oublie."(p. 303-304). "Quand je chante une siguiriya, c’est comme si ce que je chante était en train de m’arriver, et je le transmets à la personne qui écoute." Commentant ces propos de Tomasa Soto Díaz, Anne-Sophie Rieler en conclut que "performer, c’est d’abord jouer au jeu du "faire comme si" ou du "faire semblant". Puis, dans certains cas, la mémoire symbolique se voit rattrapée par la mémoire biographique ; l’immémorial se combine au mnémonique. Le phénomène d’empathie qui se produit avec les défunts, par exemple, est fait tout à la fois de "présent sensoriel et de mémoire symbolique" (George Didi-Huberman). Il peut alors se produire une coïncidence entre le sentiment exprimé et l’émotion ressentie, ce qui procure une impression de "transparence" de l’artiste, ou de "pureté".
Ce genre de moments est associé par les artistes aux moments de la performance les plus intenses, qu’on peut aussi appeler "duende". Le "duende", en tant qu’il est vécu par l’artiste, pourrait donc désigner un moment particulier lors duquel l’écart tend à s’annuler entre ce qu’exprime la performance et ce que ressent l’artiste.
" (p. 306). "Dès lors, n’a-t-on pas dans le duende une illustration parfaite de ce que signifie "ser flamenco" ? [...] Tout se passe comme si, pour réaliser et transmettre l’essence du flamenco (le chant ici), il fallait être soi-même flamenco, c’est-à-dire adhérer à l’émotion exprimée, et c’est une telle adhésion qui correspond au "duende".
Mais on peut aussi montrer que, contrairement à ce que les artistes disent souvent, cette adhésion ne saurait être permanente : elle est préparée et ne survient qu’occasionnellement. C’est d’ailleurs ce qui la rend si remarquable.
" (p. 306-307).

Du point de vue du spectateur, "on peut voir dans l’abstraction qui fonde l’universalité des letras ce qui autorise l’identification du récepteur, donc la formation de sa propre "image-souvenir" à lui aussi. Au cours de la performance, le spectateur est donc susceptible de faire le lien entre ce qui se passe sur scène et ce qui se passe dans sa vie.
Le "duende", en tant qu’il est vécu par le spectateur, peut désigner le moment où l’impression que tout coïncide est la plus forte : sentiment exprimé par la performance, émotion ressentie par l’artiste, et émotion du spectateur. [...] On peut former l’hypothèse que les moments de "duende", rares, puissants, mémorables, signent l’incursion de l’exceptionnel dans la performance. C’est comme si le tragique du dérisoire était poussé à son extrême limite, pour gagner en noblesse et se convertir momentanément en un tragique d’exception. [...] Ajoutons que ce tragique d’exception est aussi un tragique mêlé de suspense – jusqu’où le dépassement de soi sera-t-il possible ? – et de drame – par son activité d’interprète actif, l’artiste n’est plus entièrement soumis à la contingence. [...] Tout concourt à ce qu’on conçoive la performance flamenca comme une "quête d’absolu" : on veut faire se rejoindre le naturel et le surnaturel, faire revivre les morts, donner plus, "toujours plus", et recevoir plus, jusqu’au pic d’émotion qui nous comblera de plaisir. Et ce que nous apprenons, c’est que l’absolu n’existe pas, aussi bien parce qu’il peut toujours être repoussé que parce qu’il ne peut être atteint. On s’arrête toujours avant le point de rupture, avant la possibilité d’une coïncidence parfaite entre vie et mort, avant l’excellence divine. Tout s’arrête toujours avant la transgression irréversible. On va vers un "plus" qu’on trouve toujours "avant que" : un frôlement qui laisse voir l’imperfection ou la "fragilité", pour reprendre un terme souvent utilisé par Andrés Marín.
" (p. 307-312).

Est-t-il légitime d’assigner le "tragique flamenco" à un certain répertoire, communément désigné comme "cante" jondo" ou encore "cante grande". Anne-Sophie Riegler observe à juste titre que cette thèse implique que "le tragique est associé au chant, à la profondeur ("jondura"), et comporte une valeur positive." (p. 314). Elle pointe ensuite les difficultés de tous ordres auxquelles se heurtent les classifications du type "cante grande" / "cante intermedio" / "cante chico" (Anselmo González Climent) : les letras sont souvent indifféremment adaptées à des palos de ces trois catégories, le chant n’est pas tout le flamenco ; la "profondeur" n’est pas forcément "tragique" etc. Par contre, si l’on se réfère à l’interprétation et non au contenu sémantique des letras, "alors qu’il est possible de dire de façon tranchée que le tragique est absent de certaines performances flamencas, il semble beaucoup plus difficile de faire de même au sujet du "jondo". Rares seraient les performances qui ne sont pas animées par une intention profonde, quelle qu’elle soit : recherche de "peso" ("poids" physique dû à l’ancrage du zapateado dans la terre, ou "poids" émotionnel), installation et entretien d’une tension qui rend palpable la présence d’un "enjeu", concentration et implication des artistes qui procurent l’impression que les actions sont "senties" etc. Alors que le tragique peut être radicalement présent ou absent, le "jondo" semble être toujours plus ou moins possible, voire plus ou moins présent. La différence entre ce qui manque de profondeur et ce qui en comporte serait toujours de l’ordre d’une différence de degrés plutôt que de l’ordre d’une différence de nature. Mais le "jondo", comme le tragique, comporte lui aussi des modalités différentes : la profondeur de la tristesse ou la profondeur de la joie. Ainsi une guajira peut-elle être profonde sans être tragique." (p. 321-322).

Au terme de cette deuxième partie, l’auteure esquisse une esthétique du flamenco, le concept de "duende" en point de mire : "[...] le flamenco n’est ni masochiste, ni nihiliste, ni vraiment idéaliste – si ce n’est en confrontant toujours son idéalisme au réalisme –, si bien qu’on peut se demander s’il n’est pas, au fond, "matérialiste". L’exception que représente le "duende" est ce que recherchent, de façon plus ou moins active, plus ou moins passive, les performeurs (et parfois les spectateurs), et ce à quoi ils accordent le plus de valeur. Or ce que le flamenco donne à comprendre, c’est que cette exception ne peut survenir qu’en acte, par le moyen du corps, ou dans une "matière". Ici, on n’ "apprend" pas "à mourir", comme le dit la formule platonicienne, simplement en philosophant – si ce n’est en "philosophe des rues" – ni en s’accoutumant petit à petit à la pensée de la mort comme on le ferait au moyen d’un memento mori – si ce n’est au moyen d’une pensée chantée – mais on "lutte" aussi physiquement, avec le corps. Il est parfois possible d’en acquérir un certain goût pour la mort, au double sens où on la sent et où on peut l’aimer, grâce aux émotions positives qui accompagnent l’expérience esthétique." (p. 323-324).

TROISIEME PARTIE : "DE L’ESTHÉTIQUE DU DUENDE" (p. 327-508)

Finalement, l’évolution des usages du "duende" depuis la conférence de García Lorca et la remise en question de certains aspects de la "conception lorquienne du flamenco" et plus généralement de l’"esthétique lorquienne" justifient la nécessité de "refonder le concept".

Anne-Sophie Riegler commence par un état des lieux, du "paysage sémantique du "duende". Malgré leur relative rareté, plus marquée en Espagne qu’ailleurs, les usages actuels du concept "présentent une très grande hétérogénéité", quand bien même la thèse dominante reste celle de l’"ineffabilité du "duende"" (p. 330). Les artistes n’utilisent pas spontanément le terme, même si des expressions partiellement équivalentes, telles que "tener arte", "estar a gusto" ou "transmitir", renvoient bel et bien à l’existence du phénomène. S’ils répugnent à le nommer "duende", c’est sans doute parce que "pour un certain nombre d’Espagnols, le "duende" apparaît désormais comme une construction idéologique, ou un étendard esthétique, racial, politique et/ou commercial dans lequel ils ne se reconnaissent plus – soit que cet étendard ait été brandi par les Espagnols eux-mêmes, soit qu’il ait été le fruit d’une récupération du flamenco par les étrangers." (p. 332). "Soulignons par ailleurs que le déclin de l’usage peut provenir du déclin des croyances populaires." (p. 334). D’autre part, avec la technicisation croissante du flamenco, "la meilleure connaissance que les aficionados (au moins les praticiens) ont de leur art ne rend plus aussi impérieux le recours à un vocabulaire ésotérique." (p. 337). L’usage du terme persiste "avant tout dans le cadre traditionnel voire traditionaliste de l’esthétique flamenca, celui qui recherche "lo puro", "lo jondo", "lo cabal", et s’inscrit bien souvent dans la lignée des premiers textes flamencologiques et/ou des pratiques les plus anciennes." (p. 338). "[...] les Espagnols sont partagés entre trois types de position au sujet du "duende". Ces trois positions sont : le négationnisme : la négation en bloc de l’existence du "duende" ; le réductionnisme : la réduction du "duende" à un phénomène non ésotérique (technique ou interactif par exemple) ; et ce qu’on peut appeler le purisme, qui mêle des traits des esthétiques lorquienne et post- franquiste." (notamment les thèses d’Antonio Mairena et Ricardo Molina - Mundo y formas del cante flamenco - NDR) (p. 340). "Dans le cas des aficionados étrangers, le constat est différent : l’usage du terme de "duende" est beaucoup plus fréquent, en particulier chez les amateurs, a fortiori néophytes, même si ce n’est pas exclusif. Il y a donc une double distinction à faire dans l’usage du terme entre d’une part les Espagnols et les étrangers, et d’autre part les amateurs et les professionnels. On se rend compte que ce sont souvent ceux qui sont les moins connaisseurs du genre qui utilisent le terme : apprentis débutants, critiques non spécialistes, artistes déconnectés du monde flamenco andalou, ou encore maisons de disques en mal de titre. Mais là encore, on peut penser que l’usage correspond avant tout à une commodité, à une convention ou à un pis-aller." (p. 340-341).

"Si les usages du "duende" dans le contexte du flamenco espagnol sont peu fréquents, ceux-ci sont néanmoins multiples dans d’autres contextes. On peut dire que s’est produite au cours des XXe et XXIe siècles une démultiplication des contextes d’usage du terme" : il nomme des collectifs dans le domaine du spectacle vivant, ou fournit des titres ou des arguments à des œuvres d’art (théâtre, cinéma, arts plastiques, compositions musicales etc.). Plus largement encore, il a pénétré "dans de nombreux champs de la vie quotidienne qui sont concernés par l’esthétique. Il s’inscrit dans un troisième champ : l’art de vivre." (bars, restaurants, mode, design etc.). Enfin, il est devenu un "outil de pensée" pour les critiques d’art, les anthropologues, les hispanistes, les musicologues et plus rarement les philosophes. De sorte que "le "duende" semble être manié comme un concept à part entière, bien qu’il ne soit encore aujourd’hui que rarement reconnu ou répertorié comme tel." (p. 342-348).

Explorant les "sens du "duende"", Anne-Sophie Riegler en décrit et analyse longuement le "paysage sémantique" à partir d’une double entrée : "une substance, ou la propriété d’une substance" ? / " un événement ou la propriété d’un événement" ? (p. 349-366). La plurisémie à l’œuvre dans les usages du terme, comme le caractère flou et mouvant des définitions qui en sont données (quand elles le sont...), qui plus est incompatibles entre elles, rendent ici vaine toute tentative de résumé. L’auteure précise d’ailleurs que son étude ne saurait être exhaustive - elle est tout de même très complète, ajouterons-nous. "Cette hétérogénéité pose de nombreux problèmes esthétiques, comme ceux de savoir s’il y a des domaines artistiques (chant ? musique ? danse ? autre chose ?) ou des palos plus propices que d’autres à susciter le "duende", ou encore celui de savoir quel rapport le "duende" entretient avec la technique, s’il est inné ou peut s’acquérir, s’il concerne exclusivement l’artiste ou le spectateur, ou les deux, etc. [...] Se posent aussi des questions ontologiques fondamentales, qui sont en rapport avec la diversité des expressions usuelles citées auparavant. Le "duende" présente-t-il une certaine permanence, voire une essence, ce qui tendrait à l’assimiler à une substance ? Ou bien est-il soumis au devenir et à l’accidentel ? Dans le premier cas, de quel type de substance relève-t-il ? Dans le second, est-ce un événement objectif, subjectif ou intersubjectif ? Présente-t-il une part de contingence ou est-il nécessaire ?
Certaines expressions du langage ordinaire invitent à se demander s’il ne faut pas concevoir le "duende" plutôt comme une simple propriété. Mais alors, est-ce la propriété d’une substance ou d’un événement ? La question du type de réalité auquel le "duende" se rattache est reconduite. Par ailleurs, se pose aussi la question de savoir de quelle nature serait une telle propriété. Est-elle première ou "survenante" ? [...] On ne sait pas non plus s’il faut considérer le "duende" comme une cause ou comme un effet : les uns penchent pour la première solution (l’inspiration), les autres pour la deuxième (l’émotion), d’autres encore les confondent. Dans ce dernier cas, on prendra par exemple l’une des dispositions de l’artiste (sa capacité à jouer avec le rythme) pour une propriété de l’expérience du "duende", voire pour le "duende" lui- même. Ne risque-t-on pas alors de prendre la partie pour le tout, ou inversement ? Sans allonger exagérément cette liste de difficultés, on perçoit la nécessité d’explorer l’ontologie du "duende". A partir du moment où ces différentes approches ne semblent pas pouvoir être unifiées entre elles, bien qu’elles soient pourtant très souvent défendues en même temps, cela signifie-t-il qu’il faut effectuer des choix ? Ou bien, et c’est à cette deuxième option que nous allons nous ranger, si on admet que "le sens, c’est l’usage", faut-il plus modestement organiser ces usages et les hiérarchiser ? Mais selon quels critères ? C’est le choix d’une méthode de définition que le chapitre suivant va s’efforcer de justifier et d’appliquer.
" (p. 365-366).

Après avoir réfuté l’"impossibilité de penser le "duende"", Anne-Sophie Riegler affirme que "[...] les véritables difficultés qui se posent quand on veut penser le "duende" sont sans doute ailleurs que dans la nature de l’objet ou dans celle de la pensée et du langage.". Question de méthode donc. L’hétérogénéité du concept l’amène à écarter les définitions "par genre et différence spécifique" et "par conditions nécessaires et suffisantes" et à opter pour une "définition par prototype". Appliquée au "duende", "la méthode par prototype élaborée par Eleanor Rosch dans les années 1970" revient à poser le problème en ces termes : "La question à poser n’est pas tant : qu’est-ce que le "duende" ?, que : qu’est-ce qui est plus "duende" que le reste ? On peut présager qu’en procédant par degrés et non par sauts, cette méthode de définition, plus souple, donc plus inclusive que les précédentes, est susceptible de s’adapter au paysage sémantique lui-même flou, mouvant et hétérogène du "duende"." (p. 368-373).

Les réponses à quatre questions seraient susceptibles de produire une "définition souple" du "noyau conceptuel du "duende"" : "1) dans quelles circonstances plus que dans d’autres parle-t-on du "duende" ? 2) dans quel domaine ? 3) de quelle façon ? 4) pour en dire quoi ?" (p. 374). Au terme d’un examen rigoureux de ces quatre questions (p. 374-380), Anne-Sophie Riegler propose la définition suivante :

"Le noyau conceptuel du "duende" semble pouvoir être énoncé comme suit : il s’agit du climax émotionnel de la performance flamenca. Il est le centre de plusieurs cercles qui, à mesure qu’on s’éloigne de ce dernier, comprennent aussi le "duende" comme propriété d’une chose, par exemple d’une œuvre, voire cette œuvre elle- même ; et comme propriété d’un être, par exemple d’une personne, voire cette personne elle-même. On conçoit bien que ces sens peuvent être en contact les uns avec les autres par certains aspects, mais pas par d’autres, ce qui ne les exclut pas pour autant du concept, mais seulement du noyau prototypique [...] Nous avons auparavant montré que le flamenco constitue une performance en trois sens (Cf. supra, chapitre 3). Il nous semble que le "duende", circonscrit à son noyau sémantique, renvoie quant à lui à ces trois mêmes sens de la performance, ajouté d’un quatrième : 1) le "duende" surgit au sein d’une œuvre qui ne fait qu’une avec l’acte qui l’engendre ("ce qui s’accomplit") ; 2) cette œuvre est plus exactement un spectacle (performing arts) – un spectacle de flamenco ; 3) par ailleurs, le "duende" renvoie à l’art performance, lequel est déterminé selon David Zerbib par quatre critères : l’importance accordée à l’ici et au maintenant, l’engagement du corps, l’unicité qui caractérise l’événement de la performance, et une "dynamique de transgression". Cette dernière, dans le "duende", est perceptible au sentiment de dépassement qu’éprouve le sujet. Ce sentiment de dépassement s’accompagne d’émotion ; 4) ajoutons un quatrième aspect à présent, qui nous semble cette fois spécifique
du "duende" et non du flamenco : c’est celui de l’ "exploit". [...] Cet exploit est ce qu’on exprime dans le flamenco en parlant de "perfection", de "moelle des formes", de "pic", de climax, etc.
" (p. 381-382).

Les "expressions récurrentes" relatives à l’expérience de "duende" décrivent des "réactions verbales et non verbales" dont "l’ensemble [...] tend à montrer qu’on ne peut réduire l’expérience qui est alors vécue à une expérience parmi d’autres, mais élève celle-ci à la condition d’une exception. La rhétorique et la physique d’une telle expérience la font apparaître dans toute la démesure de ses symptômes, et témoignent du fait qu’il se produit un véritable changement d’état du sujet. Tout se passe en effet comme si le sujet de l’expérience se retrouvait devant l’inouï, le jamais ressenti. La transformation se fait alors rupture, et avec cette dernière, la sensation de perte devient concomitante à celle de rencontre. Les frontières de l’individualité semblent se troubler, voire éclater ou s’effacer.[...] Ces différents indices donnent à penser que l’expérience de "duende" est assez puissante et imprévisible pour provoquer la "perte de contrôle", comme si le sujet était sous l’emprise d’un coup de folie." (p. 387). Anne-sophie Riegler consacre donc un chapitre de sa thèse à "la folie du "duende"". Après avoir discuté et écarté diverses interprétations de l’hypothèse de la "possession", elle penche plutôt pour un ""duende" inspiration" en s’inspirant des travaux de Gilbert Rouget (La musique et la transe) : "[...] Gilbert Rouget propose de distinguer la possession au sens strict, en laquelle il y a véritablement substitution de l’entité surnaturelle au sujet, de la simple inspiration, état caractérisé par leur coexistence dans un même corps. L’être qui inspire le sujet peut alors tout à fait parler à travers lui ou l’agiter, sans que pour autant il y ait identification complète et/ou imitation. On peut se demander à bon droit si ce n’est pas précisément le cas dans le "duende"." (p. 393). D’autre part, les hypothèses de la possession ou d’ l’obsession se heurtent à la même difficulté :"elles présupposent toutes les deux une passivité totale de l’artiste, alors que l’inspiration n’exclut pas que l’artiste puisse participer à l’action." (p. 395). Lorsque José de la Tomasa déclare être "à la fois "acteur" de la performance et "envoyé" par ses morts, ou, plus exactement, ses "endormis" ("antepasados"), pour chanter", il semble "susceptible d’occuper tant un rôle passif de récepteur qu’un rôle actif d’émetteur. On ne sait plus très bien s’il est sous l’emprise de l’appel des morts, ou s’il contrôle les images dont il est le voyant.". Pour rendre compte de cette ambigüité, l’auteure compare alors cette expérience avec celles du "chamanisme" et du "médiumnisme", applicables non seulement aux artistes mais aussi, dans une moindre mesure, aux spectateurs : "La Tomasa, tel un passeur entre les mondes de l’au-delà et de l’ici-bas, à la fois tout imprégné de l’énergie reçue par les morts et tendu vers leur réapparition imaginée, fait se rejoindre le passé et le présent, la culture familiale et un chant singulier. [...] Le flamenco se caractérise par la possibilité permanente d’un échange des rôles, plus ou moins actualisée selon les contextes. C’est vrai au sein du groupe artistique lui-même qui, indépendamment du public, joue déjà avec cet échange – d’une part les artistes se mettent parfois en position de spectateurs les uns des autres, d’autre part ils échangent parfois leurs activités. C’est vrai aussi du public, qui peut se contenter d’observer, mais aussi participer. Au minimum, la réception du message transmis par l’artiste peut déjà être considérée comme une forme de participation. Enfin, dans les contextes où les espaces de la scène et du public sont très proches voire poreux, comme dans les fêtes privées, artistes et spectateurs peuvent changer non seulement de rôle mais plus encore de lieu en passant d’un espace à l’autre, ou en partageant le même espace circulaire." (p. 396).

L’expérience de "duende" pourrait alors être assimilé à celle d’une "transe émotionnelle", non seulement parce qu’on y retrouve les caractéristiques de l’émotion et de la transe mis en évidence respectivement par Bernard Rimé ( Emotion et mémoire : la rémanence des expériences émotionnelles, in KIROUAC, Gilles, Cognition et émotions) et Gilbert Rouget, mais aussi parce que le déroulement de la transe en quatre étapes décrit par ce dernier est identique à celui du "duende" (induction/crise/plénitude/résolution - p. 398-402) et invite à "[...] à requestionner le rapport du flamenco à l’outrance, du point de vue de l’expérience vécue cette fois. "La mention qu’on trouve chez Lorca d’un "duende" qui serait pour l’artiste premièrement le moyen de "monter", deuxièmement vers la "perfection", synthétise bien" les "deux premières étapes. La première peut faire l’objet d’une mesure intensive (comprenant des degrés) ; la deuxième, d’une mesure extensive (comprenant des quantités). Troisièmement, une fois la limite de l’intensité atteinte, l’émotion culmine pendant une certaine durée dans le climax, lequel demeure vécu comme indépassable. Quatrièmement, l’intensité diminue ou retombe, et la performance se termine, ce qui signe le retour à la condition psycho-physiologique ordinaire." (p. 402-404).

Encore faut-il comprendre comment vient le climax, et donc comment il se "prépare". "On a montré au chapitre 5 que la stimulation de l’émotion musicale provenait d’une alternance entre tension et détente dans la musique (auxquelles on peut ajouter l’arrêt dans le flamenco). Leonard B. Meyer a pu montrer que pour que cette émotion s’intensifie, il fallait ajouter à l’alternance entre tension et détente la répétition en elle-même de cette alternance. Pour que le suspense persiste ou se renforce, il faut en effet que s’intensifie et se complexifie progressivement la situation créatrice de doute, car à mesure que nous sommes exposés au stimulus, sa force tend à diminuer. Et plus l’accumulation de tension est importante, plus intense sera la libération émotionnelle lors de sa résolution." (p. 406). Or, la codification du nombre et de l’ordre des séquences d’une performance flamenca tend à accroître la prévisibilité de son déroulement et donc une part d’"attendu" qui rend improbable un "pic d’émotion, qui suppose une surprise bien plus grande, celle qui va procurer un sentiment de rupture.". D’accord avec Philippe Donnier (cf. supra) Anne-Sophie Riegler considère que "c’est dans le jeu avec le rythme qu’on peut trouver une façon très efficace de favoriser cet effet : [...] chant, musique et danse ont donc en partage un jeu avec le rythme qui repose sur l’introduction de variantes créatrices d’intensité à cause de l’irrégularité des accentuations. Des "ornements" ou "déviations" de tous ordres sont à tout moment susceptibles de perturber le déroulement de la performance. Ce qui est crucial ici, c’est que 1) ils surviennent plus volontiers à certains moments qu’à d’autres, mais sans qu’il s’agisse pour autant d’une loi ; et que 2) chaque acteur a plusieurs possibilités à son actif dont il est imprévisible de connaître l’usage effectif avant que l’action ne soit engagée. L’effet de ces ornements et de ces déviations est donc très inattendu, et parfois durable au cours de la performance. [...] Tous les performeurs, chacun, ou les uns contre les autres, contribuent à former une "texture sonore" dont la densité est variable. Le suspense est doublement esthétique et technique : on ignore si le savoir-faire va suffire dans ce jeu complexe, si l’exécution sera « propre », si tout le monde, à la fin des déviations, va bien être "a compás", comme il se doit. On le sait, l’enjeu consiste à se retrouver ensemble, dans une communauté de
normes, ce qui montre bien que la présence des mesures ne se dément jamais, même au cours de montées en intensité.
" (p. 406-409).

A la suite de quelques "études de cas" (La Niña de los Peines, Carmen Linares, Concha Vargas et El Pele), l’auteure constate que "dans chacun de ces exemples, il semble que se produise un jeu avec les limites propres à l’artiste, que celles-ci concernent ses capacités physiques ou son habileté. [...] Tous ces artistes semblent vivre ce que Felix Grande appelle un "repliement sur soi", un moment de concentration extrême, remarquable par la tension qui le travaille, puisqu’il se survit d’une lutte entre deux mouvements contraires : l’aspiration au ciel d’une part, à la lévitation, à la légèreté, et donc à une forme d’évasion ; l’ancrage dans la terre d’autre part, dans les appuis, les accents rythmiques, la réalité. On peut comprendre ce phénomène comme une tension entre ce qui s’appelle respectivement "tener aire" et "tener peso" dans le flamenco. [...] Le flamenco peut tout aussi bien s’installer dans le très- peu que dans le trop-plein, et que les effets puissants qu’il entraîne sont les produits, non pas exactement ou pas seulement d’un excès, mais peut-être aussi et surtout d’une réduction. [...] C’est ainsi que l’outrance du flamenco s’efface derrière la manifestation d’une certaine pauvreté, une mise à nu. Pour qualifier ces moments d’intensité extrême, il semble juste de parler de minimalisme. Contre toute attente, on retrouve l’un des principes majeurs de l’esthétique classique : le minimum de mouvement pour un maximum d’effet [...]" (p. 410-411).

S’il n’y a cependant ni automaticité ni unanimité dans l’effet de transe émotionnelle (ou de "duende") d’une performance, c’est que ses aspects musicaux et/ou chorégraphiques en sont des conditions nécessaires - voire essentielles -, mais non suffisantes. Il faut également qu’interviennent des facteurs de "résonance culturelle" et "biographique" - les deux catégories étant liées entre elles dans la plupart des cas : "Le "duende" semble donc constituer un événement à la fois esthétique et biographique. Il procède d’une reconnaissance ou d’une identification de la personne à l’art ou à l’artiste – une reconnaissance qu’on remarque déjà, avec une intensité moindre, quand le public réagit avec enthousiasme en entendant le chanteur prononcer le nom du palo (cela arrive dans certaines letras) ou celui de la ville où se déroule la performance." (p. 414). "Pour autant, il ne s’agit pas d’en conclure à la seule subjectivité et donc au relativisme complet de la transe. Au vu de cette étude, l’émotion maximale éprouvée dans le flamenco ne semble devoir sa cause ni exclusivement aux propriétés de la performance ni exclusivement aux dispositions des sujets. Plutôt, la transe résulte de leur rencontre, donc d’une propriété relationnelle, extrinsèque, déterminée à la fois par l’action des artistes et par la réponse qu’y apportent les autres artistes ou les spectateurs. On peut retenir l’idée formulée par Jihad Rasi ("Creativity and ambience : an extatic feedback model from arab music", The World of Music, vol. 33, no 3) à propos du tarab d’un "modèle interactif", mais en remplaçant la composante extatique par celle de transe. Il s’agit d’une interaction entre exécutant, musique, chant, et spectateur, mobilisant les appareils kinésique et para-linguistique. On peut ajouter la danse dans la liste des éléments de l’interaction." (p. 416-417).

Après avoir analysé "les procédés d’induction de la transe", Anne-Sophie Riegler en examine les trois autres phases du déroulement : "crise/plénitude (ou climax - NDR)/résolution". La crise est un "déchirement" entre "identité individuelle" et "identité sociale" : "les mesures figurent les contraintes auxquelles doit se tenir la performance quand différentes instances sont présentes (ou, en cas de solo, si ces instances étaient présentes) : elles n’ont de sens que d’un point de vue collectif. Les mesures constituent la forme que le collectif adopte esthétiquement. La démesure n’a au contraire de sens que du point de vue de l’individu qui va tenter de s’extraire des normes collectives. [...] Chez le performeur, plus que chez le spectateur, ce déchirement prendra la
forme d’un hiatus entre deux sentiments d’agentivité : celui qui est individuel et celui qui est conjoint, jusqu’à ce que les deux finissent par se compléter, voire s’annuler. Après la crise, ces deux sentiments semblent en effet fusionner. Commence la phase dite de "plénitude". Cela suppose que le déchirement cicatrise. Comment cette cicatrisation est-elle possible ? (p. 419-420). Il faut que les artistes flamencos éprouvent "une émotion partagée de contenu évaluatif semblable. [...] Il ne suffit pas que l’émotion touche la situation privée d’un autre performeur pour qu’il y ait sentiment d’unité : il faut que l’émotion corresponde aux normes ou buts du collectif lui-même. On a justement pu montrer que la performance flamenca met en jeu des préoccupations partagées, ou, tout au moins, la croyance que celles-ci sont partagées. [...] Tant les intérêts partagés que la synchronie affective interpersonnelle donnent lieu à des sentiments mutuels d’unité et de relation. Les émotions partagées permettent alors la coordination de l’action, mais aussi la motivent et la justifient. Le fait de partager l’émotion agit en retour sur l’agentivité et le sentiment d’agentivité : les artistes ont d’autant plus l’intention d’interagir qu’ils se sentent tendus vers le même objet. [...] Dans certains cas, la fusion des sentiments d’agentivité individuelle et conjointe laisse la place à une perte du sentiment d’agentivité. Mais ici, interviennent en plus des intérêts partagés et de la synchronie affective les croyances parmi les causes du phénomène (la croyance en Dieu notamment).
" (p. 421-422). "Le moment du plaisir le plus intense ne semble donc possible qu’au prix, non pas seulement d’un frottement entre mesures et démesures, mais bien d’un dépassement de leur opposition. Il y a dans le "duende" plus qu’un simple aller-retour entre exécution et interprétation. Le moment du pic est celui où une limite indépassable a toutes les apparences d’être atteinte : on ne joue plus avec les limites, on est dans la jouissance de la limite éprouvée. Mesure et démesure, discursivité et expressivité, fusionnent. Cependant, pour que l’unité soit complète, il faut que le spectateur entre lui aussi dans le dispositif. [...] A un degré qui dépendra de l’implication du spectateur dans la performance, interviendront là aussi les préoccupations partagées, la synchronie affective et la conscience de partager l’émotion au titre des causes du sentiment d’unité.". Si l’expérience du "duende" est perçue comme un évènement extraordinaire (une "illumination", une "révélation"), c’est donc parce qu’"elle forme un tout", alors que "l’expérience ordinaire est généralement dépourvue d’unité." (p. 424-426).

Pas de "duende" sans "communion", donc. L’auteure reprend ici la distinction de Gilbert Rouget entre "transe émotionnelle" et "transe communielle" : alors que la première suppose "une émotion fortement dépendante de la culture musicale en contexte profane (par exemple le tarab)", la seconde est "une transe du même type mais religieuse (le wajd), qui résulte de la recherche d’un lien avec Dieu.". "Nommer "duende" l’expérience d’intensité flamenca contribue à mettre l’accent sur un degré disons intermédiaire du transcendant et du religieux dans le flamenco (dans les croyances populaire, le "duende", comme le djinn, se situe quelque part entre l’humain et le divin - NDR). "C’est donner à penser que le pic se situe à mi-chemin entre ce que Rouget appelle la "transe émotionnelle" et la "transe communielle", c’est- à-dire entre transe profane et transe religieuse. Le concept de "duende" indique cette zone mitoyenne qui n’est ni tout à fait profane, ni tout à fait religieuse, mais qui définit un sacré d’un autre type, au sein duquel les dimensions empiètent les unes sur les autres. Le "duende" peut donc être compris comme une hiérophanie : une incursion du divin, ou plutôt du démonique, au cœur de l’expérience humaine. La "communion" qui s’effectue alors n’est ni entre les hommes ni entre les hommes et Dieu, mais entre les hommes et un mystère. Le "duende" désigne de ce point de vue une transe émotionnelle de type mystique. Voilà pourquoi, sans doute, quand on parle du "duende", on pense ne pas pouvoir l’expliquer : son nom connote le mystère. Si on pense au contraire pouvoir l’expliquer, peut-être serait-il pertinent de changer de désignation afin d’éviter toute confusion." (p. 428-429).

Le "duende" entraîne-t-il, comme les cérémonies de possession et de communion, le risque d’une aliénation confinant à la folie ? Plutôt une "altération" : "L’altération est à la fois émotionnelle – peut-être de la façon la plus manifeste chez le spectateur – et physique – cette fois de la façon la plus manifeste chez l’artiste. On peut dire qu’en ne craignant pas la laideur et la disharmonie, l’artiste qui rend possible le "duende" incarne métaphoriquement ce dernier au sens du monstre, de l’être hybride qu’il représente dans la mythologie espagnole depuis le XVe siècle. En jouant avec les limites de l’humain, l’artiste épouse la difformité physique de cette figure démonique habituellement fantasmée, et qui se trouve ici incarnée. Le récit de La Niña de los Peines mais aussi les images de Carmen Linares, Concha Vargas et El Pele, illustrent parfaitement ce que Bernard Sève (L’altération musicale) a pu dire de l’ "altération" subie par le "corps de scène" du musicien ou du chanteur – et du danseur peut-on ajouter – : corps sans la vue duquel on n’accéderait sans doute pas à la "pleine puissance de la musique." (p. 432). Cependant, "on peut soutenir que musicien, chanteur, palmero et danseur, "ont" tous l’émotion, ce qui ne signifie pas qu’ils la ressentent, mais qu’ils l’incarnent plus ou moins, le guitariste ayant tendance à l’incarner moins que le chanteur qui l’incarne à son tour moins que le danseur. Se justifie donc la comparaison que Lorca effectue entre La Niña de los Peines et la "pleureuse médiévale" : on sait que la pleureuse ne ressent pas (nécessairement) la peine qu’elle doit pourtant manifester et alimenter. Elle joue sa peine. L’important, c’est seulement qu’on croie qu’elle s’y identifie, donc qu’il y ait, non pas exactement identification, mais croyance en cette identification, ce qui donne l’impression que fusionnent l’émotion ressentie par le spectateur, l’émotion apparemment ressentie par l’acteur, et les propriétés émotionnelles de la performance. Ce qui confirme qu’il y a moins possession au sens fort que rencontre de l’émotion." (p. 436). Cette dernière remarque implique que les artistes flamencos ne perdent jamais totalement le contrôle de leur émotion, ce qui rend possible la dernière phase de la transe : "A l’évidence, on a affaire dans le "duende" à une expérience émotionnelle théâtralisée. Cette expérience implique un jeu dans/avec un cadre, donc aussi un contrôle, et ceci, à un double niveau. Premièrement, comme on sait, le flamenco est un art très relatif au contexte. Les variations de lieux (résidence privée, association, théâtre, etc.), d’événements (fête familiale, festival, programmation de saison, etc.), d’artistes mais aussi de publics, déterminent souvent le type de prestation qui sera effectué. C’est déjà dire qu’il s’agit d’un art soumis à la contrainte. Deuxièmement, quel que soit le type de prestation, c’est le fonctionnement en lui-même du flamenco qui montre que, loin des clichés, il s’agit là d’un art très mesuré. L’adhésion à ces différentes mesures empêche ainsi tout débordement complet." (p. 437).

Finalement, le "duende" serait une "transe ritualisée", ou plutôt "quasi ritualisée" dans la mesure où sa fonction symbolique n’adopte pas toujours une dimension religieuse. "On peut donc relativiser les trois qualifications habituelles prêtées au "duende" : son imprévisibilité, sa rareté et même sa puissance. L’imprévisibilité est tempérée par le fait qu’une certaine préparation à l’émotion est possible à la fois du côté du performeur et du côté du spectateur. Donc si on sait comment favoriser l’expérience, on peut potentiellement la réitérer. La culture esthétique est à ce titre une aide précieuse. C’est là ce qui tempère la rareté de l’expérience. On peut également interroger sa radicalité : l’émotion étant susceptible d’intensification, on peut très bien imaginer qu’il y ait des degrés d’intensité entre les différentes expériences de "duende". Ce qui apparaît dans son expérience au sujet "enduendado" comme un "saut" est en fait susceptible d’être tempéré ou intensifié. La puissance, certes réelle, du "duende" est relative, à la fois d’un individu à l’autre, et, pour un même individu, d’une performance à l’autre." (p. 438).

Ces caractéristiques de l’expérience du "duende" peuvent être complétées par une liste de ses conditions - non pas nécessaires et suffisantes, mais "prototypiques, c’est-à-dire qui n’ont pas à être toutes réunies pour qu’il y ait "duende", mais qui constituent l’ensemble de ses conditions les plus propices." (p. 439). Anne-Sophie Riegler en dénombre quatre principales (p. 440-449) :

_ "un espace commun réduit permettant la réunion, que celle-ci soit familiale, amicale ou sociale. De façon générale, règne dans le flamenco l’idée que le "duende" surgirait plus facilement en contexte intimiste."

_ "un temps dilaté, nocturne de préférence. Certains ingrédients courants de la mise en condition des artistes ont parfois été recensés comme s’il s’agissait d’un véritable rituel : alcool, drogues, fatigue corporelle, manque de sommeil, imprégnation du cante. On a des témoignages de juergas qui duraient parfois une nuit ou 24h."

_ "les émotions tristes : on peut penser qu’une troisième condition du "duende" est l’expression d’émotions négatives (au sens de tristes, douloureuses ou tragiques) dans la performance, même si on a relativisé au chapitre 5 l’association systématique entre palo et émotion."

_ " La présence gitane : une quatrième condition nous semble être que la performance soit effectuée par un ou des individus appartenant à la communauté gitane, sans qu’il soit pour autant question ici de reconduire aux purismes raciaux analysés au chapitre 4. Quatre raisons peuvent être invoquées. Une première est historique ; une deuxième, esthétique ; une troisième, sociologique ; et une dernière, épigénétique. 1) la raison historique qui amène à penser que la présence des gitans dans le flamenco peut favoriser l’émergence de l’émotion est tout simplement leur participation à la constitution du genre ; 2) il faut souligner le lien que cette communauté qu’on peut qualifier d’extravertie entretient avec l’expressivité ; 3) signalons également que le sentiment d’unité sera plus fort entre gitans qu’entre non-gitans ou entre gitans et non-gitans, y compris en dehors de la performance, ce qui peut avoir des incidences sur celles-ci. Il s’agit en effet d’une communauté reliée par un fort sentiment de solidarité, alors que, par contraste, les non-gitans auront davantage tendance à se sentir appartenir non à une communauté, mais, plus largement, à une société. Le sentiment d’appartenance communautaire des gitans concourt ainsi à réduire la distance psychique, affective et identitaire entre les différents participants de la performance ; 4) enfin, on pense généralement que les gitans portent en eux la mémoire d’un peuple nomade dépourvu d’identité et persécuté, et que, pour cette raison, ils seraient plus que d’autres capables de susciter l’émotion en exprimant les vicissitudes de ce peuple. On peut s’étonner de ce topos au regard de certains faits : comme par exemple qu’il puisse y avoir "duende" sans qu’aucun gitan ne soit présent, ou que les letras suscitent l’émotion sans comporter aucun thème lié à la vie gitane, ou encore que les gitans ne connaissent pas précisément la biographie de leurs ancêtres. Pourtant, on peut trouver une raison de légitimer cette idée si on tient compte de certaines données issues de l’épigénétique. Des recherches récentes montrent que, au moins sur deux générations, des traumatismes sont susceptibles de se transmettre aux descendants, dans la mesure où le génome peut être modifié par des facteurs environnementaux."

"[...] Le plaisir, dans le "duende", est lié à une diversité d’enjeux : sensibles, esthétiques, cognitifs, sociaux, parfois religieux. Son principal intérêt réside dans le fait qu’il autorise la (ré)affirmation de l’existence du corps collectif. L’émotion est l’occasion d’accéder à un savoir empirique sur l’identité. A ce titre, on peut concevoir le "duende" comme un mode de compréhension du lien étroit qu’entretiennent émotion et cognition. Ceci contribue à réfuter l’idée qu’il s’agit d’une expérience totalement irrationnelle, dont il serait impossible de tirer des analyses. Lorca lui-même ne niait pas qu’une certaine rationalité était à l’œuvre dans le "duende", comme lorsqu’il affirmait qu’ "avec du "duende", il est plus facile d’aimer, d’être compris, et l’on est sûr d’être aimé, d’être compris [...]". Ces mots suggèrent que la transe émotionnelle flamenca tient à la fois d’une forme de folie sensuelle, d’une expérience de vérité, et d’un sentiment de cohésion sociale." (p. 450-451).

La définition rationnelle du concept de "duende" rend possible l’étude comparative sur laquelle s’achève la thèse. Le "duende" pouvant "tout à fait désigner quelque chose de spécifique qu’on trouve universellement dans tous les genres musicaux mais sans pour autant s’identifier à ce qui constitue les propres de ces derniers, il faut alors distinguer entre domaine d’application et sens du concept." (p. 455). Compte tenu de la définition du "duende" et des caractéristiques de son expérience qu’elle a établies dans les chapitres précédents, Anne-Sophie Riegler conduit son analyse comparative à partir de trois questions : "1) tel ou tel genre musical tend-il ou non à favoriser une transe émotionnelle ; 2) dans quelles conditions, par comparaison avec celles du flamenco ; 3) et ceci, seulement en tant que cet état de transe a déjà fait l’objet d’une thématisation." (p. 456). Nous nous limiterons ici à souligner la diversité des notions et des genres musicaux interrogés par l’auteur, dont la liste suffira sans doute à démontrer l’ambition du propos et à susciter l’intérêt du lecteur : jazz (décliné en swing, groove, feeling, "être out there" et "transport spirituel"), blues, "tezeta" éthiopien, "dor" roumain, "saudade" portugaise, "aura" (conçu par Rafael Llano comme équivalent au concept de "duende" dans la théorie de Walter Benjamin - La Imagen-duende), "mugre" (tango argentin), yûgen (théâtre nô), tarab (musique arabe - longuement discuté), hāl persan, hŭng coréen, tsakir kefi et supărare ("phénomènes gitans"), rasa et ânanda (Asie) (p. 457-504). "Cette étude nous engage ainsi à concevoir le "duende" comme étant : 1) au minimum une généralité du point de vue de son noyau conceptuel (ce qui
autorise les comparaisons) ; 2) mais comme un singulier du point de vue de ses conditions de possibilité (ce qui explique que tous ne ressentent pas nécessairement le climax émotionnel, ou pas au même moment) ; 3) qui tend parfois à être un propre, en fonction du degré de partage de ces conditions de possibilité à l’intérieur d’une performance ou d’une culture donnée (ce qui explique que quelques uns, voire tous, ressentent quelquefois le climax en même temps). Hormis l’hypothèse de l’universalité, qui est invérifiable, les trois autres hypothèses (du général, du singulier et du propre) sont donc valables, mais pas sous le même rapport, ou pas en même temps.
C’est bien le modèle de l’analogie exposé en introduction qui nous semble devoir être retenu pour penser la comparaison entre le "duende" et ses différents équivalents.
" (p. 507-508).

La limpidité de la conclusion générale (p. 509-519) mériterait une citation intégrale - ce que nous ne ferons pas, rassurez-vous. Nous nous contenterons du dernier paragraphe : "Pris au sens du climax émotionnel de la performance, le "duende" révèle donc en quel point tendent à se rejoindre les enjeux majeurs du flamenco. Il constitue le trait le plus définitoire du flamenco, celui qui "survient" sur les autres et qui lui confère son sens et sa valeur maximaux. Si la possibilité de "duende" est ce que le flamenco comporte de plus spécifique, alors la perte de cette possibilité pourrait en dernière instance constituer le critère dirimant de la perte du flamenco lui-même. On touche en effet à la "moelle" du flamenco, pour reprendre un terme utilisé à la fois par Cunninghame Graham, Lorca et Andrés Marín, quand on vit l’expérience de "duende". Le flamenco constitue un mode d’expression s’alimentant à une quête d’absolu, et le "duende" est un moyen d’accès émotionnel à cet absolu. Il est le résultat de l’hybridité du flamenco quand celle-ci est poussée à son extrême. Ce qui était relatif dans les conditions ordinaires de la performance monte vers l’absolu, amorçant sa conversion en régime d’exception. Mais il est vrai que l’atteinte est toujours susceptible de degré. Et le passage réciproque du proche et du lointain l’un dans l’autre n’est jamais complet jusqu’à la rupture. La "perfection", en termes lorquiens, ne saurait donc être que relative. Nous pensons que le "duende" délivre un savoir empirique au sujet de l’essence humaine : il nous procure, comme le suggérait notre chapitre 6, le sentiment de notre grandeur relative. Il nous rappelle que nous nous situons à mi- chemin entre le transcendant auquel nous aspirons et qui, sous sa forme maximale, peut être représenté par le divin, et l’immanent dans lequel nous nous maintenons et qui, en son seuil minimal, est représenté par l’animal. Le "duende" est donc porteur d’une certaine sagesse, en laquelle on peut voir le dépassement de l’opposition entre folie et rationalité. C’est la raison pour laquelle en même temps qu’on touche à la "moelle" du flamenco dans le "duende", on touche aussi à celle de l’homme. En interaction, sur le vif, le "duende" est le moment où, tout en "étant", au sens faible du verbe être (estar), on tend à "être" au sens fort du verbe (ser)."

Notre tentative de résumé est évidemment loin d’épuiser la densité et la richesse de pensée d’un travail qui nous apprend beaucoup sur le flamenco et ouvre de nombreuses et fertiles pistes de réflexion et de recherche - ce dont témoigne également l’ampleur documentaire des annexes : bibliographie thématique (p. 522-551), documents audio et/ou visuels (p. 551-557), données de terrain (p. 557-561) et glossaire (p. 562-574).

Nous souhaitons donc qu’il soit rapidement accessible à tout un chacun - passionnés de flamenco, de musique et/ou de philosophie esthétique. Avis aux éditeurs...

PS : notre fidèle lecteur et néanmoins ami Matthieu Fiack nous signale que la thèse est accessible en ligne via le lien suivant : Les enjeux d’une esthétique du flamenco. Etude analytique et critique du duende.

Claude Worms

Illustrations : dessins de Federico García Lorca