Duquende à l’Institut du Monde Arabe

mardi 13 février 2018 par Nicolas Villodre

Paris – Institut du Monde Arabe, 11 février 2018

Chant : Duquende

Guitare : Diego del Morao

Percussions : Ane Carrasco

Flûte : Jorge Pardo

Photo : Nicolas Villodre

Pour un tantinet nous réchauffer par ces frimas de février, l’Institut du Monde Arabe a eu l’excellente idée de programmer un week-end entier consacré à l’art andalou qu’est le flamenco. Y compris, comme c’est le cas ici, avec le cantaor Duquende, lorsque la gitanité prend naissance du côté de la Catalogne, terre imprévisible s’il en est, pour ne pas dire surréaliste.

Confortablement installés dans les larges sièges pour véhicules Renault haut de gamme garnissant l’auditorium de l’institut, au deuxième sous-sol, munis d’un programme laconique nous garantissant d’avance "un flamenco de classe", nous n’avons eu qu’une vingtaine de minutes à attendre pour que débute ce spectacle en matinée, à l’heure de la course de taureaux qui est celle de potron-minet au sud de la péninsule. Inutile de préciser qu’en raison de l’événement la salle était pleine à craquer. A la guitare, le "très recherché" Diego del Morao – ainsi que le qualifie le site imarabe – et, aux percussions, le jeune Ane Carrasco Molina sont arrivés les premiers sur le plateau. Des caméras embusquées couvraient l’événement pour un usage interne ou une diffusion en différé sur une chaîne culturelle du câble. Le tocaor s’est assez vite réaccordé avant d’ouvrir le show. Une impressionnante suite d’accords qui, augmentés, qui diminués, structuraient la falseta inaugurale, ont été égrenés en arpèges, rythmés avec sophistication, accélérés, émulés, trémulés par l’apport du caisson péruvien.

Photo : Sébastien Zambon

Entre ici la vedette. En costume trois-pièces, un couvre-chef de vacher cachant la précoce déperdition pileuse que vise à compenser une barbe de trois mois. Sans cravate, toutefois, l’élégance étant plutôt celle d’un dandy nonchalant – cet accessoire d’origine... croate, qui avait pour fonction de protéger du froid la soldatesque, quoique quelque cantaor l’arbore encore, risque étouffer et transmuer la voix. De celle-ci, Duquende donne plus qu’une partie ; il donne tout ; et se donne tout entier, dès la première chanson. Entre deux plaintes, il prend un temps pour se lever, reprendre son souffle, étirer sa carcasse – pas le moment d’avoir des crampes, surtout à l’estomac. Sa puissance instrumentale naturelle, l’intensité portée au moindre vers, l’hyperphonie sur chaque syllabe ou pied, l’expressivité pure se passant de signifié, le timbre et le phrasé brouillant ou chiffrant les letras : telles sont les données du don. Duquende rimant ce jour-là avec duende, la chair de poule de notre voisine contamine la salle. Dès son premier air, l’artiste dédie explicitement sa prestation à Paco de Lucía, qui contribua à sa gloire comme à celle de Camarón – Diego del Morao ayant la lourde responsabilité de succéder au maestro de la six-cordes, avec un style traditionnel alternant en les dissociant nettement parties rythmiques et falsetas.

Dès son entrée en scène, le cantaor psalmodie donc le fameux "Por lo mucho que te quería…", extrait de la rondeña de Paco de Lucía intitulée "Camarón" (1998), composée en hommage à celui-ci – seul exemple gravé sur marbre, d’après les flamencologues de votre site préféré, où il se soit autorisé (de lui-même) à chanter, qui plus est, un texte de son cru. Duquende qui, d’après la légende, fut béni par Camarón lequel, moins paradoxalement, l’accompagna un jour à la guitare, lui témoigne son admiration de manière distanciée, au troisième degré, façon frères Ripolin. Lui et ses deux musiciens enchaînent des bulerías por soleá, des cantiñas – avec, en passant, un clin d’œil ou d’oreille à "Pueblos de la tierra mía" (1981) du chanteur gaditan – ainsi que des siguiriyas.

Photo : Nicolas Villodre

On se demandait depuis un moment à quoi rimaient le retour-son et le tabouret surélevé, côté cour, lorsqu’est venu des coulisses le flûtiste Jorge Pardo, invité-surprise, membre du sextet de Paco de Lucía dans les années 80. Avec des soli inspirés aux accents orientaux, il a changé le trio en quatuor et a d’emblée apporté une touche "fusion" ("latino") à l’édifice traditionnel. Nous avons alors eu droit à une chanson du co-fondateur de Ketama, Ray Heredia, "Lo bueno y lo malo" (de son unique album solo,1991), que Duquende avait enregistrée en 1993 avec Tomatito, puis à des tangos et, enfin, comme il se doit, à une série de bulerías, qui ont permis à Diego del Morao de citer une falseta de Paco. Le rappel, por bulería évidemment, étant voué aux cantes de Camarón.

Cette invocation des morts, au-delà de l’au-delà, n’avait rien de funèbre, au contraire. Le gag, désormais rituel, de l’alarme intempestive de smartphone (par miracle, entre deux chants) a été pris avec bonne humeur, non comme un appel parasite mais comme un répons surnaturel, par des artistes prouvant aussi par là leur "classe" ou leur ouverture d’esprit – la sonnerie consistait d’ailleurs en un cante. Il s’agissait pour Duquende et Diego del Morao de solliciter la bienveillance, sinon la caution de deux figures tutélaires ne pouvant donner d’autre avis. Le public, dont nous sommes, l’aura ainsi compris.

Nicolas Villodre





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