Sabicas : "Fantasia Inca"

mercredi 2 janvier 2013 par Louis-Julien Nicolaou

NDR : Notre ami Louis Julien Nicolaou proposera désormais à nos lecteurs guitaristes des transcriptions de "classiques" de la guitare flamenca. De quoi constituer une bibliothèque musicale qui dressera un vaste panorama historique du genre. A vous de faire revivre ces compositions...

Le récent engouement pour les songes mayas d’ une fin au monde en a fourni une nouvelle preuve, l’ Amérique précolombienne est décidément une grande inspiratrice de fantaisies. Mayas, Aztèques et Incas ayant été vaincus et interdits de culture, au fil des siècles, il s’ est élaboré autour d’ eux tout un folklore de sorcelleries solaires, de cités pavées d’ or et de flûtes de Pan, bric-à-brac plus mythomane que mythologique en fin de compte, mais qui stimula plus d’ un imaginaire, de Hergé (Le Temple du soleil) et Edgar P. Jacobs (Le Mystère de l’Atlantide) à Werner Herzog (Aguirre, la colère de Dieu) et Fritz Lang (Les Araignées), en passant par Carlos Fuentes (L’ Oranger), Miguel Ángel Asturias (Légendes du Guatemala) ou Gabriel García Márquez (Cent ans de solitude). Même si les œuvres de ces trois derniers auteurs se réfèrent avec plus de sérieux à l’ histoire et aux cultes réels des Indiens de l’ ère précolombienne que celles des cinéastes et auteurs-dessinateurs précédemment cités, il convient de noter que, nourries d’ affabulations magiques, elles sont d’ abord des productions fantaisistes qui affirment l’ irrationnel comme constitutif de l’ indianité.

La Fantasía Inca de Sabicas est une petite contribution à ce vaste fourre-tout et ce n’ est certes pas en tant que témoignage « authentique » de la musique andine qu’ il convient de l’ aborder. L’ idée en est vraisemblablement venue au maestro durant l’ un de ses voyages, à moins qu’ un simple thème entendu à la radio n’ ait stimulé son inspiration. Après tout, El Cóndor Pasa était déjà un air mondialement célèbre bien avant que Simon & Garfunkel ne se l’ approprient pour en faire la scie que l’ on sait. Ce qui est intéressant ici, c’ est le signe de cette volonté, constante chez Sabicas, de créer un répertoire de pièces a priori non flamencas destinées à faire de brillants moments de concert. Il suivait là une certaine tradition des concertistes espagnols, qui entretenaient parfois un certain flou entre les domaines classique et flamenco ou, pour parler plus justement, entre le classique et le folklorique (ainsi, parmi les classiques, Ángel Iglesias ou Daniel Fortea, et parmi les flamenquistes, Estebán de Sanlúcar ou Manuel Cano).

D’ ailleurs, dès ses débuts, la guitare flamenca soliste a cherché à se constituer un répertoire de « fantaisies » où elle pourrait vagabonder à son aise dans d’ autres tonalités et d’ autres schémas mélodiques et rythmiques que ceux imposés par la tradition. C’est ainsi que Ramón Montoya a pu créer des formes aujourd’hui devenues canoniques, comme la Rondeña. Sabicas s’ est aventuré plus loin en dehors des sentiers balisés, multipliant les Ritmos del Paraguay, Fantasía militar, Zardas de Monti, Danza del Guadalquivir, Aires del Norte, et autres Danzas moras et árabes, toujours en partant d’ airs folkloriques espagnols, arabes ou sud-américains pour développer ensuite ses propres idées.

La Fantasía Inca est exemplaire de la manière dont Sabicas composait ces pièces particulières. On remarquera en premier lieu que, loin de prendre un thème étranger comme prétexte au déploiement de son extraordinaire virtuosité, il reste ici d’ une grande simplicité. Rien de bien difficile pour l’ interprète, tout coule naturellement sous les doigts. Le but recherché semble bien, d’ abord et avant tout, la transmission d’ une atmosphère, d’ un sentiment. N’est-ce pas là le propre d’ un cliché, si l’ on conserve à cette expression le double sens de prise de vue instantanée et d’ image facile, car trop bien connue ? Inutile de le nier, pour tirer plaisir de cette pièce, il faut accepter sa naïveté, sa facilité. Peu importe d’ ailleurs : l’ impression de porter un bonnet en laine de lama sur la tête vous passera dès que vous sentirez le plaisir que vos doigts tireront de cette musique.

Si l’ introduction libre peut encore laisser prévoir une Farruca (la tonalité en Ré mineur y prépare), dès que s’ installe la métrique lentement frappée sur la caisse (une noire et deux croches) on se sait déplacé de l’ Andalousie vers le Pérou. Le premier thème (T1, mesures 9 à 11) le confirme : exécuté sur un mode pentatonique étranger au flamenco, il est typiquement andin. Alliant simplicité, efficacité et expressivité ce début résume à lui seul tout un pan du génie de Sabicas, non pas le virtuose à la technique toujours mise au service de la musique, mais le compositeur maîtrisant à la perfection son « économie » (rien de superflu - une idée = un thème). A la mesure 14, un nouveau thème surgit (T2 - Do – Do – Ré – Ré - La, quatre croches et une noire), suivi d’ un accompagnement en tambura (deux croches et une noire frappées avec le pouce de la main droite sur les cordes, au bord du chevalet - cette technique est plutôt rare dans le flamenco moderne, mais assez fréquente chez les compositeurs espagnols de musique « classique »). A propos de ce nouveau thème, on notera une nouvelle fois sa très grande simplicité aussi bien mélodique que rythmique. Sabicas le joue quatre fois, deux fois à l’aigu (Do mineur à la 8ème case) puis dans les basses (Do à la 3ème case). Ce thème est enrichi à partir de la mesure 19 (la phrase « Do – Do – Ré – Ré - La » devient « La – La – Ré – Ré – Do – Ré – Do - La » - T2’) et est ensuite transposé deux tons plus bas, d’ abord à l’ aigu, puis dans les basses (mesures 22 et 23) Cette manière d’ étoffer un thème minuscule puis de le déplacer harmoniquement est une autre constante chez Sabicas. C’ est ainsi qu’ aux mesures 26 et 27, il reprend quasiment la mélodie des mesures 9 et 11 (T1) en la modifiant légèrement pour faire apparaître un nouveau motif intimement lié au premier (T1’). Même chose encore à la mesure 28 : le tempo s’ accélère soudainement, et les basses se mettent à suivre une cadence (alternance Ré et La, un peu à la manière d’ une Zambra), mais le chant, à l’ aigu, repose bien sur l’ ossature mélodique du second thème modifié (T2’).

On le voit, quand il composait, Sabicas faisait montre d’ autant de rigueur et de clarté que pouvaient en avoir des musiciens plus « lettrés » que lui. Telle est sans doute la leçon qu’ il faut retenir de cet agréable divertissement. En réussissant à fonder une pièce entière sur quelques notes seulement (tout tourne essentiellement autour de La, Ré et Do, et les notes intermédiaires appartiennent toutes à la gamme de Ré mineur pentatonique), Sabicas relève le défi d’ être concis et évocateur, suivant scrupuleusement les deux principes énoncés dans le titre, ceux de la fantaisie et du cliché. Très expressif, son jeu acquiert ici une dimension cinématographique, immédiatement accessible, « classique » même, si l’ on se réfère ici à l’ esthétique. On peut en sourire ou s’ en irriter – la faute au cliché –, mais ce type de compositions peut aussi sembler salutaire. Au risque de paraître un brin « réactionnaire », on peut trouver bon, dans un contexte où la guitare s’ égare trop souvent dans de bavardes et indigestes tambouilles de chromatismes, contretemps et remates sans queue ni tête, dans des discours dont on ne sait plus le sens tant ils semblent confus, mal agencés et complaisamment « cérébraux », de revenir à la grande clarté, à l’i nextinguible lumière qui a pour nom Sabicas.

Louis Julien Nicolaou

Transcription

Fantasia Inca

Galerie sonore

Fantasia Inca

Sabicas : Fantasia Inca - extrait du LP Everest 3395, 1976


Fantasia Inca
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