Séville : XVI Biennale de Flamenco

Deuxième époque : les 1 et 2 octobre

mardi 5 octobre 2010 par Claude Worms

Depuis deux semaines, la Biennale de Séville enchaîne les spectacles à un rythme effréné, et avec une qualité croissante, si nous en croyons la rumeur et la presse locale. Curieusement, personne ne semble s’ être avisé de notre absence, et aucun artiste ne nous a attendu. Nous avons donc manqué, entre autres, Rocío Molina, David Lagos, Andrés Marín, Paco Escobar, Farruquito, Rocío Segura, Dorantes, Antonio Campos, David Palomar, Raimundo Amador, Tomatito, Argentina, Estrella Morente, Pastora Galván, Santiago Lara, Arcángel, José Antonio Rodríguez Pansequito… Par contre, nous sommes arrivés juste à temps pour assister à l’ un des meilleurs concerts de guitare flamenca que j’ aie entendu depuis des lustres (précisément depuis un mémorable programme Manuel Cano / Serranito / Paco de Lucía au début des années 1970 – les trois en solo : à l ‘ époque, ça allait de soi). Passons donc aux choses sérieuses, c’ est à dire au récital de Juan Carlos Romero.

« El agua encendida »

1er octobre / 21h / Teatro Central

Composition et guitare : Juan Carlos Romero

Chant : Carmen Molina, El Pulga

Percussions : Tino di Geraldo

Deuxième guitare : Paco Cruzado

Violon : Alexis Lefèvre

Palmas et chœurs : Mercedes Amador, Los Mellis

Juan Carlos Romero n’ est pas un homme pressé. Seuls « Azulejos » (CPS 97001 CD, 1997) et « Romero » (Harmonia Mundi HME 987052, 2004) ont précédé «  Agua encendida », troisième enregistrement dont la parution était coordonnée avec ce concert, qui en était donc la première présentation publique. Mais pour nous, les sept années qui séparent chaque disque ont passé très vite, tant chaque nouvelle audition apporte son lot de nouvelles découvertes et de détails passés inaperçus. Les œuvres marquantes semblent toujours avoir été créées hier.

Juan Carlos Romero est un homme discret et délicat, ce qui évidemment apparaît dans sa musique, mais aussi dans sa manière d’ être en scène. Il semble ne pas tenir particulièrement à ce qu’ on remarque sa présence, pourvu que l’ on écoute les notes qui sortent de sa guitare. Ses dédicaces sont d’ une concision et d’ une acuité aussi assurées que ses compositions : tout le concert à son épouse et à ses enfants – « parce que je leur dois tout » ; la Nana à sa mère – « c’ est elle qui la chante sur le disque, parce que je ne voulais pas d’ une cantaora professionnelle, et que donner la vie est beaucoup plus ancien que chanter » ; une Bulería très gaditane ( « Portadillo del zapatero »), et rappelant effectivement l’ écriture de « Locura de brisa et trino » (sans aucune imitation servile) à Manolo Sanlúcar – « parce qu’ il ne m’ a jamais enseigné ses falsetas, mais m’ a appris à tirer le fil de ma propre pelote » ; et le bis, un Tanguillo (« Casa Bigote », tiré d’ « Azulejo ») à Isidro Muñoz – sans commentaire, le choix du morceau parlant de lui même : thème mélodique limpide et concis qui aurait pu être signé par le dédicataire. Le guitariste présenta ses musiciens, non pas en fin de concert et comme pour expédier une

formalité d’ usage, mais aux deux tiers du programme et avec quelques mots justes et attentionnés pour chacun (après un superbe Fandango en hommage à Paco Toronjo – « Campanas de Alosno », de « Romero », avec l’ addition d’ une très belle coda : tempo rallenti et rasgueados très simples, superbe cante traditionnel de Carmen Molina, évocation de « calle Real de Alosno » par le violon d’ Alexis Lefèvre, et reprise de l’ estribillo en chœur).

Surtout, Juan Carlos Romero est un grand compositeur, et un admirable interprète. Nous n’ entrerons pas ici dans une description détaillée de toutes les pièces du programme (celles de son nouveau disque, plus les deux reprises déjà mentionnées et les Alegrías « Tran tran », tirées de « Romero »), qui d’ ailleurs, comme toutes les œuvres réellement inspirées, résistent à l’ analyse. Chacune semble consister en un continuum de flux et de reflux, à partir de véhéments mais brefs blocs de compás (rasgueados et / ou pulgar), qui, à chaque fois, nous apparaissent à la fois familiers (passage par les accords traditionnels) et inouïs (par des cascades d’ accords de passage et leurs articulations rythmiques d’ une inventivité sidérante), et irradient dans leur sillage de longues oscillations d’ ébauches mélodiques finement ciselées (Juan Carlos Romero réitère très peu, et développe moins encore) tressées avec des irisations d ‘ arpèges ou des friselis de trémolos, en une sorte de calme étrange, à la fois serein et tendu, toujours au bord de la rupture et de l’ extinction dans le silence. Un peu comme des pierres lancées dans un lac, qui engendreraient des ondes de choc de plus en plus ténues. Le solo « por Soleá » qui commençait le récital (« Como un aceite lento ») donnait le ton de ce qui allait suivre, et s’ achevait en effet par quelques « nudillos » à peine effleurés sur l’ éclisse de la guitare. De même, la Siguitiya prend congé sur un accord arpégé (troisième temps du compás, comme un dernier « appel »), prolongé par quelques caresses des percussions. Nous pourrions ici multiplier les exemples, tant il est vrai que le silence est toujours l’ allié indispensable de la vrai musicalité. Mais si nous devons nous contenter d’ un symbole, nous le trouverons dans la Nana (« Mi madre a mí me cantaba » pour le disque ; « Nana del sur » pour le concert) qui concluait significativement le récital : après le chant a capella, une courte minute d’ un duo de guitares dont le dépouillement ne déparerait pas le catalogue d’ Eric Satie.

On notera aussi la cohérence tonale et modale d’ une grande partie des compositions (si l’ on excepte bien sûr les reprises des anciens disques, la Soleá dans le mode flamenco de Mi traditionnel, et la Nana inclassable), qui, imperceptiblement, aura sans doute facilité l’ immersion des auditeurs dans l’ univers musical de Juan Carlos Romero : « La hora sin remedio » (Siguiriya) est en mode flamenco de Ré# ; « Sube la marea » (Bulería) est en mode flamenco de Do#, mais en capo 2, donc en mode « réel » de Ré#, de même que la superbe Rondeña « Nos habitan y se van » ; « Portadillo del Zapatero » est en tonalité (rare pour la guitare flamenca) de Si Majeur, tonalité relative du mode flamenco de Ré# ; « El vivo de la herida » (Bulería) est dans le mode flamenco de Si, homonyme de la tonalité de Si Majeur ; enfin, « Agua encendida » (canción « por Soleá) est en mode flamenco de Fa#, dominante du mode flamenco de Si. Nous ne jurerions pas que le compositeur en ait eu conscience, tant la rigueur semble chez lui une seconde nature, mais nous sommes sûrs que le maître Manolo Sanlúcar, qui assistait au concert, aura apprécié…

Naturellement, l’ exigence de cette musique implique un égal talent de ses interprètes. Ce fut le cas pour ce récital, évidemment de Tino di Geraldo, fin mélodiste des percussions (son court break pour lancer le cante « por Alegría » valait à lui seul le déplacement), mais aussi de Paco Cruzado, d’ Alexis Lefèvre (auteur de quelques brefs chorus et de surlignages mélodiques lumineux), d’ El Pulga (excellent notamment sur les Alegrías), de Carmen Molina (nous avons déjà signalé ses Fandangos ; ajoutons le recueillement de la Nana), et de Mercdedes Amador et Los Mellis (chœurs impeccables, et palmas à la fois discrètes et efficaces). Le programme annonçait un « spectaculaire jeu de lumières » et « un son d’ une grande complexité technique ». Heureusement, il n’ en fut rien : les lumières intimistes et une sonorisation très respectueuse des timbres instrumentaux et vocaux, associée à une balance parfaite, pouvaient donner à chaque auditeur que les musiciens ne jouaient que pour lui. Si l’ écoute en fut d’ autant plus recueillie, l’ ovation debout fut plutôt explosive, et méritée.

Le disque

Juan Carlos Romero : « Agua encendida » Twolovers SL / Karonte (2010)

Le programme du disque reprend toutes les nouvelles compositions de Juan Carlos Romero (cf : ci-dessus). Les cantaores invités sont par contre différents : La Susi, José Mercé, José Valencia et Mamá Carmen (la mère de Juan Carlos).

Excellent prologue de Luis Landero, qui en dit beaucoup plus (et beaucoup mieux) que moi sur la beauté de cette musique. N’ est pas écrivain qui veut…

Inutile d’ ajouter que cet enregistrement est indispensable.

Claude Worms

Photos : Luis Castilla / Archives Photographiques Bienal de Flamenco

Galerie sonore :

Juan Carlos Romero : "Como un aceite lento" (Soleá)

Soleá

« Negro como la endrina »

1er octobre / 23h30 / Hotel Triana

Cante : Inés Bacán, María Peña, Pedro Peña

Guitare : Antonio Moya, Pedro María Peña

Baile : Concha Vargas, Diego de La Margara, Fernanda Funi

Palmas : Antonio el Pelao, Vicente Romaní

Le cadre du patio de l’ hôtel Triana était encore ce qui convenait le mieux à une tentative de spectacle qui relève de la quadrature du cercle : tenter de faire passer la rampe au cante le plus intime, celui qui se transmet et se partage dans le cercle familial de quelques dynasties gardiennes du temple. Car il s’ agissait bien, essentiellement, de cante : si l’ on excepte quelques interventions de Diego de La Margara sur les Cantiñas, et un solo de Concha Vargas ( « cantes aromanzados », quelque part entre Soleá por Bulería et Bulería al golpe – belle interprétation de María Peña), le baile fut relégué à la « fin de fiesta », naturellement « por Bulería ». Cette dernière eut d’ ailleurs le bon goût d’ être brève, et en a été d’ autant plus appréciée du public.

L’ entreprise est encore plus ardue quand il s’ agit des Peña de Lebrija et Utrera, le fameux « clan des Pininis » : si l’ on excepte les Tonás et les Siguiriyas, le répertoire gravite pour l’ essentiel autour des douze temps de la Soleá. On en jugera par le programme de ce concert : Soleares, Fandangos por Soleá, Romances por Soleá, Cantiñas et Bulerías, « al golpe » ou non…

Mais si l’ on passe outre à l’ uniformité relative des palos, et aux maladresses éventuelles des protagonistes, dont la tenue en scène n’ est pas la préoccupation première, ce type de spectacle réserve toujours des moments

inoubliables, qu’ on chercherait vainement dans des productions plus standardisées. Remarquons d’ ailleurs au passage que les artistes ont soigneusement évité les temps morts, et que les cantes se sont succédés sans répit : chacun savait visiblement ce qu’ il avait à faire, ce qui nous a agréablement changé (nous gardions en mémoire le souvenir cuisant de l’ interminable fin de fiesta jérézane – cf : notre précédent article).

Le style des cantaores apparentés aux Peña est trop typé, et immédiatement identifiable, pour qu’ il soit utile d’ entrer dans le détails des cantes interprétés ce soir. La révélation aura été pour nous Pedro Peña, que nous n’ avions jamais entendu en public que comme guitariste (nous ne connaissions de lui que quelques cantes enregistrés). C’ est un remarquable cantaor, dont la sobriété, le legato, le timbre vocal et le registre plutôt grave rappellent les styles de Bastián Bacán ou de El Perrate. S’ y ajoutent le soin apporté au choix des letras et une diction très claire, que nous avons pu apprécier particulièrement dans les Romances.

Quant à Inés Bacán… Comme toujours, comme isolée dans quelque univers intérieur inaccessible, elle nous a fait oublier ses incertitudes d’ intonation dans les aigus – comme toujours… (Cantiñas, Fandangos) par la belle assise de ses graves (les mêmes Cantiñas), et quelques instants saisissants : ce soir, ce furent certains tercios de ses Soleares, et surtout les Siguiriyas, monument d’ intensité asséné d’ un seul bloc, sans presque de césure entre les trois cantes successifs. Un jour ou l’ autre, les archivistes du cante finiront par cataloguer les Siguiriyas d’ Inés Bacán comme un style personnel, tant son originalité y est de plus en plus marquée. Elle les chanta, comme de coutume, à rythme « redoblao » (donc à l’ ancienne de ce point de vue), alors que Pedro Peña a adopté le tempo plus lent des Siguiriyas « modernes », avec d’ ailleurs une imposante solennité.

Antonio Moya connaît à merveille ce style de cante, et son accompagnement fut comme toujours parfaitement pertinent. Nous ne reviendrons pas ici sur le talent de ce guitariste, très apprécié par nos lecteurs. Il semble devoir constituer avec le jeune Pedro María Peña le même type de duo qu’ il formait lui même avec le regretté Pedro Bacán : certaines falsetas en duo (Cantiñas, Bulerías, Romance) nous ont rappelé quelques souvenirs… Pour les Soleares et les Siguiriyas, les deux guitaristes n’ ont joué que de courtes introductions, et des codas encore plus brèves, le reste de l’ accompagnement se limitant à des percussions sur les cordes étouffées de la guitare : une manière de suggérer le chant a capella et l’ accompagnement des « nudillos » du cercle familial.

Pas de souci pour vous si vous n’ étiez pas à l’ hôtel Triana : nous les reverrons sûrement en France.

Claude Worms

Photos : Luis Castilla / Archives Photographiques Bienal de Flamenco


« Marina »

2 octobre / 21h / Teatro Central

Cante : Marina Heredia

Guitare : Luis Mariano, José Quevedo « Bolita »

Percussions : Paquito González

Chœurs et palmas : Anabel Ribera, Toñi Nogaredo, Jara Heredia

Artistes invités : Parrita (chant), Farruquito (danse), Diego del Morao (guitare)

Nous venons d’ assister, non à un concert de cante, mais à un spectacle de cante. Il ne s’ agissait pas, comme l’ a tenté récemment Miguel Poveda, de concevoir un spectacle basé sur une trame historique ou sociologique, mais bel et bien de mettre en scène le chant proprement dit.

Au crédit de l’ entreprise, nous mettrons les lumières, discrètes et bien conçues : sur fond de rideaux noirs ménageant au centre de la scène une espace éclairé, leurs teintes pastel changeaient pour chaque cante, et créaient une ambiance propice à la concentration. Les micros UHF (le son aura été de bonne qualité, sauf quelques parasites malencontreux pendant l’ introduction « por Siguiriya » de Diego del Morao) donnaient d’ autre part aux protagonistes une appréciable liberté de mouvement.

Mais tout le reste de la mise en images (c’ est – à - dire ce qui concernait directement Marina Heredia) est proprement inexcusable. Nous passerons sur les changements de costume, inutiles mais pas vraiment gênants : le récital a ainsi été découpé en trois parties, blanche (robe), noire (costume façon bailaor, avec pantalon étroit et boléro), et rouge (robe). La luxueuse plaquette qui nous a été distribuée lors de la conférence de presse contenait une vidéo avec des extraits du spectacle, que nous avons visionnée après coup. Elle ne laisse aucun doute sur la préméditation (nous utilisons ce terme à dessein) du moindre détail d’ une gestuelle ponctuée de poses grandiloquentes, de gestes dramatiques passablement artificiels, et de quelques pas de danse stéréotypés. Quelques échantillons délectables :

_ Début des Tangos (partie « blanche ») chanté dos au public ( ?), puis volte face intempestive (avec tourbillon de robe ) et fin assise, après avoir négligemment saisi une chaise qui traînait par là providentiellement.

_ Pendant les Bulerías (partie « rouge »), la dame se déleste vigoureusement de ses talons aiguilles pour danser pieds nus… (La Chunga ?).

_ Mais le summum de ces facéties fut sans conteste atteint lors de la partie « noire », plus précisément lors des Siguiriyas. Entre les deux cantes, pendant l’ intermède de guitare, la diva trompe son ennui en modifiant légèrement son look : assise, elle commence par extraire de son pantalon les pans de sa chemise , et les noue façon caraco, puis elle enlève son chapeau « cordobés », et ébouriffe avec ostentation son opulente chevelure (l’ honnêteté nous oblige ici à reconnaître que la vidéo montre une variante intéressante : elle commence par s’ occuper de son chapeau et de ses cheveux, puis de sa chemise…). Certes, le public salua la performance de quelques « ¡ Guapa ! », mais, si la séquence aurait parfaitement convenu aux photographes de Vogue, on peut par contre s’ interroger sur sa pertinence pour « mettre en scène » une Siguiriya… On est toujours puni par là où l’ on a péché : perte de concentration sans doute, la seule faille vocale du concert fut le remate de la Siguiriya de Curro Dulce (exténuante il est vrai), que Marina Heredia échoua à conduire à son terme (ce qu’ elle parvint d’ ailleurs à dissimuler très astucieusement).

A propos de photographes… Luis Castilla, photographe officiel des spectacles de la Biennale, est un excellent professionnel, talentueux, qui sait capter avec à propos les détails significatifs, et prend grand soin de ne laisser

dans l’ ombre aucun artiste. Nous avons constaté avec surprise (et consternation) que pour « Marina », on ne nous laissait le choix qu’ entre quatre clichés de la dame en robe blanche (nous nous sommes contentés de deux, amplement suffisants ), dont les cadrages ne permettent pas de deviner ne fut-ce que l’ ombre de l’ une ou l’ un de ses partenaires. La seule explication plausible est que le photographe était tenu de se conformer à de strictes instructions de la production, ou de la cantaora, ou des deux. Diablement déplaisant…

Nos lecteurs voudront bien nous pardonner de nous être attardés à ces détails triviaux, qui normalement devraient plutôt intéresser les amateurs de Voici. Mais, de toute évidence, le management tenait à ce que nous en prenions bonne note.

Et c’ est d’ autant plus dommage que le contenu proprement musical de la soirée fut de toute beauté, au moins pour ses deux premières parties, consacrées au patrimoine traditionnel de Grenade. Les interprétations de Marina Heredia furent exceptionnelles, et en tout point conformes au niveau de son récent enregistrement. On ne verra pas là une critique déguisée : la cantaora ne laisse audiblement rien au hasard, et pèse avec minutie le moindre de ses mélismes, ce qui laisse évidemment peu de place à l’ improvisation. Mais c’ est là une conception du cante parfaitement défendable, comme l’ était hier, à l’ extrême opposé, celle d’ Inés Bacán ou de Pedro Peña. D’ ailleurs, combien d’ artistes s’ avèrent-ils incapables de reproduire sur scène les miracles qu’ ils ont enregistrés avec l’ aide de quelques artifices de studio… On ne peut qu’ admirer la perfection de la conduite mélodique et du timing (reprises de souffle et exacte mesure de la durée de chaque tercio – particulièrement délicate à maîtriser pour les cantes libres), la pertinence des ornements (jamais superflus ou exhibitionnistes), et, plus rare encore, le soin apporté à la finition des codas de chaque période du chant.

La première partie commençait par des Pregones a capella, très à la mode ces derniers temps. Il faut dire que, personne n’ ayant jamais entendu les versions originales, on peut y donner libre cours à sa fantaisie, et y introduire un peu ce que l’ on veut (à la condition de passer par les désormais célèbres « Caramelos » de Macandé ), y compris un remate « por Toná » (ce fut le cas ce soir : « Si no es verdad… »), ou des créations personnelles. Marina Heredia ne s’ en priva pas, avec d’ ailleurs beaucoup de musicalité. Suivirent les Tangos et les Fandangos del Albaicín (Paco el del Gas et Frasquito Yerbabuena), parfaitement exécutés sur de splendides arrangements du duo de guitares (Luis Mariano et José Quevedo « Bolita ») et du percussionniste (Paquito González).

Mais le meilleur restait à venir, pour la deuxième partie : trois cantes d’ anthologie, accompagnés de main de maître par Luis Mariano. Après l’ Albaicín et le Sacrmonte, le temps était venu d’ évoquer une autre tradition de Grenade, celle-ci non autochtone, mais importée de longue date par Manuel Celestino Cobitos. Originaire de Jerez, Cobitos avait appris à Séville le répertoire

de Chacón, et celui d’ Antonio Silva « El Portugués » (Soleares de Triana notamment), qu’ il a ensuite transmis à Grenade, où il a passé la majeure parie de sa vie : de Cobitos à Marina Heredia, en passant évidemment par son père, El Parrón, auquel elle dédia d’ ailleurs ses Soleares. Pendant que la cantaora changeait de costume, le guitariste commença par une belle et longue introduction « por Taranta »…, trop longue semble - t ’il pour mes voisins (parmi lesquels quelques critiques autorisés) qui en profitèrent pour échanger force commentaires flatteurs sur la plastique de la dame… Se succédèrent alors Minera et Levantica (hommage au style d’ Encarnación Fernández), Malagueñas de Chacón puis d’ El Gayarrito, Soleares (Alcalá, Triana et remate par une Soleá apolá, gravée jadis par Camarón), et, pour conclure, Siguiriyas (El Marrurro et Curro Dulce). Répétons le : Marina Heredia interpréta tous ces cantes de manière exceptionnelle (le contraste entre la beauté du chant et la trivialité de sa « mise en scène » laisse décidément rêveur…).

A propos des guitaristes, nous avons pu vérifier une fois encore l’ influence sur le public (et les critiques) de la réputation et du titre dynastique. La cantaora avait invité Diego del Morao pour accompagner les Siguiriyas. Celui-ci s’ acquitta de sa tâche en bon professionnel, mais pas très concerné, et sans excès d’ originalité (falsetas traditionnelles de Jerez, mille fois écoutées). Ce qui ne l’ empêcha pas de recevoir les très rares encouragements que les auditeurs réservèrent aux guitaristes. Luis Mariano nous avait pourtant auparavant offert deux remarquables introductions (« por Taranta » et « por Malagueña »), des falsetas intermédiaires parfaitement qualibrées (Soleares), et un accompagnement d’ une rare efficacité. Remettons donc les choses à leur place. Luis Mariano est un guitariste digne de la lignée des Juan Maya Marote, Habichuelas, Cortés… : sonorité cristalline (arpèges, trémolos…), pouce ravageur, et grand talent pour introduire dans ses références à la tradition (dont la citation d’ un remate « por Soleá » de Sabicas, appréciée comme il se doit par… un ou deux auditeurs) des détails personnels délectables.

Après un duo « Bolita » / Paquito González, qui partait un peu dans tous les sens, mais regorgeait de trouvailles harmoniques et sonores, Marina revint sur scène pour la partie « rouge ». Nous en retiendrons un bel hommage à El Chino (Bulerías) et des Cantiñas et Alegrías, dont Farruquito a composé (spécialement pour Marina) les deux premiers cantes. Il s’ agit en fait de collages, effectivement habiles, de bribes mélodiques « empruntées » à de déjà anciennes et fameuses compositions d’ El Pele. Par contre, les Alegrías classiques qui suivirent avaient toute la grâce et tout le swing qu’ on en pouvait attendre. Farruquito dansa ces Alegrías avec une élégance gestuelle et des remates éblouissants que l’ on aurait pu croire improvisés (nous nous sommes d’ ailleurs laisser prendre… jusqu’ à ce que la vidéo du dossier de presse ne nous détrompe – mais il feint très bien, et peu importe…) : ovation debout du public, comme on pouvait s’ y attendre. Ce ne fut pas la seule : la canción por Bulería de Parrita et la Rumba en hommage à Bambino reçurent le même accueil. Nous nous heurtons sans doute ici à la frontière congénitale des Pyrénées, voire de Despeñaperros. Vu du « nord », la chansonnette de Parrita, fort sympathique au demeurant (il chanta en duo avec Marina Heredia et fut présenté comme l’ inventeur de la Balada flamenca - certes pas l’ invention musicale du siècle, à notre avis), comme la Rumba de Bambino (modèle courant, sans la moindre originalité mélodique ou harmonique), apparaissaient bien anodines après les quelques chefs d’ œuvre que nous avions entendus en deuxième partie. Mais comme je ne saurais avoir raison tout seul (ou à peu près, au vu des réactions du public), force m’ est de constater qu’ il me manque sans doute en ce domaine quelques références vécues indispensables…

Fin de fiesta « por Bulería » et palmas por Bulería du public pour saluer les artistes. Nous nous y sommes bien volontiers associés, mais sans doute pas pour les mêmes raisons…

Claude Worms

Photos : Luis Castilla / Archives Photographiques Bienal de Flamenco

Le disque :

Marina Heredia : « Marina » Universal ( 2010 )

La programme et les arrangements de l’ enregistrement sont identiques à ceux du concert (seuls les Pregones et la Rumba en hommage à Bambino ne figurent pas dans le CD ; pour les Fandangos, les castagnettes d’ Angustias « La Mona » se joignent aux percussions de Paquito González).

Le cante de Marina Heredia est tout aussi impressionnant au disque qu’ au concert, et comme les scories visuelles nous sont évidemment épargnées, vous savez ce qu’ il vous reste à faire…

Galerie sonore

Marina Heredia : « Cruz vieja » (Siguiriyas : El Marrurro et Curro Dulce) – guitare : José Quevedo « Bolita »

Siguiriyas

« Ensayo y tablao »

2 octobre / 23h30 / Hotel Triana

Direction artistique : Segundo Falcón

Cante : Inma Rivero, Segundo Falcón, Juan José Amador, Paco Taranto, Diego « El Boquerón », El Moro

Chant : Monserrat Palacios (soprano)

Guitare : Ramón Amador, José Luis Postigo, Miguel Pérez

Danse : Manolo Marín, Angelita Vargas, Concha Vargas, Carmen Ledesma, Lalo Tejada, Hiniesta Cortés, Isabel López, Fali Reina

Cloches : Llorenç Barber

Segundo Falcón présenta son projet comme un hommage « aux maîtres de l’ enseignement du flamenco ». Enseignement à l’ ancienne, « sur le tas » : par l’ expérience quotidienne du tablao, et donc, pour Triana, de Los Gallos. Le maître - d’ œuvre du spectacle rappela que Merche Esmeralda, Monolo Marín, El Guïto, Fosforito, Antonio Mairena… étaient passé par Los Gallos, et que lui même, timide jeune homme de dix neuf ans, y avait fait ses classes avec El Moro, une légende du cante trianero.

Après un prologue (« Coser y cantar ») confié à la soprano Monserrat Palacios, que nous avons manqué (en retard, une fois de plus…), l’ évocation de cet âge révolu était divisée en trois tableaux : les répétitions et l’ « enseignement » (« ensayo »), le cante, et la fête (« tablao »). Pour une fois, le bel espace scénique offert par le patio de l’ hôtel Triana avait été investi dans sa totalité, et transformé en une sorte de « Corral de comedias » : des intermèdes dialogués parmi les spectateurs, le baile sur la scène installée au fond du patio, et le cante depuis les balcons qui l’ entourent (avec introductions de cloches, dont la finalité nous reste énigmatique, par Llorenç Barber).

L’ apprentissage portait sur la chorégraphie traditionnelle des Alegrías, avec marquage du cante, silencio, castellana, escobilla et remate « por Bulería » (de Cádiz, naturellement) : Lalo Tejada dans le rôle de l’ élève (peu crédible…), et Manolo Marín dans celui du maître (on ne peut plus crédible…). Le temps pour Manolo Marín de nous donner un court aperçu de son style inimitable « por Tangos » (de Triana : Niña de los Peines, El Titi…), et Lalo Tejada concluait cette première partie par des Alegrías (revues et corrigées – il faut dire qu’ en quelques minutes, elle était passée du statut d’ élève à celui de première bailaora). Naturellement, dans le style de l’ école sévillane, avec mantón et bata de cola : une démonstration très professionnelle, mais un rien scolaire et empruntée. Cante pour la danse et accompagnement de guitare impeccables : Inma Rivero, Juan José Amador, Miguel Pérez et Ramón Amador.

Premier appel de cloches, pour les Peteneras de Medina et de La Niña de los Peines : beau cante intimiste de Segundo Falcón, avec quelques inflexions personnelles bienvenues dans une interprétation globalement très respectueuse des modèles. Du balcon opposé, surgit une excellente surprise qui ne figurait pas au programme : deux Fandangos d’ Antonio de la Calzá, dans une version torrentielle de Diego « El Boquerón ». En revanche, Paco Taranto, peu en voix, peina à restituer fidèlement les Siguiriyas de Cagancho, il est vrai vocalement très exigeantes.

Après de truculents Cuplés por Bulería d’ El Moro, le troisième tableau consistait en une énorme (dans tous les sens du terme) fin de fiesta, « por Tango » puis « por Bulería ». Objectivement très longue, elle nous sembla passer beaucoup trop vite : il fallait le voir (et l’ entendre) pour le croire. Un de ces moments inoubliables pour lesquels on aime le flamenco…. Inoubliable et indescriptible. Nous ne tenterons donc pas de la faire revivre pour vous. L’ émulation entre les artistes, exempte de rivalité, et le bonheur d’ être ensemble, provoquèrent un crescendo de grâce, de drame, d’ humour, d’ improvisation…, bref, de « flamenquería ». Segundo Falcón en oublia son magistère, et chanta comme jamais nous ne l’ avions entendu. Quant au baile de Carmen Ledesma, Concha Vargas et Angelita Vargas (entre autres, mais surtout…)… ¡ irrepetible !

Pour ce dernier tableau, assurément, l’ une des meilleures soirées de la Biennale.


¡ GRACIAS ¡

L’ expérience aidant, nous avons eu cette fois le temps de goûter l’ ambiance et les illuminations de la Séville nocturne, particulièrement féeriques sur les rives du Guadalquivir. A l’ heure de prendre congé, nous tenons à remercier une fois de plus l’ équipe de la Biennale, pour sa disponibilité, sa cordialité, et sa bonne humeur inaltérables. Nous leur en sommes d’ autant plus reconnaissants, que nous mesurons bien l’ énorme charge de travail (et de stress…) que représentent pour nos hôtes attentionnés ces 24 jours frénétiques.

Claude Worms

Photos : Luis Castilla / Archives Photographiques Bienal de Flamenco


Soleá
Siguiriyas




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