Deux incunables : Antonio Chacón et Isabelita de Jerez

mardi 9 mai 2017 par Claude Worms

Colección Carlos Martín Ballester : "Don Antonio Chacón" - un livre (284 pages - texte en espagnol) + 3 CDs, 2016

Isabelita de Jerez : "Jerez en el recuerdo" - un CD, collection "Flamenco y Universidad.Vol. L" - Marita Ediciones MTCD 1987, 2016

Le premier volume de la "Colección Carlos Martín Ballester", consacré à Don Antonio Chacón, est sans aucun doute une pièce fondamentale de la discographie flamenca - de l’"archéologie musicale" du flamenco, pour reprendre l’intitulé du blog de l’auteur, que nous ne saurions trop vous conseiller de consulter - El Arqueólogo Musical

Les trois CDs présentent 57 cantes, gravés entre 1899 et 1928. Soulignons d’abord que cinq inédits sont donc au programme, dont quatre cylindres de 1899 avec Miguel Borrull (padre) : une malagueña personnelle, deux séries de siguiriyas (dans les deux cas, un modèle mélodique attribué à El Viejo de la Isla et la cabal de Manuel Molina) et une série de Soleares (modèle mélodique attribués àLa Serneta et à Paquirri) - une découverte d’autant plus importante qu’Antonio Chacón a par la suite peu enregistré ces deux palos pour lesquels il était pourtant considéré comme un maître : quatre séries de soleares et six de siguiriyas. Pour ces dernières, Carlos Martín Ballester a également localisé un inédit de 1928, issu des séances avec Perico el del Lunar, écarté de l’édition par Odeón, sans doute pour cause de "bruits parasites" - une pratique courante des labels de l’époque qui laisse espérer d’autres surprises. A ce propos, notre ami Patrice Champarou nous suggère que certains trous dans les séries séquentielles de numéros de matrice pourraient correspondre à des enregistrements non commercialisés.

Les 52 autres cantes avaient déjà fait l’objet de rééditions : "Album de oro. 1909 (Efen Records CD 11202, 1994) pour les 18 cantes des séances Odeón de 1908 avec Juan Gandulla "Habichuela" ; "Don Antonio Chacón. La cumbre de un maestro" (Sonifolk 20093, 1996) pour les 24 cantes des séances Gramophone de 1913 et Gramófono de 1928 avec Ramón Montoya ; "Leyendas del Cante. Don Antonio Chacón" (EMI 7991 322, 1992) pour les séances Odeón de 1928 avec Perico el del Lunar (cette édition s’avérant particulièrement calamiteuse). Mais tous ces enregistrements ont été remastérisés par Carlos Martín Ballester avec un tel soin et un tel respect que cette nouvelle parution est absolument indispensable : d’abord par la qualité de conservation des disques et cylindres utilisés et par le matériel de lecture parfaitement adapté - par exemple, la vitesse de reproduction préconisée pour les 78 tours n’est pas toujours... 78 tours par minute. Surtout parce qu’il a choisi de privilégier la fidélité à la dynamique et au spectre sonores des originaux, plutôt que l’audition avec "tout le confort moderne" à laquelle nous sommes trop habitués, qui gomme certes nombre d’aspérités, mais aussi un peu de musique au passage.

Le livre qui accompagne ces trois CDs est tout aussi précieux, avec quatre contributions d’éminents spécialistes. D’abord une analyse rigoureuse de la discographie d’Antonio Chacón, en parallèle avec sa biographie, par Carlos Martín Ballester lui-même. On trouvera ensuite une présentation générale du répertoire de Chacón par Ramón Soler Díaz et de ses guitaristes par Guillermo Castro Buendía. Enfin, José Manuel Gamboa se penche avec sa verve habituelle sur la postérité critique et artistique du cantaor. Le titre et le sous-titre de son article suffiront sans doute à planter le décor : "De Papa a demonio. De cuando Chacón se convirtió en el Coco... Y al lavarnos las orejas resucitó" - les citations des élucubrations de Ricardo Molina, Domingo Manfredi Cano et consorts "no tienen desperdicios", pour reprendre l’une des expressions favorites de l’auteur.

L’appareil documentaire, bien mis en valeur par une édition très soignée, est également passionnant : photographies, extraits de catalogues discographiques et d’articles de presse, programmes de concerts... et surtout reproduction fac-similé des huit interviews accordés par Antonio Chacón entre 1912 et 1944.

Chaque enregistrement est présenté par un guide d’écoute. Outre une photo du cylindre ou du disque utilisé, le nom du label discographique et les numéros de matrice et de catalogue, l’année de parution et le texte de la letra (avec les éventuelles répétitions de vers), on y lira avec grand intérêt les commentaires de Ramón Soler Díaz et de Guillermo Castro Buendía. Le premier retrace d’abord la généalogie de chaque cante, s’il y a lieu (c’est à dire s’il ne s’agit pas d’une composition d’Antonio Chacón) - un travail qu’il à déjà excellemment mené dans d’autres ouvrages sur Antonio Mairena, Antonio El Chaqueta, La Repompa de Málaga, La Pirula, La Cañeta de Málaga et José Salazar, Canela de San Roque, entre autres. Suivent la mention des recueils dans lesquelles la letra avait déjà été publiée avant son enregistrement par Chacón et une recension des autres versions marquantes du même cante, limitée pour l’essentiel aux 78 tours. Pour sa part, Guillermo Castro Buendía se livre à une rapide description de l’accompagnement : mode ou tonalité, placement du capodastre, grille harmonique de l’accompagnement et remarques sur les particularités de certaines falsetas - le tout avec sa rigueur habituelle (nous ne saurions trop, une fois de plus, vous recommander la lecture des deux tomes de sa "Génesis Musical del Cante Flamenco" - Libros con Duende, Séville, 2014).

Un bonheur n’arrivant jamais seul, on nous annonce la parution prochaine d’autres volumes de la Colección Carlos Martín Ballester, consacrés surtout à des artistes flamencos, mais pas seulement - les rééditions discographiques de quelques ténors et autres "tiples" du début du XX siècle pourraient bien nous réserver quelques surprises, y compris flamencas. En tout cas, nous nous abonnons dès maintenant.

Claude Worms

Galerie sonore : neuf versions d’une malagueña de Chacón

Grâce au travail de Carlos Martín Ballester, nous savons maintenant qu’Antonio Chacón a enregistré la dernière malagueña qu’il ait composée en 1928, avec Ramón Montoya. Les séances du cantaor avec Perico el del Lunar et Montoya, respectivement pour Odeón et Gramófono, ont vraisemblablement été réalisées au début de cette même année, pour des parutions quasi simultanées en mars et avril. Jusqu’à présent, la série Gramófono était datée en 1925 (José Blas Vega : "Vida y cante de Don Antonio Chacón", Editorial Cinterco, Madrid, 1990). Il est intéressant de constater que deux de ses plus illustres collègues de l’époque, Pastora Pavón "Niña de los Peines" et Manuel Vallejo, en donnèrent leurs propres versions dès l’année suivante. Les "nouveautés" circulaient donc très rapidement dans le milieu professionnel - d’où l’importance d’établir des discographies précises et irréfutables. On constate ainsi, une fois de plus, l’importance du disque pour la constitution du répertoire, dès le début du XX siècle. Notons également qu’en 1928-1929, les deux guitaristes concernés n’accompagnent pas la malagueña dans le mode flamenco actuellement canonique, "por arriba" (mode flamenco sur Mi : Ramón Montoya joue "por taranta" (mode flamenco sur Fa#) pour Antonio Chacón et "por granaína" (mode flamenco sur Si) pour Manuel Vallejo ; Manolo de Badajoz joue lui aussi "por taranta" pour Pastora Pavón - en 1968, Pepe Martínez utilise ce même mode pour accompagner Juan Valderrama.

Antonio Chacón
Pastora Pavón "Niña de los Peines"
Manuel Vallejo
Curro de Utrera
Juan Valderrama
Luis de Córdoba
Enrique Morente 1
Mayte Martín
Enrique Morente 2

1) Antonio Chacón et Ramón Montoya (por taranta, capo V), 1928 - extrait de la "Colección Carlos Martín Ballester", vol. 1, CD 3.

2) Pastora Pavón "Niña de los Peines" et Manolo de Badajoz (por taranta, capo IV), 1929

3) Manuel Vallejo et Ramón Montoya (por granaína, capo I), 1929

4) Curro de Utrera et Rafael el Cordobés (por arriba, capo IV), 1958

5) Juan Valderrama et Pepe Martínez (por taranta, capo III), 1968

6) Luis de Córdoba et Ramón de Algeciras (por arriba, capo VI), 1975

7) Enrique Morente et Pepe Habichuela (por arriba, capo III), 1977

8) Mayte Martín et Juan Ramón Caro (por arriba, capo VI), 2000

9) Enrique Morente et Rafael Riqueni (por arriba, capo III), enregistrement public à Buitrago de Lozoya, 2011

Comme Antonio Chacón, Manuel Torre, José Cepero, Juan Mojama, El Gloria, La Pompi, Luisa Requejo... Isabel Ramos Moreno "Isabelita de Jerez" (Jerez, 1895 - Zamora, 1942) est incontestablement l’une des grandes artistes du cante jerezano du premier tiers du XX siècle. Si l’on commence seulement à lui accorder la place qu’elle mérite, c’est sans doute parce que les rééditions de son œuvre discographiques brillaient jusqu’à présent par leur rareté - peut-être aussi parce qu’il s’agit d’une cantaora et non d’un cantaor, ne manqueraient pas de dire les mauvaises langues, non sans raison. C’est dire si cet album, le cinquantième de la collection "Flamenco y Universidad", vient opportunément combler une lacune.

"Jerez en el recuerdo" n’est sans doute pas une édition de "la obra completa" d’Isabelita de Jerez, mais au moins un panorama quasi exhaustif de l’étendue et de la qualité de son répertoire : vingt-six cantes issus de treize 78 tours enregistrés pour la plupart en 1930 et 1931(les deux premiers sont hypothétiquement datés de 1927) pour Odeón, tous avec Manolo de Badajoz — une autre aubaine. Si les fandangos, d’ailleurs magnifiques, sont les plus nombreux - 7 au total (la mode de l’époque y est évidemment pour quelque chose), le reste du programme comporte 5 siguiriyas, 4 saetas, 4 bulerías, 4 soleares et bulerías por soleá, 1 petenera, des alegrías (1) et l’une des rares versions de "La Catalina", très différente de celle, contemporaine, de Manuel Vallejo (les curieux pourront également écouter celle de Naranjito de Triana, énigmatiquement sous-titrée "Tangos-Guajira" - CD Flamenco D’arte 02669, 1996).

La restauration sonore n’est pas tout à fait du niveau de celle que nous venons de commenter, et le livret est plutôt avare d’analyses et de commentaires. Du moins y trouve-t-on l’année d’édition, un numéro de catalogue, et surtout la reproduction intégrale des letras - ce qui est déjà un grand progrès par rapport à la situation antérieure.

Claude Worms

Galerie sonore :

Cambio por siguiriya
Fandangos
Bulerías
"La Catalina"

Isabelita de Jerez (chant) / Manolo de Badajoz (guitare)

Cambio por iguiriya (Curro Durse)

Bulerías

Fandangos

"La Catalina"


Antonio Chacón
Pastora Pavón "Niña de los Peines"
Manuel Vallejo
Curro de Utrera
Juan Valderrama
Enrique Morente 1
Luis de Córdoba
Mayte Martín
Enrique Morente 2
Cambio por siguiriya
Fandangos
Bulerías
"La Catalina"




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