Antonia Mercé "La Argentina" à Chaillot

samedi 14 juin 2014 par Nicolas Villodre

Antonia Mercé y Luque, dite La Argentina (Buenos Aires, 1890 – Bayonne, 1936), a été l’une des plus grandes figures de la danse espagnole d’avant-guerre...

... Lancée en France (après l’entichement parisien pour la vedette de la chanson et du cinéma Raquel Meller dont nous avons eu l’occasion de traiter ici-même) par le critique d’art André Levinson, pour qui elle accepta d’illustrer des conférences sur la danse, en 1923, à la Comédie des Champs-Elysées, elle fera l’objet d’un hommage, le mythique solo Argentina Sho (1977), rendu par les deux pionniers du butô, Tatsumi Hijikata himself (chorégraphe de cette pièce) et Kazuo Ôno (son interprète), ce dernier ayant été fasciné très jeune par un gala que la danseuse donna à Tokyo en 1929.
Levinson, critique exigeant qui admira toutes formes de danse ou presque (il mésestima par exemple Isadora Duncan en la considérant du point de vue technique, et dénigra son "faux-hellénisme scolaire" sans voir la révolution esthétique qu’apporta sa "danse libre"), avait apprécié La Argentina, vue notamment à l’Olympia, au Concert Mayol et au théâtre Femina.

Le journal Comœdia du 3 mars 1923 rend compte du cycle d’entretiens sur la danse et des prestations de la danseuse : "Ainsi augmentée d’éléments rétrospectifs et exotiques, la conférence de M. André Levinson présentait une étude aussi complète qu’inédite de la danse espagnole de terroir (sic !) et d’école. Aussi fut-elle beaucoup applaudie par un public de fidèles. Quant à Mlle Argentina, qui corroborait les assertions du critique par la suprême éloquence du mouvement cadencé, elle dut, acclamée à chaque reprise, bisser trois de ses danses, dont celle, prestigieuse entre toutes, exécutée sans musique, au son des castagnettes et du choc des talons." Levinson, séduit par la justesse de la danseuse argentine (mais de parents espagnols) qui a stylisé le flamenco plus qu’elle ne l’a réellement incarné, écrit de belles phrases sur l’isolement et la solitude de la danseuse de fond dans un article intitulé "Argentina et l’esprit de la danse espagnole" (Comœdia, 24 septembre 1923) : "L’emprise passionnelle d’une telle danse est naturellement augmentée par l’absence du partenaire. Cet isolement de la danseuse seule, l’étreinte impossible ajoute je ne sais quelle mélancolie au désir. Un couple serait moins pathétique. Or cet isolement est un premier pas vers l’abstraction." Plus loin, il détaille la qualité artistique d’Antonia Mercé : "Argentina confère une exquise noblesse à ces ondulations pâmées, à ces appels de la hanche et de la croupe. Elle affranchit la volupté de ses attaches charnelles (re-sic !). Elle en distille la sensualité, l’épure sans l’édulcorer. Sa svelte personne même semble – à l’instar d’une danseuse classique ou d’un appareil de précision – réduite à l’essentiel ; tout en elle est fonction chorégraphique."

Au moment où commence à être annoncée la Biennale du flamenco de Chaillot de 2015, il nous a paru intéressant de rappeler que Mme Argentina (ainsi que la dénomma respectueusement André Levinson) y a dansé... en 1932 – certes pas dans le bâtiment que nous connaissons, qui fut construit pour l’Exposition Universelle de 1937, mais dans le Théâtre du Trocadéro qui date du XIXe siècle. Nous avons retrouvé à la médiathèque du Centre National de la Danse le programme de l’époque attestant de cet événement qui se tint les 15 et 24 juin à 21h et le qualifiant de "Récital de danse espagnole". Son pianiste habituel, Luis Galve (Saragosse, 1908 – 1995), l’accompagnait, et on n’oublie pas de mentionner son "agent exclusif", Arnold Meckel. Sont insérées plusieurs pages de publicité immortalisant les stations services Darl’mat (qui existent toujours !), concessionnaires alors de Peugeot et de Panhard, la "ceinture réductive" de Madame X, destinée à affiner la ligne, la maison de couture Callot Sœurs, le piano Gaveau ("le maximum de sonorité pour le minimum d’encombrement"), les fourrures Max, les vêtements Augstabernard ("A la ville Madame Argentina est habillée par la maison Augustabernard"), les chapeaux Le Monnier, les disques Odéon (qui ont enregistré, en le valorisant, le "jeu de castagnettes de Madame Argentina" : on sait que cette dernière, insatisfaite de la première édition, la fit mettre au pilon et exigea que les castagnettes soient traitées comme un instrument de soliste).

Des photos de la dame par D’Ora, un texte d’Emiliano A. Aguilera et des coupures de presse (ABC, El Sol, Ahora, El Liberal, Libertad, Informaciones, Heraldo de Madrid) complètent le programme en deux actes, un entracte, huit scènes et une dizaine de tableaux, que nous détaillons : "Andaluza" (M. de Falla), "Córdoba" (I. Albéniz), danse de l’opéra "La Vie brève" (M. de Falla), "Malagueña" (I. Albéniz), "El Puerto" (I. Albéniz), "Puerta de Tierra" (Boléro classique, I. Albéniz), "Tango andalou" (du guitariste-accompagnateur d’Argentina, Romero Ballesteros), "Lagarterana" (danse populaire de la province de Tolède, J. Guerrero), "Cortège de noces" (Padre Donostia), deux danses du ballet "La Romeria de los Cornudos" ("Danse du châle" et "Danse de Grenade", G. Pittaluga), "Charrada" (danse populaire de la province de Salamanque), "Castille" (Au temps de Goya, I. Albéniz), "Rhapsodie basque" (J.M. Usandizaga), "Danse de la frayeur" (du ballet "L’Amour sorcier", M. de Falla), "Cuba" (Rumba, I. Albéniz), "La Corrida" (évocation d’une course de taureaux, Q. Valverde). Il est précisé que "toutes les danses sont des créations de Mme Argentina."

C’est d’ailleurs cette esthétisation, stylisation ou interprétation toute personnelle que certains critiques mal embouchés reprochèrent à la danseuse ! Ce ne fut jamais le cas de l’inconditionnel André Levinson...

Nicolas Villodre





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