Eulalia Pablo Lozano : "Mujeres guitarristas"

Signatura Ediciones - 2009

lundi 30 novembre 2009 par Claude Worms

L’ ouvrage d’ Eulalia Pablo Lozano vient à point nommé combler une lacune éditoriale, à un moment où les artistes flamencas semblent devoir procéder avec succès et talent à la reconquête du dernier bastion machiste du flamenco, le toque. Reconquête, car, comme le souligne l’ auteur, les femmes guitaristes ("Mujeres guitarristas") furent nombreuses jusque dans les années 1930. L’ occultation de ces précédents historiques dérangeants, et la disparition quasi complète de la guitare flamenca au féminin, correspondent logiquement à l’ interminable régime franquiste (1939 - 1975). Mais les prétextes aussi fallacieux qu’ hypocrites (manque de puissance physique - l’ auteur remarque à ce propos, à juste titre, qu’ il s’ agit là d’ une conception bien restrictive du toque, qui fait bon marché de qualités autrement plus importantes, telles la limpidité technique, la sensibilité..., pour faire court, la musicalité ; position "peu féminine", voire indécente ( ? ), pour la tenue de l’ instrument...) ont perduré au-delà, et semblent encore bien incrustés dans la mentalité collective de l’ "afición" masculine. Ici comme ailleurs, mais plus qu’ ailleurs, les femmes doivent "prouver" constamment leur compétence, et se heurtent à des préjugés tenaces qui transforment leur carrière en un parcours d’ obstacles permanent. Les critiques, même favorables, sont éclairantes, en ce qu’ elles mettent régulièrement en avant le sexe de l’ interprète et du compositeur, plutôt que la qualité de la musique produite en elle-même.

Dans sa présentation, Eulalia Pablo Lozano écrit que son principal objectif a été de "retrouver la mémoire historique des noms de ces femmes guitaristes, et d’ ouvrir ainsi la voie à la recherche flamenca en ce domaine". On ne trouvera donc ici que peu d’ aperçus théoriques, la plupart concentrés dans les courts cinq premiers chapitres : "Símbolos, tópicos e iconos" (l’ association féminité -guitare, à connotation érotique, dans les arts plastiques, et jusque dans la publicité) ; "Mujer y guitarra" (la présence obsédante des femmes guitaristes dans l’ iconographie reflétant la vie quotidienne de toutes les classes sociales, notamment dans les fêtes publiques et privées) ; "Cultoras ilustres" (de quelques femmes guitaristes célèbres de l’ aristocratie d’ ancien régime) ; "Aprendizaje y enseñanza de la guitarra" (la romance accompagnée par la guitare, ou le piano, comme art d’ agrément faisant partie intégrante des devoirs de la bonne maîtresse de maison bourgeoise du XIX siècle ; et quelques femmes professeurs illustres - saviez-vous que ce fut le cas d’ Ana Molina, la mère du cantaor Porrina de Badajoz, à qui nous devons quelques fameuses falsetas "por Tangos" ?) ; "¡Qué guapa era !" (la beauté, atout indispensable à toute guitariste professionnelle, et qualité souvent plus vantée par les critiques que le talent musical).

On notera que ces premiers chapitres sont abondamment illustrés par une iconographie passionnante et souvent peu connue, et l’ on regrettera donc que l’ éditeur n’ ait pas jugé utile de prévoir un budget suffisant pour une reprographie en couleur (reproductions en noir et blanc, de qualité parfois bien médiocre).

Eulalia Pablo Lozano

L’ essentiel de l’ ouvrage (chapitres VI à IX) est consacré à des notices biographiques bien documentées, ordonnées selon un plan thématique et chronologique : "Y se acompañaron a la guitarra"" (les chanteuses et danseuses accessoirement guitaristes, du XIX siècle au franquisme) ; "De profesión guitarrista" (les guitaristes flamencas professionnelles, pendant la même période) ; "El toque clásico" (de quelques guitaristes classiques) ; "Panorama actual" (les guitaristes flamencas professionnelles, depuis la fin du franquisme). Ces chapitres sont conclus par de courtes synthèses théoriques, qui reprennent et précisent les idées essentielles des cinq premiers chapitres, et préludent à la très brève conclusion (chapitre X : "Razones y sin razones" - nous serions tentés d’ écrire que "sinrazones" aurait suffi...).

Si l’ ignorance de nos lecteurs égale celle de l’ auteur de ces lignes, ils risquent de découvrir avec bonheur un très grand nombre d’ artistes oubliées. Les nombreux extraits d’ articles de journaux et d’ affiches confirment en outre un certain nombre de faits redécouverts depuis quelques temps par tous les chercheurs sérieux, en particulier la professionnalisation précoce des artistes flamencos, et la porosité des frontières entre les genres musicaux, et même les arts du spectacle.

Le flamenco était rarement seul à l’ affiche, et la plupart des spectacles proposaient des programmes dans lesquels voisinaient le chant flamenco, le chant lyrique, et la variété ; la danse flamenca, la danse régionale, et la danse classique ; le music-hall (imitateurs...) et le cirque (chiens savants... A ce propos, l’ interview de la guitariste Adela Cubas, réalisée par Carmen de Burgos, alias Colombine, dans les années 1920, vaut le détour. On y apprend, entre autre, comment un chien dressé lui fut préféré pour la programmation d’ une tournée aux USA) ; le théâtre et le cinéma (la projections des premiers longs métrages étant un argument publicitaire de poids)...

Dans ce contexte, les femmes ont naturellement une fonction prioritairement "ornementale". D’ où les difficultés des artistes dotées d’ un physique ingrat (lire, là encore, l’ interview d’ Adela Cubas). D’ où aussi le fait qu’ elles soient essentiellement identifiées à la danse, et donc leur pluridisciplinarité. La plupart sont à la fois guitariste et danseuse ou chanteuse (voire, souvent, les trois). Il semble avoir été exclu d’ être "seulement" guitariste, ce qui était par contre parfaitement admis pour les hommes (même si de nombreux cantaores de la fin du XIX s’ accompagnait eux-mêmes à la guitare, Juan Breva en étant un des exemples les plus illustres).

Adela Cubas / Anilla la de Ronda

Dans ces conditions, la classification entre les chanteuses s’ accompagnant à la guitare, et les guitaristes à part entière, s’ avère aléatoire. Une question de dosage : certaines sont surtout "cantaoras", d’ autres surtout "tocaoras". Pour les premières, l’ auteur s’ étend plus longuement sur les carrières d’ Isabelle Muñoz et de Teresita España. Mais on trouvera aussi quelques cantaoras célèbres, telles La Antequerana ou Anilla la de Ronda. Beaucoup sont aussi, voire surtout, des danseuses renommées (Trinidad Huertas "La Cuenca", Nereida...). Pour les guitaristes, on retiendra surtout Adela Cubas, qui accompagna des cantaores importants, dont Manuel Pavón et El Mochuelo (il semble même qu’ elle ait parfois volé la vedette à ce dernier, présenté comme "le chanteur" d’ Adela Cubas), et des bailaoras célèbres, dont les soeurs Borrull, La Argentinita, La Macarrona... Elle se produisit aussi en solo, dirigea des spectacles, et participa à la création du Syndicat des Artistes de Variétés, dont elle fit partie du premier bureau exécutif.

Le répertoire de l’ époque, tant pour la guitare que pour le chant et la danse, est lui aussi aux frontières du flamenco, du "cuplé", du folklore et de la musique savante. La Jota, par exemple, y figure en bonne place : Adela Cubas la joue en solo, et Isabel Muñoz en est l’ une des meilleures interprètes vocales de l’ époque (ce qui ne l’ empêche pas de chanter aussi la Mariana ou la GranaIna, en s’ accompagnant elle même à la guitare, ou avec accompagnement d’ orchestre...). Et que dire de Teresita España, qui chante, danse et joue tous ces genres musicaux, "triomphe dans le cante jondo"... et rivalise avec la meneuse de revue Raquel Meller ou la danseuse de ballet Eloísa Albéniz. De même, les guitaristes classiques sont volontiers "éclectiques" (pour reprendre le terme très adéquat d’ Eugenio Rioja), et inscrivent régulièrement à leurs programmes des pièces de compositeurs eux-mêmes "éclectiques", inspirées du folklore ou du flamenco (JulianArcas, Tomás Damas, Juan Parga...).

On notera enfin que, ici comme ailleurs, le mariage influe notablement sur la carrière de ces artistes, ou même y met brutalement fin : Adela Cubas quitte la scène après son mariage, et n’ y revient qu’ après son veuvage ; Francisca Cano, remarquable élève et partenaire de Victor Monge "Serranito", ne s’ est plus produite en public depuis son mariage ; Victoria de Miguel fut détournée de sa vocation de guitariste classique par son mari, le cantaor El Canario de Madrid, qui la "persuada" de passer au cante flamenco ; de même, Carmen Sibajas, pianiste de formation, devint bailaora après son mariage avec le cantaor Perico Sevilla (certains des lecteurs de ma génération se souviendront peut-être de les avoir applaudis à Paris, au tablao "Le Catalan")...

Heureusement, les temps changent, et la liste des guitaristes flamencas contemporaines, établie par l’ auteur, est aussi rassurante que réjouissante, même si la plupart doivent encore vivre de l’ enseignement, plutôt que du concert : Antonia Jiménez, María José Matos, Celia Morales, Laura González, Mercedes Luján, María José Domínguez, Rosa Villalón, Pilar Alonso Gallardo, Elena Castillo García, Pilar de Pablos López, Davinia Ballesteros Sojo, Paqui Vicario, Rosa de las Ovejas Negras, Bettina Flatter, Carolina Planté... La plupart ajoutent à leur solide formation technique des études musicales et / ou universitaires de haut niveau. Faut-il y voir, là encore, les effets (heureux au demeurant) de la compétition avec leurs collègues masculins, qui ne sont pas soumis aux mêmes exigences ?

Merci à Eulalia Pablo Lozano, dont l’ ouvrage vient opportunément remettre quelques pendules à l’ heure.

Claude Worms

Galerie sonore

Teresita España (chant et guitare) : Soleares

Teresita España (chant et guitare) : Sevillanas


Soleares
Sevillanas




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