Colección Carlos Martín Ballester. Volume 3 : Tomás Pavón

lundi 24 février 2020 par Claude Worms

Carlos Martín Ballester, Ramón Soler Díaz, Norberto Torres Cortes et José Manuel Gamboa : "Tomás Pavón. Colección Carlos Martín Ballester. Volume 3". – Madrid, Colección Carlos Martín Ballester, 2019. 328 pages (texte en espagnol) + 1 CD

Après celles d’Antonio Chacón et de Manuel Torres, le troisième volume de la Colección Carlos Martín Ballester ressuscite l’œuvre discographique de Tomás Pavón. Parler de résurrection à propos du contenu du CD n’est en rien une exagération, tant la qualité sonore est superlative, comme d’ailleurs celle de l’iconographie pour partie inédite – ce qui ne surprendra pas les heureux possesseurs des deux volumes précédents. Logiquement, l’éditeur annonce "en préparation" une quatrième livraison consacrée à Pastora Pavón "Niña de los Peines". Nous disposerons alors, rééditées dans des conditions optimales, des quatre pierres angulaires de la discographie flamenca de la première moitié du XXe siècle, auxquelles ne manquera pas de s’ajouter ultérieurement, espérons-le, le legs du pionnier encyclopédique Antonio Pozo Rodríguez "el Mochuelo". Il faudra sans doute nous armer de patience pour celui de la Niña de los Peines : pas moins de 258 faces de 78 tours identifiées à ce jours, enregistrées entre 1909 et 1950. Ce sera en tout cas une aubaine, non seulement pour les amateurs de cante, mais aussi pour les spécialistes de la guitare flamenca. Les trois premiers volumes de la collection nous ont déjà restitué dans leurs moindres détails le grain sonore et la dynamique du toque de Juan Gandulla Habichuela, Miguel Borrull, Hijo de Salvador, Ramón Montoya, Perico el del Lunar, Javier Molina, Niño Ricardo et Melchor de Marchena ; la discographie de Pastora Pavón, est aussi, accessoirement, une anthologie quasi exhaustive du gotha des guitaristes flamencos des années 1910-1950 (Ramón Montoya, Luis Molina, Currito de la Jeroma, Niño Ricardo, Manolo de Badajoz, Antonio Moreno et Melchor de Marchena, dans l’ordre chronologique des enregistrements).

Comme de coutume, quatre éminents spécialistes signent des commentaires érudits sur la vie et l’œuvre de Tomás Pavón. La longue étude de Carlos Martín Ballester (pages 17 à 167) innove en ce qu’elle dépasse le cadre du simple récit biographique, d’ailleurs déjà amplement documenté par Manuel Bohórquez Casado (La Niña de los Peines en la Casa de los Pavón. Séville, Signatura Ediciones, 2000 ; Tomás Pavón. El Príncipe de la Alameda. Séville, Pozo Nuevo, 2007). Sur la base de nombreux articles de journaux et de témoignages familiaux (de sa sœur Pastora Pavón, de son beau-frère Pepe Pinto, de son neveu, le pianiste Arturo Pavón etc.) l’auteur s’attache plutôt à esquisser un portrait psychologique du cantaor, et surtout à reconstituer sa formation musicale et le contexte économique et social de sa carrière. Si tant est que ce terme convienne pour un artiste qui répugnait à quitter Séville et l’Alameda, et qui s’employa surtout à fuir la scène - qu’il s’agisse de cafés cantantes ou de théâtres -, et les studios d’enregistrement, préférant nettement chanter pour de petits cercles d’aficionados, quand il se sentait en confiance et en avait envie. Dans ces conditions, on comprend que sa discographie soit particulièrement réduite, et concentrée sur deux années distantes de deux décennies : 14 faces en 1927 pour Regal, avec Niño Ricardo, et 6 en 1947 pour La Voz de su Amo, avec Melchor de Marchena, auxquelles s’ajoutent trois enregistrements en 1930 pour Odeón (des fandangos accompagnés par Manolo de Badajoz et deux saetas avec orchestre). Le total est passé des 21 séries de cantes du CD qui accompagnait le livre de Manuel Bohórquez à 23, grâce à la quête inlassable de Carlos Martín Ballester qui a exhumé deux enregistrements jusqu’à présent introuvables : les fandangos avec Manolo de Badajoz, et une siguiriya de Francisco la Perla issue des séances Regal de 1927. Il ne reste plus à débusquer que les martinetes et les soleares de 1930 - ¡ ánimo !

Illustration, page 201

Nous devons sans doute à Pastora les enregistrements miraculeux (dans tous les sens du terme) de son frère. D’une part parce qu’elle usa de sa notoriété pour convaincre les labels d’éditer ces disques : à l’exception de la siguiriya de Francisco la Perla et de "fandanguillos" ("muestra no vendible"), toutes les étiquettes des disques Regal portent la mention "Por TOMAS, hermano de ’LA NIÑA DE LOS PEINES’" - cf. les photos illustrant chaque plage du CD. D’autre part, parce qu’elle s’efforça, souvent secondée par son mari Pepe Pinto, de mettre son frère cadet en confiance en reconstituant devant les micros une ambiance de réunion familiale - d’où les chaleureux "jaleos" de rigueur, qui saluent systématiquement chaque "temple" et chaque cante ("Vamos a ver... Tomás... vamos a ver Tomasito... ¡ Olé ! hombres... los hombres con alma y ánimo..." - page 51). Tomás Pavón n’aurait sans doute jamais mis les pieds dans un studio s’il n’avait eu la sécurité de chanter en alternance avec eux. De ce point de vue, la reconstitution minutieuse de la chronologie des séances à partir des numéros de matrice, par artistes et chants interprétés, est particulièrement précise et éloquente : Pastora et Tomás en 1927 ; Juanita Reina, Pepe Pinto, Pastora et Tomás en 1947.

Ramón Soler Ruiz commente chaque cante avec son érudition habituelle : identification du modèle mélodique et analyse des variantes apportées par Tomás Pavón ; recension des autres versions antérieures ou contemporaines du même cante et/ou de la même letra ; sources littéraires éventuelles de cette dernière. Il y ajoute parfois des considérations plus personnelles particulièrement bienvenues, par exemple sur l’évolution des textes des fandangos, qui, après leur irruption dans les cabarets de l’Alameda de Hércules, passent de l’inspiration "champêtre" des chants vernaculaires de Huelva à l’évocation complaisante des bas-fonds : "[...] poco a poco habrá más letras nuevas donde abundarán las mujeres de la vida, niños abandonados, hijos que pegan a sus padres, padres que maltratan a sus esposas, desahucios, personas que ahogan sus amarguras en una botella, mujeres en manicomios que dan el pecho a muñecas de trapo y otras lindezas que se han compuesto hasta bien entrados los años 60." (page 250).

Après une brève biographie de Niño Ricardo, Melchor de Marchena et Manolo de Badajoz (pages 178 à 195), Norberto Torres Cortés dissèque rigoureusement le jeu des trois guitaristes : mode ou tonalité de référence ; position du capodastre ; style de l’accompagnement ; falsetas. Il souligne à plusieurs reprises, opportunément et preuves à l’appui, la modernité des deux premiers (et le tropisme jérézan de Melchor pour les soleares et bulerías por soleá). Nos habitudes acquises nous les font percevoir a posteriori comme des classiques traditionalistes précisément parce que leurs apports révolutionnaires ont fait école.

Illustration, page 86 : Tomás Pavón et son épouse, Reyes Bermúdez

Pour sa part, José Manuel Gamboa s’attache à la postérité de l’œuvre de Tomás Pavón, l’un des rares cantaores à avoir fait l’objet d’un "consensus œcuménique" : la liste impressionnante de ses disciples, revendiqués ou non, et des artistes qui se sont inspirés occasionnellement de ses versions de tel ou tel modèle mélodique en témoigne éloquemment (pages 313 à 320). Un tel magistère peut sembler paradoxal, eut égard au nombre restreint de ses enregistrements. C’est d’abord parce qu’ils ont été partiellement réédités dès le passage du 78 tours aux EPs et LPs, d’abord dans des anthologies disparates, (les séries "Cantaores famosos del flamenco" et "Los ases del flamenco" de La Voz de su Amo, entre autres) puis dans des albums spécifiques à partir du volume 3 de l’ Antología de cantaores flamencos" (15 cantes, EMI/Odeón, 1987). A ces témoignages de première main, s’ajoutent les innombrables réinterprétations plus ou moins fidèles qui ne manquaient jamais aux programmes des anthologies généralistes qui faisaient fureur au cours des années 1950-1970, et quelques albums hommages, notamment ceux de Pepe Pinto (Homenaje de Pepe Pinto a Ninna de los Peines y Tomás Pavón) et de Gabriel Moreno (Cantes de Pasrora y Tomás Pavón, Hispavox, 1972) - on en attend toujours la réédition en CD, mais nos lectrices et lecteurs peuvent les écouter dans notre rubrique "Archives sonores"). Mais c’est surtout la qualité musicale exceptionnelle et la limpidité quasi pédagogique des versions de Tomás Pavón qui ont assuré leur pérennité, à tel point que certains cantes ne subsistent dans le répertoire actuel que sous la forme qu’il leur a donnée, à laquelle aucun artiste postérieur n’a dérogé. C’est ainsi que les siguiriyas attribuées à Frasco el Colorao et Antonio Cagancho sont plutôt en toute rigueur des siguiriyas de Tomás Pavón, sans parler du cas paradigmatique de la debla, qu’il a révélée (ou composée ?) - la debla "regañando al barrio de Triana por la carencia de pluma y tinteros", écrit plaisamment José Manuel Gamboa (page 304).

Le style de Tomás Pavón est d’abord remarquable par la fluidité du phrasé, fondée sur une stupéfiante longueur de souffle ("jipío") qui lui permet de lier les "tercios" (périodes mélodiques correspondant à chaque vers du texte) à son gré, sans effort apparent. José Manuel Gamboa remarque à juste titre que, pour conduire tout ou partie d’un modèle mélodique "en un jipío", il l’attaque non sur le premier temps du compás, selon l’usage canonique actuel, mais un peu en retard. On consultera ici le tableau des entames des tercios pour les huit soleares et bulerías por soleá de sa discographie : aucune sur le temps 1, la plupart sur les temps 3, 4 ou 6 (José Manuel Gamboa, pages 307 et 308). Mais c’est surtout le raffinement des paraphrases, dans lesquelles procédés rythmiques et tournures mélodiques forment un tout organique, qui fascinera l’auditeur : micro césures d’expression, allongements de syllabes accentuées, perfection de l’intonation (y compris pour les chromatismes, attaqués franchement sans portamentos), mélismes intimement intégrés aux compositions (et non simples ornementations surajoutées) etc. rendent à ce point chaque cante immédiatement évident qu’il semble ne jamais pouvoir être chanté autrement, et permettent une diction d’une rare clarté. On ignore souvent que Tomás Pavón était également guitariste, et accompagnait lui-même à l’occasion des chanteurs dont il souhaitait apprendre tel ou tel détail stylistique : c’est sans doute ce qui explique qu’il pensait avant tout en musicien, et non en vocaliste. Sa manière de concevoir le phrasé aura été pour le cante une révolution définitive, quelque chose comme la révolution parkérienne pour le jazz - des artistes aussi différents que Antonio Nuñez "el Chocolate", Antonio "el Chaqueta", Camarón de la Isla, Tomás de Perrate - et tant d’autres - ont retenu ses leçons.

En ce sens, le style de Tomás Pavón peut être compris comme une version appolinienne de celui de Manuel Torres. Son architecture classique tranche avec les tendances baroques de la plupart de ses contemporains les plus illustres (Manuel Vallejo, Manolo Caracol, Niño de Marchena etc.). On sait que Manuel Torres était l’un de ses chanteurs de prédilection, et sans doute l’un de ses maîtres. La recension de son corpus enregistré (Ramón Soler Díaz, page 172) montrent d’ailleurs leurs préférences pour les mêmes genres et les mêmes sources (Cádiz, Los Puertos, Alcalá et Jerez, auxquels s’ajoute subsidiairement Triana pour Tomás Pavón) - et leurs aversions : pas de bulerías, alors même que les cuplés por bulería étaient l’une des innovations à la mode de l’époque :

_ soleares : 5 enregistrements et 7 modèles mélodiques- compositeurs : Enrique el Mellizo, Joaquín el de la Paula, La Serneta, Antonio Frijones.

_ siguiriyas : 5 enregistrements et 5 modèles mélodiques - compositeurs : Joaquín le Cherna, Manuel Molina, Francisco la Perla (version Manuel Torres), Antonio Cagancho, Frasco "el Colorao".

_ fandangos : 4 enregistrements et 2 modèles mélodiques - compositeurs : Dolores "la Parrala" (version Manuel Torres), José Rodríguez "el Colorao".

_ bulerías por soleá : 3 enregistrements et 4 modèles mélodiques - compositeurs : école de Jerez issue d’Antonio le Peña et Sordo la Luz, avec une nette inclination pour les cantes d’Antonia "la Moreno".

_ granaínas : 3 enregistrements et 2 modèles mélodiques (granaína et media-granaína) - compositeur : Antonio Chacón.

_ saetas : 2 enregistrements et 2 modèles mélodiques ("saetas por siguiriya").

_ debla ("En el barrio de Triana..."), martinete ("Ven acá tú, mujer del mundo...") et toná ("Hasta el olivarito del valle..."), regroupés en un seul enregistrement.

On sait que Manuel Torres décelait dans les compositions de Manuel de Falla le "duende" des "sonidos negros". Tomás Pavón rêvait d’être accompagné par un pianiste, ce dont il était coutumier avec son neveu Arturo lors de réunions familiales, et admirait particulièrement les compositions de Chopin. Rien ne saurait mieux résumer son esthétique musicale.

Le troisième volume de la "Colección Carlos Martín Ballester" est un monument érigé à la mémoire d’un musicien extraordinaire qui "NOQUERÍASERFAMOSO" (José Manuel Gamboa, page 290 - nous reproduisons scrupuleusement le graphisme original) - "pour un prix qui fait rire", comme l’écrivait notre ami Patrice Champarou à propos des deux précédents volumes.

Claude Worms

Galerie sonore

Soleares
Siguiriyas

Soleares (El Mellizo) : Tomás Pavón (chant) et Niño Ricardo (guitare) - Regal, 1927

Siguiriyas (Antonio Cagancho / Frasco "el Colorao") : Tomás Pavón (chant) et Melchor de Marchena (guitare) - La Voz de su Amo, 1947


Soleares
Siguiriyas




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