Antonia Jiménez en París

dimanche 14 mai 2017 par Claude Worms

Antonia Jiménez : récital à la peña Flamenco en France - Paris, le 13 mai 2017

Photo : Luca Fiaccavento

Fanny Mendelssohn, Clara Schumann, Ethel Smyth, Amy Beach, Rebecca Clarke, Louise Farrenc, Mel Bonis, Marie Jaëll, Cécile Chaminade, Lili et Nadia Boulanger, Germaine Tailleferre... Pour nous en tenir au XIX et au premier XX siècles, combien de compositrices régulièrement oubliées par les Histoires de la Musique (le fait que l’on éprouve rarement le besoin d’expliciter l’adjectif sous-entendu, "classique", est déjà en soi tout un programme, d’exclusion) - encore ne doivent-elles leurs éphémères "redécouvertes" qu’au besoin des labels discographiques de renouveler un tant soit peu des catalogues passablement répétitifs. Quant aux chefs d’orchestre... De même, Lil Hardin, Marian McPartland, Mary Lou Williams, Rhoda Scott, Joanne Brackeen ou Carla Bley sont les quelques arbres qui cachent la forêt des musiciennes de jazz qui n’ont rien à envier à leurs collègues masculins - à l’heureuse exception des chanteuses.

C’est dire que la guitare flamenca n’a pas l’exclusivité des "discriminations de genre". Nous restons cependant résolument hostiles aux étiquettes du type "cante de mujer", ou, dans une autre veine tout aussi aberrante, "cante gitano". Gitan ou pas, femme ou homme ¿Qué más da ? Dans le meilleur des mondes possibles des aficionados et autres mélomanes, solidement plantés sur leurs deux oreilles et leur sensibilité, seule la qualité de la musique devrait importer. Antonia Jiménez y serait depuis longtemps reconnue pour ce qu’elle est, l’une des compositrices et guitaristes les plus originales et talentueuses de sa génération.

Nous avons assisté à la peña Flamenco en France à un récital de guitare flamenca exceptionnel, tant sur le plan des compositions que de leur interprétation. La personnalité à la fois humble et chaleureuse de la tocaora est d’ailleurs à l’image de sa musique, et a contribué grandement à la qualité de l’écoute du public qui remplissait la salle - le concert affichait complet. Soulignons d’abord qu’Antonia Jiménez ne se sent pas tenue de jouer invariablement vite (voire le plus vite possible, quoi qu’il en coûte à la musicalité, pour certains de ses collègues) pour démontrer une quelconque virtuosité de façade. Elle possède à un degré rare la faculté de choisir le juste tempo en fonction des palos qu’elle interprète, et de la facture de ses compositions. Nous pouvons ainsi savourer à loisir le moindre détour mélodique inattendu, la plus infime nuance de dynamique ou les dissonances abruptes dont elle est prodigue, et qu’elle cherche rarement à enrober de quelque sucrerie harmonique à la mode. Nous avons rarement eu la sensation d’entrer aussi commodément dans un univers musical étranger (nous n’avions jamais encore entendu Antonia Jiménez en solo), parce que la guitariste nous donne le temps de nous y immerger progressivement. C’est qu’elle ne s’enferme pas dans sa propre écoute, mais est au contraire attentive à celle de ses auditeurs, avec lesquels elle entretient un dialogue constant qui semble modifier en temps réel ses choix interprétatifs. C’est aussi que la richesse et la tenue formelle de ses compositions en assurent l’expressivité et l’intelligibilité, sans qu’il lui soit nécessaire de se livrer à des surlignages expressionnistes prémédités (nous serions tenté d’écrire "téléphonés").

La petenera résumait à elle seule le style de la compositrice - depuis combien de temps d’ailleurs ne s’était-on pas avisé de composer sur ce palo ? D’abord une introduction ad lib., sur des accords plaqués abyssaux troués de silences, que n’aurait pas désavoué le Federico Mompou de la "Música callada". Nous sommes ainsi plongés dans un univers onirique et tendre à la fois, sans savoir où il nous conduira, jusqu’à ce qu’en émerge un premier thème polyphonique suivi d’une première variation. Mais ce thème ne fait véritablement sens qu’à postériori, avec la citation du "paseo" traditionnel dont il s’avère être une métamorphose. La suite est une sorte de rondo varié, pendant lequel le premier thème et le "paseo" sont soumis à des éclairages polyphoniques et harmoniques changeants, comme autant d’angles de prise de vue qui joueraient avec les contours du modèle et avec la lumière.

Photo : Paco Lega / Aireflamenco.com

La taranta, suivie d’un tango por taranta, qui avait ouvert le concert donnait déjà des indications sur le style des compositions qui allaient suivre : ancrage dans les marqueurs du palo utilisés comme leitmotivs (ici, les ligados multiples dans les graves sur les accords de G7 et F# et le "paseo" binaire sur l’accord de D7/F#) d’abord cités dans leurs réalisations les plus traditionnelles, puis détournés - parfois en douceur vers des modulations d’abord insensibles que nous ne percevons qu’après coup, alors que nous sommes déjà "ailleurs" ; parfois violemment par l’irruption de dissonances imprévisibles et souvent non résolues, des suites serrées d’accords chromatiques (arpèges ou rasgueados) faisant office de transitions. Le diptyque guajira / tanguillo achevait le portrait de la compositrice : une introduction méditative d’abord, esquissant lentement le rythme de l’hémiole et conduisant à un thème mélodique dont l’évidence gracieuse nous a rappelé certaines pièces de concert d’Estebán de Sanlúcar. Le développement jouait sur des allers-retours entre la tonalité de La Majeur et son mode flamenco relatif (sur Do#), qu’allait ensuite reprendre le tanguillo extrait progressivement de la guajira par plusieurs mutations rythmiques : la partie 6/8 de l’hémiole de la guajira, reprise en boucle, devenait le compás à deux temps ternaires du tanguillo, lui-même changé ensuite en 2/4 par le jeu de vigoureux contretemps internes aux compases en rasgueados, avec l’accentuation caractéristique du tanguillo sur la deuxième croche du deuxième temps.

Taranta, guajira-tanguillo et petenera... Vint ensuite la pièce la plus longue et la plus ambitieuse du programme, qu’Antonia Jiménez qualifia d’ "emocional", non référencée à un palo précis. Il s’agissait en fait d’une suite composée d’une introduction ad lib., d’une alegría en Mi Majeur, d’une granaína, d’une malagueña et de verdiales pour la coda. L’alegría procédait comme la petenera - des compases en rasgueados (trame harmonique à chaque fois modifiée) et des "remates" en alzapúa constituant les cellules fondamentales et relativement traditionnelles à partir desquelles naissaient d’inventives variations (au sens propre du terme, et non au sens de falsetas). Un rallentando parfaitement mené conduisait à une granaína ad lib., après une modulation à partir de la dominante de la tonalité de Mi Majeur (B7) qui changeait de fonction et devenait l’accord du premier degré de la granaína (mode flamenco sur Si) - un procédé qui existe aussi dans le répertoire traditionnel du cante, en l’occurrence les Mirabrás. L’épisode por granaína était constitué d’un long et magnifique flux mélodico-harmonique continu, dans lequel affleurait par instant l’ADN guitaristique de la forme (ligados et glissé Fa# - Si sur la sixième corde ; cadence IVm - III - II - I). Nous avions déjà entendu ce procédé, moins abouti cependant, dans la taranta. Il allait également fournir la substance de la malagueña qui suivit, après une nouvelle modulation vers le mode flamenco sur Mi : l’accord du deuxième degré du mode por granaína (C) changeait à son tour de fonction, et devenait l’accord du sixième degré du mode flamenco sur Mi, pour une cadence VI - II - I (C - F - E). Après un épisode por malagueña aussi somptueux que la granaína précédente, la pièce s’achevait sur une coda por verdiales (coda traditionnelle de la malagueña) - un hommage aux compositeurs "éclectiques", aussi classiques que flamencos (ou vive-versa...) en forme de variations sur le fameux thème en arpèges qu’avaient traité, entre autres, Julián Arcas, Juan Parga ou Tomás Damas. Ce n’est donc pas un hasard si Antonia Jiménez nous offrit avant sa dernière composition une interprétation aussi délicate que flamenca de la "Soleá" de Julián Arcas.

Ces descriptions légèrement cuistres n’ont d’autre but que de vous donner un aperçu de la musique que nous avons eu le privilège d’écouter. Disons que les trois autres pièces étaient du même niveau :

_ soleá, suivie d’une soleá por bulería : "por arriba", avec une introduction traditionnelle en arpège transposée ensuite avec quelques dissonances expressives sur une descente chromatique G / F# / F ; cette séquence harmonique était reprise en rasgueados pour la transition vers la soleá por bulería - toujours le même scrupuleux souci de cohérence à grande échelle.

_ la siguiriya et le romance por bulería auraient pu être sous-titrés "éloge du rythme", ou du compás : la première composition en kaléidoscope autour d’un vigoureux trait de "pulgar" et de compases en rasgueados indéfiniment variés, non sans quelques intermèdes mélodiques plus lyriques ; la seconde, sur un thème récurrent très dynamique marqué de dissonances de neuvième mineure insistantes sur les deux cordes graves, aurait sans doute réjoui Leo Brouwer - "Eloge de la danse", aurait-il dit.

Dans le meilleur des mondes possibles des aficionados et autres mélomanes, Antonia Jiménez aurait déjà enregistré ses compositions. Qu’elle n’en ait pas encore eu l’opportunité est proprement scandaleux. Comme elle nous l’a dit après le concert, elle est en train de réaliser son premier album, mais doit "tout faire elle-même". Nous vous tiendrons au courant.

Claude Worms





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