Hommage à Gabriel Moreno

Sa discographie Hispavox : 1967 - 1973

lundi 10 octobre 2016 par Claude Worms

Il arrive hélas que les aficionados aient la mémoire courte. On n’entend plus guère parler de Gabriel Moreno, l’un des grands cantaores contemporains, que les jeunes artistes du début du XXIème siècle tiennent pourtant en grande estime (Laura Vital, Rocío Márquez...). Cantaor pour cantaor(a)es ? Deux récentes rééditions, qui ont le mérite d’exister malgré leurs nombreux défauts, nous donnent l’occasion de revenir sur sa brillante discographie sur le label Hispavox.

Hormis Carmen Linares (1951) et José Gabriel Moreno Carrillo “Gabriel Moreno" (Linares, 1941), la longue tradition cantaora de Linares est essentiellement constituée de spécialistes des "cantes de minas". La liste des grands interprètes et créateurs de tarantas, mineras... nés dans la ville minière, dont certains furent cependant un peu plus généralistes, est impressionnante : José Leiva (1848 ? – 1900 ?), “El Bacalao“ (1850 ? – 1920 ?), “La Rubia de las Perlas“ (1863 ? – 1935 ?), “El Grillo“ (1865 ? – 1920 ?), “El Sordo“ (1865 ? – 1920 ?), Diego Cabeza “Diego el Vagonero“ (1870 ? – 1930 ?), “Basilio“ (1873 ? – 1937 ?), “El Tonto de Linares“ (1873 ? – 1935 ?), “El Poyo“ (1880 ? – 1950 ?), Fructuoso Reyes Mendoza “El Frutos“ (1885 ? – 1960 ?), Luis Soriano Cabrera “El Cabrerillo“ (1892 – 1938), Diego Moreno “El Personita“ (1895 ? – 1969 ?), Carlota Carrillo “La Carlotica“ (1900 – 1975), Andrés Heredia Pacheco “El Bizco Heredia“ (1900 – 1966), La Fuensanta (1905 ? – 1965 ?), Petra García Espinosa “Niña de Linares (1911 – 1969 ?), Lucas Soto Martín “Luquitas de Marchena“ (1913 – 1965), Manuel García Ramirez “Manolo de Linares“ ou “Chato de Linares“ (1917 – 2004), Coronel de Linares (1939), Antonio Martín Padilla “Niño Linares“ (1948), Manolo Romero (1950), José Heredia “Joselete“ (1959)… Nos nombreux points d’interrogations montrent à quel point la biographie de la plupart de ces artistes reste incertaine, sans doute parce que l’historiographie du flamenco les ignore plus ou moins, du fait d’un répertoire jugé trop limité et trop "local".

Tel n’est pas le cas de Gabriel Moreno, dont tous les disques présentent un programme d’une grande variété, à tel point que ses premiers albums pour Hispavox pourraient à eux seuls former l’une de ces anthologies dont on était si friand dans les années 1960-1970.

La famille Moreno s’installe à Málaga quelque temps après la naissance de Gabriel, et c’est donc dans cette ville qu’il fait ses premières armes... à huit ans, en remportant le concours radiophonique "Fiesta en el aire". Gabriel Moreno sera donc d’abord l’un de ces nombreux "niños cantaores" qui ont toujours fait les délices du public andalou : entre huit et treize ans, il chante sur scène aux côtés de Canalejas de Puerto Real, José Palanca, Juanito Valderrama et Manuel Vallejo, puis parcourt l’Espagne avec le spectacle "Los Joselitos del Cante", sous le nom de "Joselito de Jaén" - en référence, naturellement, à José Jiménez Fernández "Joselito", découvert par Luis Mariano, et de deux ans le cadet de Gabriel Moreno.

A la faveur d’un contrat avec sa cousine, la bailaora Fernanda Romero, le cantaor tente une première aventure madrilène, suivie d’un séjour de trois ans à New-York, où il travaille au tablao "Cháteau Madrid". A son retour en Espagne, il gagne le premier prix de sigiuiriya au concours de Córdoba (1957), puis regagne Málaga. Les perspectives professionnelles s’y avérant des plus limitées, il s’installe finalement définitivement à Madrid. C’est alors que sa carrière prend une toute autre dimension, notamment à la suite de sa rencontre avec Victor Monge "Serranito". Il fait la connaissance du guitariste au "Riscal", l’un des restaurants les plus fréquentés par les artistes et l’intelligentsia madrilènes, dirigé par Alfonso Camorra, oncle de Manuel Rey, lui-même propriétaire du tablao "Corral de la morería". C’est ainsi que Gabriel Moreno formera avec Victor Monge "Serranito" et la danseuse et virtuose des castagnettes Lucero Tena, de longues années durant, le trio vedette de l’un des tablaos les plus prestigieux de la capitale espagnole - ce qui lui vaut immédiatement l’enregistrement d’un premier LP pour Hispavox ("Cante flamenco" - Hispavox HH 10-309, 1967) et une tournée en URSS avec ses deux partenaires (la première organisée pour des artistes flamencos en Union Soviétique). Si l’on en croit le texte de présentation, il semble qu’Hispavox ait placé de grands espoirs commerciaux dans cette première rencontre au sommet du cantaor et du guitariste : "Hispavox desea hacer patente la satisfacción que le produce la presencia de Gabriel Moreno en el cuadro de artistas exclusivos...". Le bon accueil de l’album par la critique et les aficionados (dans la mesure du marché flamenco de l’époque...) justifiait amplement la parution d’un second enregistrement, intitulé "Gabriel Moreno. Guitarrista : Victor Monge Serranito" (Hispavox HH 10-343) - preuve qu’il s’agissait dans l’esprit des producteurs d’un authentique duo, au sein duquel le guitariste était aussi important que le chanteur. Hélas, il se heurta à la concurrence implacable du premier album de Camarón de La Isla "con la colaboración especial de Paco de Lucía" (Philips, 1969). Si les deux duos étaient sans aucun doute d’une égale virtuosité et d’un égal talent musical, les aînés étaient aussi plus austères et d’une écoute moins immédiatement séduisante que les cadets. On connaît la suite... Victor Monge "Serranito" se lança dans une brillante carrière internationale de concertiste soliste, et Gabriel Moreno était trop original (et trop marginal géographiquement...) pour l’orthodoxie "maireniste", mais trop traditionaliste pour l’avant-garde flamenca en train de naître - bref, trop inclassable pour qu’un label mise durablement sur lui pour augmenter les dividendes de ses actionnaires.

Dans ces conditions, l’année 1970 sera marquée par un premier enregistrement avec Felix de Utrera ("Gabriel Moreno" - Hispavox HH 10-377) et par une courte incursion chez Columbia, avec pour la dernière fois la collaboration partielle de Serranito, remplacé sur plusieurs plages par Alejandro Manzano (LP Columbia C 7098) - une tentative sans lendemain suivie d’un retour chez Hispavox, pour deux derniers LPs avec Felix de Utrera. On remarquera à ce propos une certaine similitude entre la discographie de Gabriel Moreno et celle d’Enrique Morente, qui enregistrait à l’époque pour le même label : deux ou trois albums centrés sur le répertoire traditionnel, suivis de deux ou trois autres plus innovants - pour Morente : "Cante flamenco", 1967 (même titre et même année que pour Gabriel Moreno, avec déjà Felix de Utrera) ; "Cantes antiguos del flamenco" (1968, avec Niño Ricardo) ; "Homenaje flamenco a Miguel Hernández" (1971, avec Perico el del Lunar et Parrilla de Jerez) ; "Se hace camino al andar" (1975, avec Manzanita, Luis Habichuela et Amador) ; "Homenaje a don Antonio Chacón" (1977, avec Pepe Habichuela).

Le LP "Cantes de Pastora y Tomás Pavón (Hispavox HH - 10414, 1972) précède de cinq ans l’hommage à Antonio Chacón de Morente, mais lui est similaire quand à son objectif. Il s’agissait de faire revivre le répertoire de maîtres du cante largement sous-estimés à l’époque (aussi étrange que cela puisse paraître avec le recul), et dont les enregistrements n’étaient accessibles qu’à une poignée de collectionneurs de 78 tours incunables : donc, d’abord de diffuser leurs œuvres le plus largement possible, mais aussi d’en donner des lectures personnelles différentes des interprétations de leurs créateurs. Gabriel Moreno a souvent déclaré qu’il ne connaissait Pastora Pavón "Niña de los Peines" que par ouï-dire, et qu’il ignorait même l’existence de son frère Tomás, jusqu’à ce que Sabicas lui fasse don de bandes magnétiques reproduisant un certain nombre de leurs 78 tours lors de diverses rencontres pendant son séjour new-yorkais. Il s’est donc passé une quinzaine d’années entre cette première révélation et la réalisation de l’album : ce long travail d’étude, de maturation, puis d’appropriation nous aura valu l’un des disques majeurs de chant flamenco des années 1970.

Par son travail sur les textes, "Gabriel Moreno canta en calo" (Hispavox, série "Clave", 181312 S, 1973) est un peu le pendant de l’hommage à Miguel Hernández, même s’il ne s’agit pas d’adaptations de poèmes mais d’une tentative d’écriture de "letras" avec le vocabulaire subsistant de la langue des gitans andalous - en tout cas un autre sommet de la discographie de l’époque, avec notamment l’une des plus belles granaínas que nous connaissions (nous vous en proposerons prochainement toutes les plages dans notre rubrique "Archives sonores").

Cependant, le parallèle entre les deux artistes s’arrête là. Gabriel Moreno ne s’est jamais lancé dans l’expérimentation musicale ou sonore, et n’a jamais non plus composé de cantes originaux, si l’on excepte des fandangos personnels, qui eurent d’ailleurs un tel succès (justifié) qu’on en réédita des compilations en EPs. Il nous aura aussi transmis les beaux tangos composés par sa mère, Carlota Carrillo Fernández "Carlotita", souvent improprement dénommés "tangos de Jaén".

C’est peut-être pour cette raison, et parce qu’il ne retrouvera plus de guitariste de son niveau (Felix de Utrera, bon disciple de Niño Ricardo et musicien de studio expérimenté, n’a cependant ni la virtuosité, ni surtout la créativité, de Victor Monge "Serranito" ou de Paco de Lucía), que sa discographie marque le pas à partir du milieu des années 1970. Il est révélateur que le label Philips, pour lequel il enregistra en 1974 un album avec Ramón de Algeciras et Niño Ricardo Hijo (Philips 63 28 120) n’ait pas jugé utile de mobiliser pour l’occasion le duo Paco / Ramón, ou encore le duo Paco de Lucía / Paco Cepero, comme il le faisait régulièrement, non seulement pour Camarón et Chato de La Isla, mais aussi pour des artistes de moindre talent.

Peut-être aussi Gabriel Moreno s’est-il finalement contenté de cultiver consciencieusement son art de tablaos en festivals et de festivals en peñas, et d’en vivre dignement. Le titre de son dernier enregistrement, "Mirando atrás sin ira" (KMC CD-0289, 2010 - avec Lorenzo Álvarez), résume sans doute bien cette modeste philosophie. Auparavant, il avait tout de même enregistré quelques disques délectables : "Recital de cante. Vol. 1 et 2" (1989 - avec El Viejín, Carlos Pardo et Sharod el hijo del Tupé. Réédition en CDs : Doblon 96703, 2003) et "De lunares verdes" (Promesa CD. 15000, 1998 - avec Juan Carlos Gómez, un élève de Serranito...).

Les deux récents CDs intitulés "Pasión por el flamenco" et "Duende flamenco" (Vox 5521 et 5522, 2016) reprennent dans un pittoresque désordre des extraits des albums Hispavox de 1969, Columbia de 1970 et Philips de 1974 - aucun intégralement, mais avec en prime un cante accompagné par Felix de Utrera ("Las tejas de tu tejado" - tangos de La Carlotica, 1970). Ni dates ni informations sur la provenance des enregistrements, encore moins de livret, et une savante confusion chronologique dans l’ordre (?) des plages, qualité sonore à l’avenant... : nous avons rarement vu rééditions plus indignes, mais en l’état, ce sont les seules disponibles.

Le premier LP de Gabriel Moreno (1967) a été réédité en CD dans la collection "Historia del flamenco" (Hispavox, 2002). On le trouve également dans l’anthologie "Gabriel Moreno. Un cantaor completo" (2 CDs Hispavox, série "Quejío", 57997, 1997), couplé avec "Gabriel Moreno" (1970) et "Cantes de Pastora y Tomás Pavón" (1972). Il s’agit de loin de la production la plus recommandable consacrée à Gabriel Moreno, et ce n’est sans doute pas un hasard si nous la devons une fois de plus à José Manuel Gamboa. Mais la calamiteuse production sonore d’origine (mixage avec palmas et jaleo envahissants, entre autres) n’a pas été vraiment améliorée, et "Gabriel Moreno canta en calo" attend toujours sa résurrection digitale. Espérons donc qu’on voudra bien donner un jour à José Manuel Gamboa les moyens de faire pour les disques Hispavox de Gabriel Moreno ce qu’il vient d’accomplir pour ceux d’Enrique Morente ("... y volver la vista atrás" - Warner Music, 2015) : une remastérisation respectueuse à partir des bandes d’origine, accompagnée d’un de ces livrets érudits dont il a le secret. Peut-être aussi quelque programmateur avisé pourrait-il rendre hommage à Gabriel Moreno pendant qu’il en est encore temps...

Claude Worms

Galerie sonore : 1967 - 1973

1) Extraits de "Cante flamenco" (Hispavox, 1967) - guitare : Victor Monge "Serranito"

Malagueña (Antonio Chacón) / Bulerías

Malagueña
Bulerías 1

2) Extraits de "Gabriel Moreno. Guitarrista : Victor Monge Serranito" (Hispavox, 1969) - guitare : Victor Monge "Serranito"

Siguiriyas (Manuel Molina, Antonio Cagancho, Frasco el Colorao) / Cantiñas (Pastora Pavón "Niña de los Peines")

Siguiriyas
Cantiñas

3) Extraits de "Gabriel Moreno" (Hispavox, 1970) - guitare : Felix de Utrera

Taranta de Linares / Tangos (La Carlotica)

Taranta de Linares
Tangos 1

4) Extraits de "Gabriel Moreno" (Columbia, 1970) - guitare : Victor Monge "Serranito"

Soleares por Bulería / Fandangos (Gabriel Moreno)

Soleares por Bulería
Fandangos

5) Extraits de "Cantes de Pastora y Tomás Pavón" (1972) - guitare : Felix de Utrera

Tientos (versions Pastora Pavón) - Soleares (versions Tomás Pavón)

Tientos
Soleares

6) Extraits de "Gabriel Moreno canta en calo" (Hispavox, 1973) - guitare : Felix de Utrera

Bulerías / Tangos de Triana (El Titi)

Bulerías 2
Tangos 2

Malagueña
Bulerías 1
Taranta de Linares
Tangos 1
Tientos
Soleares
Siguiriyas
Cantiñas
Soleares por Bulería
Fandangos
Bulerías 2
Tangos 2




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